Au lendemain des indépendances, il n’était pas très évident pour un Africain de se faire un nom en Europe parce que notre football n’était pas encore développé et le préjugé négatif des Blancs sur l’Africain n’arrangeait pas les choses. Mais l’un des nôtres, Salif Kéïta dit Domingo, né le 6 décembre 1946 à Bamako, a brisé ce mythe, et fait partie des légendes du football mondial, qui ont contribué à écrire le nom de leur continent en lettres d’or dans l’histoire.
C’est un bon matin du 14 septembre 1967 qu’il débarque à l’aéroport Paris-Orly sans aucune adresse, et sans le moindre sou en poche. En transit au Liberia, il venait d’être soulagé de son portefeuille. Il lui a fallu des arguments solides pour convaincre le taximan qui devait le conduire à Saint-Etienne où il devait tenter sa chance en tant que professionnel. C’est dans cette commune, ville et chef-lieu de département français que notre Salif National va exploser pour redimensionner son talent, faisant de lui l’un des meilleurs footballeurs du monde. D’ailleurs en signe de reconnaissance il est nommé ambassadeur à vie de l’AS Saint-Etienne. Cet homme fut également directeur technique national en 1987.
La logique voulait qu’il soit le premier héros de la rubrique “Que sont-ils devenus ?” Du moins pour les sportifs parce que Domingo est le meilleur footballeur africain, le tout-premier Ballon d’or africain. Mais au moment du lancement de la rubrique, il était en contentieux avec un ancien collaborateur à propos de la paternité du Centre de football qui porte son nom (le CSK). Un article de presse sur Domingo, à l’époque, pouvait être mal interprété parce que susceptible d’interférer dans une décision de justice. Tard vaut mieux que jamais ! Aujourd’hui, nous profitons de la reconnaissance de son club de cœur, l’AS Réal de Bamako qui a érigé sa statue au centre d’entraînement sis à Djicoroni-Para pour un flash-back sur l’une des plus brillantes carrières sportives sur le continent, voire dans le monde.
Le premier Ballon d’or africain nous a reçus à son domicile à Korofina, pour parler de sa carrière de Bamako en France, en passant par le Portugal et les Etats-Unis. Le Centre Salif Kéïta ? Les non-dits de la Can de Yaoundé 1972 ? Pour l’histoire, chers fidèles lecteurs, veuillez découvrir l’histoire de “la Panthère Noire”.
Pour confirmer ces commentaires sur la Panthère Noire, nous ajoutons que si l’Espagne a eu Alfredo Di Stefano, le Brésil, son Pelé, les Pays-Bas leur Cruijff, l’Argentine son Maradona ou son Messi, la France son Michel Platini ou Zinedine Zidane, le Portugal son Louis Figo et Cristiano Ronaldo, l’Afrique tout entière plus que le Mali a eu son Salif Kéïta dit Domingo. Comme l’ensemble de ces vedettes, Salif était à lui seul un joueur caractéristique d’une équipe, un joueur à lui seul qui prenait tout un jeu, qui savait prendre une équipe sur lui, sur ses épaules, qui savait déterminer le destin d’une équipe, scellé le sort d’un match. Salif Kéïta dit Domingo était ce joueur particulier qui représentait onze autres. Il avait le secret de prendre le ballon pour faire la différence. On l’aura vu sur les terrains africains, Européens, on l’aura vu déterminer l’orientation d’un match par ses conduites de balle, ses dribles déroutants. Naturellement cela lui vaut le premier Ballon d’or africain en 1970 parce qu’il a marqué le football continental, éclaboussé de son talent toute l’Europe. Il a illuminé le championnat français et a été un leader des Aigles du Mali.
Il n’y a rien au football qu’il ne savait faire : dribbles, passes, frappes, centres, bref tout ce qu’il faut pour un attaquant pour faire la différence. Prendre le ballon de son camp, pour aller marquer un but, Domingo a accompli cet exploit maintes et maintes fois. Enfin il était ce footballeur insaisissable qui semait la terreur dans la défense adverse, et il suffisait qu’il se décide pour que la victoire se dessine pour son équipe.
Un adage dit “qu’un enfant né pour être président, ne mourra jamais dans l’adolescence”. Salif Kéita sociétaire de l’équipe des Pionniers du quartier populaire de Ouolofobougou intègre l’AS Réal de Bamako en 1964, et devient la même saison une vedette incontournable. Il enregistre sa première sélection en équipe nationale malgré son jeune âge. Avec les Scorpions, il passe trois saisons sanctionnées par trois Coupes du Mali (1964, 1966, 1967), deux finales de Coupe d’Afrique des clubs champions d’abord avec le Stade malien de Bamako en 1964 (ce club avait sollicité ses services pour la circonstance), puis avec son club en 1966.
Entre-temps en compagnie des Kidian Diallo, Ousmane Traoré dit Ousmanebleny, Cheickna Traoré dit Kolo National, Bakary Samaké dit Piantoni, Idrissa Touré dit Nany, Tiécoura Bouaré, Bogobaly Konipo de Sikasso, Yacouba Samabaly, Abdoul Karim Touré dit Bakoun, etc. il a joué les Jeux africains de Brazza en 1965, mais cette merveilleuse équipe est battue en finale au nombre de corners.
Les qualités de Salif Kéita dit Domingo, incontestables, ne peuvent laisser personne indifférent. Son aventure à Saint-Etienne est le fruit d’une idolâtrie avec un Libanais installé à l’époque dans notre pays. Ce dernier fervent supporter du club français ne s’est pas empêché d’attirer l’attention des dirigeants stéphanois sur la valeur intrinsèque du jeune prodige malien et surtout le grand apport qu’il peut apporter au club.
Arrivé-payé
Le Libanais a tellement insisté que les responsables de l’AS Saint-Etienne ont finalement proposé un essai que Salif a accepté volontiers, parce que très sûr de son talent. Mais problème ! Comment informer les Réalistes de l’opportunité qui s’offre ? A défaut quelles dispositions prendre pour quitter le Mali sur la pointe des pieds ? Domingo opte pour la clandestinité. Une aventure qui met en évidence sa croyance en Dieu et au destin. Et pour cause.
Ayant quitté à bord d’une Mercedes avec quatre amis pour la France, via la Côte d’Ivoire et le Libéria, le chemin fut long avec beaucoup de difficultés, d’angoisse parce qu’il pouvait être arrêté et ramené à Bamako. Mais il refuse d’être superstitieux et débarque à Paris. Comment ? C’est Salif qui a pris en charge les frais de voyage jusqu’à Monrovia. Le propriétaire devait prendre d’autres dispositions pour le rembourser. Une fois la dette réglée, Salif Kéita décide d’effectuer le voyage. Mais les difficultés ne sont pas finies, Domingo perd son portefeuille juste avant le décollage.
Celui qui est chargé de son accueil s’est trompé de date et notre compatriote est demeuré orphelin à l’aéroport de Paris-Orly. Voilà pourquoi il est parti à Saint-Etienne en arrivé-payé. Il joue ensuite à l’Olympique de Marseille, au Valence CF puis au Sporting Club de Portugal où il remporte une Coupe du Portugal. Il termine sa carrière aux Etats-Unis aux New England Tea Men (en). Faut-il rappeler que l’aventure stéphanoise lui a servi de pont pour devenir l’un des plus grands footballeurs d’Afrique, à la suite de ce parcours honorable détaillé :
Association sportive de Saint-Étienne
– Triple champion de France : 1968, 1969, 1970
– Vainqueur de la Coupe de France : 1968, 1970
– Triple vainqueur du Trophée des champions : 1967, 1968 et 1969
– Vice-champion de France : 1971
Sporting Club de Portugal
– Vainqueur de la Coupe du Portugal de football 1978
– Vice-champion du Portugal : 1977
– Finaliste de la Coupe du Portugal : 1979
Palmarès en sélection
Finaliste des Jeux africains 1965
Finaliste de la Coupe d’Afrique des nations de football 1972
Distinctions personnelles
– Ballon d’or africain 1970
– Soulier d’argent européen 1972
– Meilleur joueur étranger du championnat de France : 1968
– Oscar (sponsorisé par Byrrh) du meilleur joueur du championnat de France : 1970
A la fin de sa carrière aux Etats-Unis, Salif Kéita travaille pendant cinq ans dans une banque américaine, avant de regagner le bercail où il siège dans le premier gouvernement de la Transition comme ministre délégué en 1991. En plus de son investissement dans l’hôtellerie, il crée un centre de formation de football. Qu’est-ce qui a motivé la création du Centre Salif Kéita (CSK) en 1994 ? “J’ai décidé de la création d’un centre de formation de football dans mon pays quand je jouais encore à Saint-Etienne dans les années 70. Au cours du temps, ce projet s’est révélé de plus en plus évident. Au fur et à mesure que je changeais de clubs, je me rendais compte de l’importance d’une telle structure. Au Mali les potentialités sont réelles, mais rien n’existe pour les repérer, les encadrer et les guider vers la scène internationale. Aussi en 1994, j’ai créé ce centre d’où de nombreux joueurs talentueux sont déjà sortis. Je ne le regrette vraiment pas, car les jeunes sont extrêmement motivés. Ce premier centre en Afrique a donné des idées dans quelques pays voisins.
De ce fait, il est clair qu’il a contribué au développement du football en Afrique et a donné l’impulsion du renouveau au football malien. C’est une façon pour moi de rendre la monnaie à mon pays, où j’ai fait mes débuts au football”.
Eternel bouc émissaire
Présentement, le CSK joue en D2. Quelle explication et perspectives pour le tirer de ses difficultés ?
Domingo répond que c’est une équipe qui peut connaitre des hauts et des bas. La descente du CSK en deuxième division lui a fait certes mal, mais pas de façon surprenante. Quelles sont les perspectives de l’avenir sortir le CSK des ténèbres de la deuxième division ? Bien jouer au ballon pour gagner des matches.
En 2005 Domingo est élu président de la Fédération malienne de football.
Cependant, il est arrivé que Salif soit pris à partie chaque fois que l’équipe n’a pas été à la hauteur des attentes. Ce furent les cas au lendemain de la défaite de l’AS Réal en finale de la Coupe d’Afrique des clubs champions en 1966, et surtout cette Can de Yaoundé 1972. Que pense-t-il de l’acharnement des supporters chaque fois qu’il y avait une défaite ?
Domingo trouve cela normal ajoutant même que si le Brésil perdait, on accusait Pelé. Il a été toujours la vedette sur laquelle les supporters comptaient. Donc en cas de défaite cela va de soi que les regards se tournent vers lui. Il n’a jamais pris ces agissements des supporters en mal, surtout que ces supporters ont reconnu dans beaucoup de circonstances sa valeur, alors qu’il n’était pas le seul acteur de la victoire.
Face aux accusations dont il a été victime, a-t-il une vérité pour l’Histoire à propos de cette Can perdue par les Aigles ? Non rétorque-t-il, pas de part de vérité sauf qu’à comprendre que le Mali n’a pas inventé le football, les Anglais qui l’ont inventé ont mis du temps pour gagner la Coupe du monde. La défaite des Aigles à la finale de 1972 n’est autre que le revers des aléas du football. Pourquoi dès lors le Mali n’est plus en finale ? S’interroge-t-il.
Pour lui, une équipe ne peut pas toujours gagner, ni toujours perdre. La génération de la Can de Yaoundé avait du talent et de l’ambition. Malheureusement, la coupe avait trois destinations : match nul, le Congo ou le Mali. Selon lui, il est impensable qu’il puisse quitter la France pour venir défendre les couleurs de son pays et accepter que cette nation perde dans la facilité, par démagogie ou par lâcheté. Il faut que les Maliens acceptent ce sort. Salif Kéïta a une explication et une vision très claire pour aborder ces bons souvenirs : les finales de Coupe d’Afrique des clubs champions avec le Stade, l’AS Réal, les Jeux africains de Brazza, la Can de Yaoundé 72. En pensant à leurs différents résultats, ils deviennent automatiquement des mauvais souvenirs.
Salif Kéïta est marié et père de deux filles. Il est aujourd’hui âgé de 75 ans, et consacre son emploi du temps au petit sport, à la télé et quelques fois il visite le CSK.
En signe de reconnaissance, son ancien club, l’AS Réal érigera ce vendredi 25 juin en son nom une statue au centre d’entraînement du club. Pour la circonstance, l’Amical des anciens footballeurs du Réal de Bamako, dirigée par Mamadou Wagué, a organisé samedi dernier une conférence de presse pour expliquer les tenants et les aboutissants de cette belle initiative.
O. Roger Tél (00223) 63 88 24 23