Le Monde Diplomatique, janvier 2023

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Dans son éditorial, Benoît Bréville évoque un extraordinaire déni démocratique en Roumanie : les nombreuses élections qui ont émaillé l’année 2024, il n’était pas écrit que le scrutin présidentiel roumain tiendrait une place particulière. Depuis 1989 et la chute du communisme, le Parti social-démocrate (PSD) et le Parti national libéral (PNL), aussi atlantistes et proeuropéens l’un que l’autre, se succèdent au pouvoir, quand ils ne gouvernent pas ensemble, comme actuellement. Une surprise d’envergure internationale semblait donc improbable.

Pourtant, cette élection restera dans les annales. Pour ses résultats, qui ont vu le premier ministre et grand favori Marcel Ciolacu (PSD) éliminé dès le premier tour, tout comme son compère du PNL, et surtout par son dénouement : une annulation pure et simple, pour cause de vote insatisfaisant. À travers le monde, les gouvernants avaient déjà expérimenté bien des méthodes pour contourner la volonté des électeurs : ignorer le verdict des urnes en imposant un traité refusé par référendum, user de stratagèmes institutionnels pour s’accrocher au pouvoir malgré une défaite, inventer des accusations de fraude pour entacher la légitimité d’un candidat… Mais jamais, dans un pays démocratique, on n’avait ainsi effacé des millions de bulletins.

Akram Belkaïd décrit l’année zéro de l’après dictature en Syrie :Toutes les guerres se finissent un jour. Celle qui a dévasté la Syrie depuis 2011 a connu un dénouement provisoire avec la chute d’un régime en place depuis 1970. Si la Turquie fait figure de grande vainqueure de ce bouleversement, la passivité des soutiens internationaux du pouvoir déchu (Russie et Iran en tête) interroge. Revendiquant un recentrage idéologique, le nouveau pouvoir en place à Damas doit prouver qu’il a rompu avec le djihadisme.

Angélique Mounier-Kühn estime qu’Israël pousse frénétiquement ses pions :

:M. Bachar Al-Assad n’avait pas encore déserté son palais que Tel-Aviv fourbissait déjà ses armes. Pendant que les islamistes font leurs premiers pas à la tête de la Syrie, l’armée israélienne détruit méthodiquement les capacités militaires de son voisin et s’immisce sur son territoire. En violation flagrante du droit international.

Morvan Burel se demande si nous allons vers la fin de la souveraineté alimentaire :

Il y a un an, les agriculteurs se soulevaient. Notamment après que l’abolition des droits de douane sur les denrées ukrainiennes s’était traduite par une chute des prix en Europe. Le 6 décembre, la Commission a pourtant fait aboutir la négociation d’un accord de libre-échange avec plusieurs États d’Amérique du Sud. En France, sa ratification compromettrait plus encore la situation des paysans et la souveraineté alimentaire.

Moran Kerinec et Oriale Mollaret analysent la lutte des classes dans les alpages :
Confrontés aux prédations des carnassiers et à la solitude, les bergers exercent leur métier dans des conditions précaires de rémunération et d’hébergement. Une nouvelle génération milite au sein de syndicats de gardiens de troupeaux pour améliorer leur quotidien. Mais les patrons éleveurs, s’ils multiplient les revendications auprès des pouvoirs publics, ne sont guère disposés à négocier avec leurs salariés.

Serge Halimi et Pierre Rimbert se demandent si Nicolas Tenzer ne serait pas un peu malade : Nicolas Tenzer adore les années bissextiles. En février 2024, le vingt-neuvième jour offrait à lui seul à l’expert en géopolitique l’occasion d’ajouter trois apparitions radio et télévision aux 33 cumulées depuis le début du mois. En novembre dernier, on dénombrait 41 interventions en trente jours, d’après l’agenda de ses apparitions audiovisuelles que Tenzer tient méticuleusement à jour sur son site personnel. Quatre ans plus tôt, en février, sa voix n’avait retenti que six fois devant les micros. La guerre en Ukraine a considérablement étendu sa surface médiatique et la fréquence de ses voyages en taxi vers BFM TV, France Info, LCI. Il y débobine un récitatif adapté à l’attention parfois défaillante des téléspectateurs de ces chaînes, ou aux formats courts : la guerre en Ukraine est « notre guerre », M. Vladimir Poutine est l’« ennemi du genre humain » (Radio France Internationale, 30 avril 2024), l’attitude des Russes « exclut à jamais toute négociation avec eux » (X, 14 décembre 2024), l’Occident doit imposer une « capitulation » à Moscou comme les Alliés le firent à Berlin en 1945 car il existe une « similarité entre l’Allemagne nazie et la Russie actuelle » (L’Écho, 1er février 2024). Contrairement aux trolls russes, Tenzer peut comparer tous ceux qu’il n’aime pas à Adolf Hitler sans déclencher des rires embarrassés : de la part d’un ancien élève de Normale Sup, de Sciences Po et de l’École nationale d’administration, on s’imagine toujours les âneries plus pénétrantes qu’elles n’en ont l’air.

Serge Halimi observe la fin de règne chaotique du boy de Rotschild : depuis six mois, l’obstination de M. Emmanuel Macron à ignorer le désaveu électoral dont il a été l’objet provoque une situation de blocage politique et d’instabilité ministérielle. Pour se maintenir au pouvoir, il cherche à créer une coalition de « troisième force » allant de la droite au centre gauche. En choisissant M. François Bayrou comme premier ministre, le président français tire-t-il sa dernière cartouche ?

Jens Malling est parti en reportage vers Eisenhüttenstadt, utopie urbaine inachevée :
conçue par le régime est-allemand comme une vitrine de l’idéologie d’État, Eisenhüttenstadt a été construite ex nihilo à partir de 1950 aux abords d’un grand complexe sidérurgique. D’emblée, son statut de ville socialiste modèle s’est manifesté par une symbiose unique entre art et architecture. À la veille du soixante-quinzième anniversaire de sa fondation, son histoire et son patrimoine font l’objet d’un regain d’intérêt.

Boris Grésillon estime que l’Alternative für Deutschland cible la jeunesse :

: obsédés par les formes institutionnelles de la politique, les partis traditionnels allemands ont laissé péricliter le maillage associatif et militant qui encadrait la jeunesse dans les petites villes de l’Est. L’extrême droite s’est engouffrée dans la brèche. Auprès d’un public adolescent, elle distille son racisme viril comme une potion de fierté contestataire et branchée.

Pour Daniel Fin, le Sinn Fein est désormais à la peine : après une longue période de croissance du nombre de voix qu’il enregistrait lors des scrutins en République d’Irlande, le Sinn Féin est désormais à la peine. Le parti rêvait de gommer la frontière qui traverse l’île ? Il vient de se confronter à une autre ligne de fracture : celle opposant bénéficiaires et perdants du modèle de croissance imaginé par Dublin après la crise de 2009.

Pour Stephen Campbell, au Myanmar, derrière les fusils, il y a les travailleurs.
Les groupes armés d’opposition ont pris le contrôle de plus de la moitié du territoire du Myanmar (anciennement Birmanie). La junte revenue au pouvoir par un coup d’État le 1er février 2021 essuie défaites, défections et désertions. Mais qui sont ceux qui lui font face, dans les banlieues industrielles des grandes villes ou au sein des organisations de résistance ?

Kishore Mahbibani dénonce l’incompétence de Bruxelles et vante les réussites de Pékin :
ancien ambassadeur de Singapour aux Nations unies — dont il a présidé le Conseil de sécurité en janvier 2001 et en mai 2002 —, le professeur Kishore Mahbubani avance une analyse singulière de la situation politique internationale. Au réflexe atlantiste des médias occidentaux, il oppose une connaissance fine et circonstanciée de la Chine. Laquelle ne l’empêche pas de pointer les erreurs de Pékin.
Michael Klare explicite la géopolitique de Donald Trump :
en désavouant la décision du président Joseph Biden de livrer des missiles à longue portée à l’Ukraine, M. Donald Trump a confirmé qu’il entendait, sur ce dossier, rompre avec les priorités de son prédécesseur. Dans les autres régions du monde, « l’Amérique d’abord » signifiera l’extorsion de concessions et de ressources des autres États, des « deals » indifférents à l’idéologie et aux alliances.

Benjammin Lemoine revient sur le jour où les spéculateurs ont tremblé : L’Etat vient toujours
au secours d’une grosse banque menacée de faillite : « too big to fail ». Mais ce précepte — « trop grand pour sombrer » — ne vaut pas dans le cas des pays en développement, qui ont collectivement contracté 29 000 milliards de dollars de dette en 2023. Leurs créanciers travaillent d’arrache-pied à ce que la loi les serve. Non sans quelques sueurs froides.

Pour Rémi Carayol, en Afrique, le gendarme est (presque) nu :
Alors que l’envoyé spécial de M. Emmanuel Macron, l’ancien ministre Jean-Marie Bockel, remet fin novembre son rapport sur la reconfiguration du dispositif militaire français en Afrique, Paris apprend par surprise la décision du Sénégal et du Tchad de mettre un terme aux accords de défense qui les lient à l’ancienne puissance coloniale. Ce nouveau revers marque un tournant pour la France.

Pour Quentin Muller, l’arbre dragon témoin d’un passé interdit à Socotra :
Il y a vingt millions d’années, « Dracaena cinnabari » peuplait les forêts d’Amérique et d’Europe du Nord. À de rares exceptions, cet étrange arbre fossile à la sève rouge n’existe plus que dans l’archipel yéménite de Socotra. Les légendes concernant son origine sont nombreuses, mais, dans un contexte d’uniformisation religieuse, certaines sont désormais passées sous silence.

Hélène Servel et Asja Zaino enquête sur les femmes palestiniennes emprisonnées : Palestiniennes emprisonnées, une histoire de résistances.
En décembre, alors qu’Israël poursuivait ses bombardements sur les camps de réfugiés dans la bande de Gaza, la question de l’échange de prisonniers restait au cœur des discussions en vue d’un cessez-le-feu. Les détenues palestiniennes sont souvent les premières libérées, avec les mineurs. Leur mouvement a forgé une unité singulière, notamment autour des actions d’éducation et à rebours d’une résistance qui demeure très divisée.

Philippe Descamps tire les leçons de Srebrenica : le 21 novembre, la Cour pénale internationale a délivré des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’encontre de MM. Benyamin Netanyahou et Yoav Galant. Dès janvier 2024, la Cour internationale de justice demandait aux responsables israéliens de prendre des mesures conservatoires pour remplir à Gaza leurs obligations au titre de la convention sur le génocide. Depuis Srebrenica, les contours de ce type de poursuites sont mieux définis.

Vengeance est-elle justice, demande Razmig Keucheyan ? Fait historique remarquable, les génocides n’ont entraîné que peu de vengeances. Pour que les survivants n’enclenchent pas le cycle infernal des représailles et que les coupables soient châtiés, les institutions judiciaires s’emploient à monopoliser la punition tant au plan national qu’international. Mais l’exercice même de la justice nécessite de réunir certaines conditions.

Patrick Deriquebourg revient sur un problème de censure en France : la loi du 16 juillet 1949 encadrant la littérature pour la jeunesse, plusieurs fois modifiée, concerne aussi les ouvrages destinés aux adultes qui pourraient être vus ou lus par des mineurs. Si les sanctions restent rares, l’autocensure prend le relais. Les éditeurs préfèrent modifier en amont ce qui pourrait entraîner un signalement. Est-ce l’enfant qui est protégé ou une certaine vision de l’ordre moral ?

Pierre Conesa a débusqué un cinéma post-traumatique : dans le sous-sol du commissariat d’une petite bourgade du nord-ouest des États-Unis, des policiers maltraitent un vétéran vagabond que le shérif du coin a pris en grippe. Ainsi s’emballe l’action de Rambo (1982). Campé par Sylvester Stallone, John J. Rambo oppose une résistance passive et muette, mais quand l’un des agents brandit un rasoir, le souvenir des tortures subies par le soldat lorsqu’il était prisonnier des Vietnamiens resurgit. La suite est connue. Rambo se déchaîne, s’échappe dans les bois et finit par détruire la moitié de la ville avant de se rendre au colonel Trautman, son ancien supérieur.

En 1978, déjà, Voyage au bout de l’enfer, de Michael Cimino, mettait en scène trois ouvriers de retour du « ’Nam » en proie à des troubles physiques et, surtout, psychologiques. Si nul n’ignorait les conséquences psychiques des guerres, la catégorie des troubles de stress post-traumatique (ou TSPT) s’applique pour la première fois aux vétérans de l’intervention américaine au Vietnam (1965-1975), pour connaître ensuite un succès sans précédent. Impossible d’évoquer un conflit sans aborder la question. Même les auteurs d’atrocités ont droit à cette attention, comme en témoignent une série d’articles sur les TSPT endurés par des soldats israéliens participant aux destructions de Gaza. Si, dans le film de Cimino, le personnage de Mike (joué par Robert De Niro) semble enclin à renoncer à la violence lors de son retour au pays, tel n’est pas le cas de trois autres grands guerriers cinématographiques — sujets aux TSPT si l’on s’en tient à leurs multiples performances de baroudeurs.

Source: https://www.legrandsoir.info/

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