Le chorégraphe Faustin Linyekula, quand il n’est pas dans sa ville d’origine en République démocratique du Congo, il est sur les routes du monde. Son nouveau spectacle, La création du monde, créé avec le Ballet de Lorraine, il l’a présenté au Kunstenfestival des arts à Bruxelles, à l’Opéra national de Lorraine à Nancy, au Holland Festival à Amsterdam et, récemment, à Paris, au Théâtre de la Ville. Entretien.
RFI : Est-ce que vous vous définissez comme un nomade ?
Faustin Linyekula : Non, parce que, au fond, la maison je la porte en moi. Cela fait des années que je me pose vraiment cette question de l’exil. Je me dis, terre d’exil ou pays natal, peut-être que partout n’est qu’exil. Peut-être que ma seule patrie vraie n’est que mon corps – même si le corps semble toujours nous échapper – mais au moins c’est un territoire que je semble maîtriser, ou plutôt qui semble m’échapper beaucoup moins que tous les autres territoires que je connais.
RFI : Mais vous le faites voyager, ce corps ?
F.L. : Oui.
RFI : C’est votre principal bagage ?
F.L. : C’est un peu comme les pygmées qui disent que « tout ce que je ne peux pas porter sur moi n’est pas ma richesse ». Et comme le corps porte la mémoire, les émotions, les traces du passé, il nous permet de nous projeter aussi vers demain. Oui, c’est le bagage le plus précieux.
RFI : Votre nouvelle création se base sur un ballet créé à Paris en 1923 qui s’appelait aussi La création du monde.
F.L. : Oui. Et j’ai lu pour la première fois l’histoire de ce ballet dans le livre de Sylvie Chalaye, qui est sorti au début des années 2000, ce livre s’appelle Du noir au nègre. L’image du noir, dans le théâtre français de 1550 à 1960, de Marguerite de Navarre à Jean Genet, avec les nègres. Dans ce livre, il y a un court chapitre qui parle de La Création du monde, comme le premier ballet dit d’inspiration nègre, pour utiliser le langage de l’époque. Et ce qui m’a frappé, c’est que c’était l’écart entre le point de départ, parce qu’il y avait un casting assez prestigieux. Blaise Cendrars avait écrit le livret ou l’argument du ballet, à partir d’un récit de la création. C’est vraiment une légende de la création, venue du Gabon. Darius Milhaud avait composé la musique, Fernand Léger avait créé les décors et les costumes, et c’était dansé par la troupe Les Ballets suédois, cette troupe qui a existé à Paris pendant cinq ans, de 1920 à 1925, juste après les Ballets russes de Diaghilev.
RFI: Et juste avant La Revue nègre, qui est de 1925, avec Joséphine Baker et sa fameuse ceinture de banane.
F.L. : Ce qui est très intéressant à remarquer, c’est que Rolph de Maré qui avait été le créateur et le patron des Ballets suédois, c’était lui aussi le patron de la Revue nègre. Donc c‘est Rolph de Maré qui a fait venir Joséphine Baker à Paris.
RFI : Donc c’est l’époque où l’on commence à s’enthousiasmer, à découvrir l’Afrique, même s’il y a beaucoup de stéréotypes.
F.L. : Cela a commencé une dizaine d’années plutôt avec la découverte par les cubistes de la sculpture et des masques africains. Puis sur les scènes aussi, ça commence à prendre beaucoup plus d’ampleur.
RFI : A l’époque, en 1923, ce ballet La création du monde est un ballet nègre, sans nègres.
F.L. : Exactement.
RFI : Est-ce cela qui vous interpelle ?
F.L. : C’est que ces ballets nègres, sans nègres, et aussi cette confusion entre la culture noire américaine, Harlem, et l’Afrique. Leur intention était de créer un récit de la création qui venait d’Afrique, mais la musique composée par Darius Milhaud n’a eu comme source, comme référence, que les big bands du jazz d’Harlem de l’époque. C’est pour cela qu’il avait composé une pièce pour 17 musiciens.
RFI : Il rentrait des Etats-Unis à cette époque-là ?
F.L. : Exactement. Puis au-delà de la présence des nègres sur scène, pour moi c’était aussi la question juste de l’Afrique. Qu’est-ce qui fait qu’en 1923, des intellectuels, des artistes, regardent du côté de l’Afrique ? Quand on restitue cela par rapport à l’histoire, la Première Guerre mondiale, la boucherie que cela a été ici… Il y a aussi le parcours personnel de Blaise Cendrars qui avait été blessé pendant la guerre, qui a dû être amputé de son bras droit. Après cette blessure, faire cette pièce pour lui, c’était une manière de renaître à lui-même. Et il est allé chercher du côté de l’Afrique, pourquoi pas ? Sauf que la forme qu’ils ont donnée à leur projet finalement reniait totalement cette blessure personnelle et cela reniait l’Afrique. Donc on ne voyait pas, tout ce qui est en resté était une image exotique, jolie, naïve.
RFI : Pour vous, remonter ce ballet est-ce que c’est revenir aux sources ? Peut-être aux sources du malentendu d’ailleurs ?
F.L. : Du malentendu justement et une manière d’interroger le regard et de se demander juste si, 89 ans plus tard, beaucoup de choses ont vraiment changé. Fondamentalement, dans le regard, qu’est-ce qui a vraiment changé depuis 50 ans, surtout quand je pense que le regard que nous-mêmes en Afrique nous avons sur nous. Nous ne le construisons pas en Afrique et ce regard-là dépend du regard que l’Europe ou l’Occident en général pose sur nous.
Ecouter l’intégralité de l’interview avec Faustin Linyekula. Le chorégraphe de La Création du monde était l’invité de « Culture vive ».
RFI / 29/06/2012
Oui, c’est un malheur le regard des Africains sur eux-mêmes; un regard qui passe par celui de l’Occident. Le colonialisme nous a saccagé, et nous continuons nous-mêmes désormais cette destruction identitaire; une auto-destruction culturelle dans un cadre néocolonial.
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