Plusieurs établissements publics cohabitent avec des commerçants. Avec le temps, une certaine familiarité se crée entre agents et marchands. Sauf qu’en cette période marquée par des attaques terroristes, les services publics ne doivent pas être des marchés où tout le monde peut entrer et sortir pendant les heures de travail.
Ce matin du 1er novembre 2024, un léger nuage de poussière couvre une grande fête de la capitale. Au Quartier du Fleuve, le vrombissement des moteurs des moteurs à deux roues et des grosses cylindrées rend inaudibles les voix humaines et le cri des oiseaux rares. Dans ce vacarme, travailleurs et commerçants se rencontrent, se serrent la main ou se saluent de loin par un sourire ou par une taquinerie. Dans ce quartier situé près du Grand-marché de Bamako appelé marché Rose, le temps a fini par créer une certaine familiarité entre d’une partie, agents publics et d’autre part, entre commerçants et vendeurs ambulants.
VENDEUSE DE VICTUAILLES- De cette complicité visible à l’œil nu, chacun veut tirer le maximum de profit. C’est le cas par exemple de celle qu’on surnomme MD, vendeuse de victuailles dans un service public bien connu du pays. Ce matin, vers 8 heures, certains agents de cette structure publique l’ont trouvé sur place. Elle expose sa marchandise à l’entrée des escaliers qui mènent au premier niveau d’une vieille bâtisse abritant plusieurs bureaux. «Je vends ici depuis plus d’une vingtaine d’années. Beaucoup de cadres d’ici ont commencé leur carrière devant moi. Aujourd’hui, je suis comme une mère ou une grand-mère pour les plus jeunes», témoigne MD avec une petite dose d’humour.
Si MD se contente juste de proposer sa marchandise sous les escaliers de ce service avec la bienveillance des différents responsables qui se sont succédé à la tête de cet établissement public à caractère administratif (EPA), d’autres vendeuses et vendeurs vont plus loin en transformant les bâtiments de ce service en entrepôts. Avec, à-on découvert au cours de ce reportage, la complicité de certains gardiens ou agents de sécurité.
Il est 18 heures. Le centre-ville est vide de ses occupants du jour. Commencez alors le mouvement d’une noria de charrettes à main et des essais de badauds transportant des pastèques, des ustensiles de cuisine, du charbon de bois ou des bonbonnes de gaz. Les uns et les autres franchissent avec l’aisance d’habitués et la sûreté qu’offre une longue amitié les portails de plusieurs établissements publics. C’est pour y entreposer des marchandises. Mais aussi tout ce que les kiosques individuels ne peuvent contenir (table d’exposition, bancs, chaises longues, fourneaux, parasols, etc.)
Pour en avoir le cœur net sur la quantité et les différents types de marchandises entreposées dans ces lieux publics, nous avons suivi un transporteur qui arrive dans l’arrière-cour d’une bâtisse. C’est un service de santé bien fréquenter mais que l’on aurait assimilé volontiers à un magasin de sacs et de valises tant que certaines annexes sont remplies de ces produits. Ici, une piaule sert de lieu de vie à un agent de sécurité et à des gardiens qui alternent de jour et de nuit. Ici aussi sont entreposés, entre autres, pastèques, sacs de charbon de bois, parapluies ayant survécu à l’abondant hivernage qui vient de nous donner au-revoir.
Pire, l’arrière-cour de ce service public sert à la fois d’entrepôt et de défécatoire pour une horde de petits mendiants qui passent le plus de leur temps à tourner, sébile en bandoulière ou main tendue, autour du premier et du dernier passant. Nul ne s’en émeut. Pas en tout cas les responsables qui voient et savent tout, sans broncher. Encore moins le petit personnel qui tire son épingle du jeu. En se procurant des petits crédits en nature ou en espèces auprès des propriétaires des objets entreposés dans ce service.
SILENCE-RADIO- Et inutile de chercher un interlocuteur pour expliquer la transformation de nos services publics en magasins de stockage des commerçants et commerçantes. L’omerta semble être la règle chez tous les chefs de services que nous avons tenté de faire parler sur le sujet. «Le chef ne vous parlera», nous confie un agent sous le couvert de l’anonymat. Visiblement agacé par le fait que certains commerçants utilisent même les réfrigérateurs de son service pour y conserver des produits périssables comme les invendus des repas, la viande et les poulets de lendemain, il fulmine : « Nous ne pouvons rien dire puisque le chef voit tout et sait que c’est avec la complicité de certains gardiens et des agents que ce service est devenu le magasin de tous ceux qui vendent dans les environs.» Et de poursuivre : «Nous pensons même que le chef laisse faire contre une rémunération.»
Si notre premier interlocuteur évite d’être catégorique sur l’implication de son chef dans la transformation des bureaux en entrepôt, le second, une dame très agacée par la situation, nous affronte la rage au cœur. «Ils sont tous au courant. Ils n’osent pas dire aux commerçants de ne pas venir déposer leurs objets ici. Ils sont tous redevables envers ces vendeuses et ces vendeurs», jure-t-elle. Et de nous prévenir : « Vous dénoncez une situation bien connue de tous mais que tous taisent. Ce sera un coup d’épée dans l’eau.»
Cette situation est particulièrement désagréable pour les employés et les agents des «services-magasins». «Pendant que vous êtes concentré sur un dossier, vous êtes importuné par les va-et-vient des vendeurs ou de leurs envoyés qui viennent soit pour prendre leurs bagages ou leurs aliments dans vos frigos», regrette un agent qui a requis l’anonymat. , pour ne pas provoquer l’ire de son chef.
À cette première catégorie des dérangeurs évoqués par notre interlocutrice, il faut ajouter ces visiteurs qui sont les seuls à connaître les raisons pour lesquelles ils entrent, sortent tout au long de la journée de travail dans les différents services. Nous faisons ici abstraction sur les petits mendiants, les belles dames, les vendeurs ambulants ou les commerciaux qui vous obligent à goûter, tester ou expérimenter leurs produits. Nous faisons également abstraction de ces sans domicile fixe (SDF) et déficients mentaux dont les bâtiments publics deviennent leurs logis.
Par ces temps de terrorisme, d’insécurité tout court, ne devrait-il mettre un holà à cet état de fait ? On est en droit de se poser cette question car c’est de ce laisser-aller ou laisser-faire généralisé que se font des cambriolages, des vols dans les services de nuit comme de jour. C’est aussi cela qui, devenu routinier et contagieux, a fait le lit d’attaques terroristes, à l’exemple de celles vécues à Bamako le 17 septembre dernier. Des attaques dont les principales cibles ont été l’école de gendarmerie de Faladié et l’aéroport international Modibo Keita Sénou.
Oumou SIDIBÉ
On tient là un exemplaire parfait des effets induits d’une dictature qui, dans le quotidien du citoyen ordinaire, instille de ses propres perversions : l’idée que ce qui est illégitime peut s’introduire dans la pratique, pour tout le monde. Il est illusoire de prétendre prôner des comportements civiques de base lorsque le pouvoir s’en exclut. Cet avachissement est un symptôme qui risque fort de s’intensifier.