Hommage : Tiéman Diarra… Le baobab nous a quittés…

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Tieman Diarra

Nous partions de Marbach, en Suisse, à Francfort en octobre 2011. Tiéman y avait été invité par Jacobs Foundation de Zürich, comme expert pour préparer un projet de recherche sur Jeunesse et travail en Afrique.

Chemin faisant, nous nous sommes retrouvés dans le même compartiment de train avec une dame et ses deux enfants. Ils échangeaient dans une langue qui attira l’attention de l’anthropologue. Il entama une conversation avec les trois qui n’étaient pas seuls à être émerveillés. Évidemment, je n’y comprenais rien.

A la fin des échanges, je me renseigne… ils parlaient shona, une langue de l’Afrique méridionale. L’homme l’avait apprise lors de son séjour d’expert de l’Organisation mondiale de la santé à Harare, au Zimbabwe. Ce talent me rappela vivement cette autre histoire vécue ensemble au milieu des années 1970, lorsque, étudiant à l’Ecole normale supérieure de Bamako, Tiéman logeait dans la même maison que des gens du Bwatun (pays bobo).

Auprès de ses voisins, il s’était essayé à la langue des Bwa qu’il parlait au point que ceux qui ne le connaissaient pas, l’appelaient Bɔbɔkɜ, Le Bobo. Ce goût prononcé des langues se traduisait dans sa volonté têtue de maîtriser le soninké, la langue de sa grand-mère maternelle, Siran Kébé. Il le cultiva dans sa profession, maîtrisant sans encombre le français, sa première langue de travail européenne, l’anglais et le portugais.

Tiéman avait fait des études de philosophie et de psychopédagogie à l’Ecole normale supérieure de Bamako. Il fut recruté sur travaux à l’Institut des sciences humaines du Mali en septembre 1977. Son travail exemplaire lui fit bénéficier d’une bourse de formation doctorale à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.

Sa soif d’apprendre se lisait dans les disciplines universitaires qu’il avait choisi d’acquérir. Sensé préparer une thèse de doctorat en anthropologie sociale à l’EHESS, il s’enticha de la psychologie, sa discipline d’origine à l’Ecole, qu’il approfondit, en suivant des cours de psychologie clinique à l’EHESS.

Le voici au terme de ses études, docteur en études africaines, en plus de sa formation de clinicien et d’un penchant vers l’anthropologie de la santé. Il excellait dans les deux filières, en s’occupant de patients lors des vacances universitaires en France. Il a correspondu des années durant avec l’un de ces patients français qui ne jurait que par lui.

Son élocution emphatique et pausée reflétait la profondeur de ses analyses et la finesse de son humour qu’il déployait, peu importe la situation. Il savait détendre le public dans les situations les plus désespérées.

Tiéman fit ses premières incursions dans l’arène de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) par ses analyses pertinentes du rapport des populations maliennes à l’onchocercose. La cécité des rivières, tel était son nom, faisait rage à l’époque dans tant de contrées africaines. On lui doit beaucoup le succès retentissant de l’OMS contre cette endémie majeure.

Les conclusions incisives du premier rapport scientifique jamais produit sur la maladie avaient poussé l’institution à l’embaucher dès 1999 jusqu’à sa retraite en 2014. Pendant trois ans, il officia à Genève comme responsable des études d’analyse de la situation du paludisme. Il rejoignit ensuite le terrain, sa passion.

Il fut en poste à Harare, à Ouagadougou et enfin à Brazzaville, au Bureau régional de l’OMS en Afrique, pour diriger les interventions à base communautaire dans la lutte contre le paludisme. L’onchocercose fut maîtrisée grâce à un principe simple, si difficile à faire accepter en milieu médical, prendre les populations au sérieux. Tout son message se réduisait à cette conviction devenue son principe de travail. Mais de quelle persévérance fallait-il s’armer, pour sa mise en œuvre !

Sur ces entrefaites survint une épidémie de choléra en 2016 en Tanzanie. Il parcourut le pays pour l’éradiquer. En 2018 et en 2019 éclate l’épidémie de la maladie à virus Ebola en République Démocratique du Congo. Voilà le Sahélien, natif de Bassala (1952), dans le cercle de Kolokani, de nouveau en action.

Dans un pays en situation de guerre larvée depuis des décennies, il fallait faire preuve d’un tact particulier pour opérer. L’anthropologue, qui vivait sa discipline dans sa propre chaire, ne manqua pas de s’y distinguer. En compagnie des soldats de la Mission des nations Unies pour le Congo (Minusco), ou pas, il sillonnait avec son équipe forêts, marais, savanes et fleuves.

Un jour, me dit-il, je suis arrivé à Bamako, une bourgade en pleine RDC… L’appel de la funeste maladie le fit rejoindre la Guinée et le Mali en 2018 et 2019. Faute d’expérience, des affrontements avaient éclaté entre villageois et une équipe médicale guinéenne, qui avaient fait huit morts en septembre 2014. Lors d’une des missions périlleuses dont il avait coutume, il n’hésita pas à rencontrer les “rebelles”. Tiéman et son équipe ont dû faire face à une levée de haches au vrai sens du terme. Il a fallu toute l’adresse du Maître, pour calmer ce qui avait tout l’air d’une jacquerie en gestation. L’OMS lui fit appel, pour organiser la riposte à la pandémie de Covid-19 au Mali en 2021. Il parcourut ainsi les 55 pays du continent, trois exceptés. Que de récits passionnants, d’anecdotes à rire aux larmes qu’il savait si bien raconter, en toute discrétion.

La santé communautaire est demeurée sa passion. Il a largement contribué à l’avènement des centres de santé communautaires au Mali, une expérience de l’OMS répliquée dans nombre de pays à travers le monde.

De cette activité intense résulta une œuvre considérable. L’ouvrage, qu’il venait d’achever à Francfort déjà en juin 2023 et qu’il s’apprêtait à publier, narre les récits des milliers de paysans sur la médecine moderne. Quelle mine ! Un autre, un ouvrage de jeunesse, rédigé alors qu’il n’avait pas encore fréquenté la neuvième année scolaire, dormait dans ses innombrables archives. Il est sous presse.

Au-delà des livres, Tiéman brillait par ses travaux dans des revues prestigieuses. A preuve, la palme de l’année 2022-2023 de Economic Anthropology, (EC), la célèbre revue étasunienne. Wiley, la bibliothèque en ligne, qui gère plus de 2.100 revues dont EC, lui écrit le courriel suivant le 23 avril 2023 : “Cher Tiéman Diarra, Nous sommes ravis de vous annoncer que votre article, publié dans Economic Anthropology au nom de l’American Anthropological Association, figure parmi les 10 articles les plus cités que nous ayons publiés”.

Parlant de cet article un jour, il me confia ceci que je relate de mémoire. Tu sais que j’ai commis cet article par hasard. Je ne le considérais pas trop, mais je me suis mis à l’écrire et voilà…

En dépit d’un emploi du temps surchargé, l’homme avait toujours du temps pour tous, en particulier les enfants du quartier, de son village, de sa ville et d’ailleurs. Avec les premiers, assis au volant de son véhicule surchargé de gamines et de gamins, il faisait le tour des places de jeux de Bamako les fins de semaines, les comblant régulièrement de petits cadeaux. Il les appelait ses amis. Ils dormaient chez lui à la maison, y mangeaient, ils se sentaient chez eux. Au téléphone, ou au cours des appels vidéo, on les entendait souvent. Ceux de son village ont eu le bonheur de bénéficier d’une école du second cycle, grâce à son appui. Mieux, ils ont eu, jusqu’à son dernier souffle, droit à une cantine gratuite qu’il finançait de ses propres deniers dans la plus grande discrétion. Inutile d’en citer davantage, pour éviter de faire ombrage à l’incarnation même de la générosité.

Tiéman, que je n’ai jamais vu malade ou se plaindre, est resté professeur et mentor jusqu’au bout. Il a formé gracieusement pendant les vacances scolaires de nombreuses cohortes de candidates et de candidat au concours du Certificat d’aptitude professionnel (Cap), des légions de médecins. Sur son lit d’hôpital, les auditrices et auditeurs faisaient la file… À la question, mais tu devrais te reposer, et non pas travailler, il répondait candide : Ils me l’ont demandé, ils en ont besoin… Et il expliquait passionnément comment il a constitué les groupes de travail avec ces médecins, infirmiers de tous grades qui l’écoutaient.

La disparition du professeur provoqua un torrent d’hommages de ses collègues de partout : l’Université de Francfort, l’Université de Bayreuth, la Fondation allemande pour la recherche (DFG), d’innombrables universités (notamment d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Nord et d’Europe), l’Organisation mondiale de la santé, l’Institut des sciences humaines, Point Sud, l’Académie Pilote Postdoctorale Africaine (Papa), le Monde du développement, les amis, si nombreux à travers le monde. Lisons deux d’entre eux.

Odile, professeure à l’Université Diderot de Paris, une amie de quarante-quatre ans, témoigne : “Que dire en cette circonstance douloureuse, d’autre que d’affirmer mon amitié et d’évoquer la belle personne qu’était Tiéman […] Je garde en mémoire tout d’abord son sourire constant, son calme pacifiant, bien sûr son élocution […] qui recouvrait une pensée claire, sa disponibilité et générosité…”

Justin, professeur à l’Université Laval, Québec au Canada et de Lubumbashi, RDC, cet ami de très longue date et vieux complice, écrit : “Oh, comment exprimer le silence de la douleur et soulever le rideau des rêves brisés ?

De l’aéroport d’Accra en partance pour Bamako, tu viens de m’apprendre, Mamadou, la terrible nouvelle : Tiéman est parti […] Des larmes ont perlé de mes yeux. Comme je n’avais plus de nouvelle, je me suis fait à l’idée qu’il allait mieux et qu’il s’en tirait. Mais le destin jaloux l’a rappelé, montrant ainsi la fragilité de notre existence ici-bas : nous sommes poussière, et nous redeviendrons poussière. Il nous précède là où nous mène inexorablement notre marche. Le baobab nous a quittés, nous laissant face à nos larmes et à notre tristesse, lui qui, dans la discrétion, symbolisait le rire et la bonne humeur, vivant son anthropologie dans sa vie pratique, mettant les gens au centre de son attention.

Il est parti, à l’improviste, comme dans un torrent. Sa parole savait gérer le temps à sa manière, à son rythme, et donnait l’impression de tout maîtriser. Le temps, pourtant, est maître de tout, il en vient à bout. Il l’a happé et nous l’a arraché, arraché malgré notre amour.

Tiéman avait la connaissance du monde et des sociétés comme s’il lisait dans un livre. Il nous partageait sa connaissance et nous invitait à nous nourrir de nos cultures tout en les mettant à l’épreuve avec les autres pour le meilleur de nos sociétés.

Point Sud qu’il faisait rayonner par sa présence et ses projets est en deuil mais gardera intacte sa mémoire. Tiéman a tout donné de meilleur après son retrait de l’OMS. Tu nous manques déjà.

Je suis certain que le tombeau qui s’ouvrira sur toi va ouvrir le firmament et te faire entrevoir un commencement au lieu du terme, là d’où tu vas nous regarder en veillant sur nous.

Pars en paix, Tiéman, nous ne t’oublierons pas”.

Que Fatoumata, compagne de toujours, les quatre garçons et toute la famille Diarra reçoivent nos condoléances les plus attristées.

Tiéman, ton départ de la scène ce 5 février 2025 dévoile tant de choses que ta puissante carrure couvrait. Comme on dit en bamanan, la langue que tu maniais avec tant de finesse, ta disparition dérobe l’espace où tant, pour retrouver confort, accouraient. Dogoyoro dogoyaradogoyoro baana.

 

Tiéman Diarra … Le baobab nous a quittés…

Tiéman avait fait des études de philosophie et de psychopédagogie à l’École normale supérieure de Bamako. Il fut recruté sur travaux à l’Institut des sciences humaines du Mali en septembre 1977. Son travail exemplaire lui fit bénéficier d’une bourse de formation doctorale à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.

Le voici aux termes de ses études, docteur en études africaines, en plus de sa formation de psychologue-clinicien et d’un penchant vers l’anthropologie de la santé. Son élocution emphatique et pausée reflétait la profondeur de ses analyses et la finesse de son humour qu’il déployait, peu importe la situation. Il savait détendre le public dans les situations les plus désespérées.

Il en résulta une œuvre considérable, dont des centaines de rapports scientifiques.

2012 Santé, maladie et recours aux soins à Bamako (Mali). Les six esclaves du corps, Paris, l’Harmattan.

2012 Paludisme, cultures et communautés. Le cri du hibou, Paris, l’Harmattan. Avec Dolores Koenig et Moussa Sow

1998 Innovation and Individuality in African Development: Changing Production Strategies in Rural Mali, Ann Arbor, University of Michigan Press. Avec Philippe Boquier

1999 Population et société au Mali, Paris, l’Harmattan.

De cette activité intense résulta une œuvre considérable. L’ouvrage, qu’il venait d’achever à Francfort déjà en juin 2023 et qu’il s’apprêtait à publier, narre les récits des milliers de paysans sur la médecine moderne. Un autre, un ouvrage de jeunesse, est sous presse. Au-delà des livres, Tiéman brillait par ses travaux dans des revues prestigieuses. À preuve, la palme de l’année 2022-2023 de Economic Anthropology, (EC), la célèbre revue étasunienne. Wiley, la bibliothèque en ligne, qui gère plus de 2.100 revues dont EC, lui écrit le courriel suivant le 23 avril 2023 : “Dear Tieman Diarra, We are delighted to share that your work, published in Economic Anthropology on behalf of American Anthropological Association, is one of our top 10 most-cited papers published”.

La disparition du professeur le 5 février 2025 provoqua un torrent d’hommages de par le monde : l’Université de Francfort, l’Université de Bayreuth, la Fondation allemande pour la recherche (DfG), l’OMS, Point Sud, PAPA et tant d’autres institutions d’Afrique, d’Amérique, d’Asie et d’Europe.

Que Fatoumata, compagne de toujours, les quatre garçons et toute la famille Diarra reçoivent nos condoléances les plus attristées.

Tiéman, ton départ de la scène ce 5 juin 2025 dévoile tant de choses que ta puissante carrure couvrait. Comme on dit en bamanan, la langue que tu maniais avec tant de finesse, ta disparition dérobe l’espace où tant, pour retrouver confort, accouraient. Dogoyoro dogoyaradogoyoro baana.

“Pars en paix, Tiéman, nous ne t’oublierons pas”.

Pr. Mamadou Diawara

 

 

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