Le président sortant de l’Uemoa, Soumaïla Cissé, après avoir livré son «testament» aux chefs d’Etat des pays membres de l’organisation, évoque ses espoirs et sa vision de l’intégration sous-régionale. Il nous en dit plus dans cette interview qu’il a accordée à notre confrère Afrik.com.
Afrik.com : L’Uemoa est-elle satisfaite de sa gestion de la crise ivoirienne ?
Soumaïla Cissé : Il faut d’abord dire que c’est quelque chose d’inédit pour nous. L’Uemoa a été bâtie autour d’aspects économiques. Mais cette crise est venue lui donner une nouvelle dimension. Les premières mesures prises ont visé à sécuriser les ressources de la Banque centrale (Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, Bceao). C’est ainsi qu’à la réunion de décembre 2010 à Bissau, nous avons autorisé uniquement la signature des représentants du Président Alassane Ouattara. Ensuite, l’Uemoa est restée active auprès de la Bceao afin de contrôler les mesures prises. Enfin, nous avions déjà engagé une réflexion sur l’avenir de l’Uemoa et nous étions convaincus qu’il fallait la faire évoluer vers une dimension plus politique, diplomatique, sécuritaire… En d’autres termes, plus liée à la gouvernance globale et à la justice. Cette crise ivoirienne a remis au goût du jour cette réflexion. Pour en revenir à votre question, elle nous a permis de franchir le Rubicon parce que nous étions tellement confinés dans les aspects économiques et financiers que ceux relatifs à la politique, au social et à la sécurité nous échappaient quelque peu. C’est à ce titre que la réunion de Lomé est venue conforter notre vision globale.
La Côte d’Ivoire représente 40% de l’Union. Cette dépendance a-elle fait l’objet de questionnements des autres membres pendant cette crise inédite ? Ont-ils porté certaines préoccupations à votre attention ?
Avec les difficultés qu’elle a connues, la Côte d’Ivoire représente désormais 36% de l’Uemoa. Elle reste donc la première économie de la zone. L’impact de la crise ivoirienne était au centre des préoccupations de la conférence de Lomé. L’Union a ainsi perdu 2 à 3 points de croissance. On a connu une inflation causée par le rallongement du circuit de distribution des produits. Ceux qui passaient par Abidjan ont dû transiter par Lomé ou Accra. Il y a eu des pénuries, ou au minimum des retards d’approvisionnement dans certains pays. Dans l’ensemble de la zone, la crise ivoirienne s’est fait ressentir d’une façon ou d’une autre. Nous sommes en train d’évaluer cet impact de manière plus précise. Il a été aussi social : beaucoup de gens ont quitté la Côte d’Ivoire pour rejoindre leurs pays d’origine, par exemple, le Burkina, le Niger ou le Mali. Ce fut difficile pour ces pays. Il y a eu aussi les nombreuses pertes en vies humaines qu’on ne peut que déplorer. Cependant, il faut reconnaître que sans l’Union, la crise aurait été plus grave et aurait peut-être perduré. La monnaie commune a permis d’enclencher des mécanismes qui ont empêché les responsables politiques à Abidjan d’agir à leur guise en ce qui concerne le crédit et les questions monétaires. De même, les ressortissants ivoiriens ont pu trouver refuge dans les pays voisins dans de bonnes conditions. La solidarité a joué à fond dans la résolution de cette crise et nous nous en félicitons. C’est pour cela qu’il faut aujourd’hui réfléchir à la manière d’aller plus loin en matière de paix et de sécurité afin que nous puissions mutualiser nos forces en cas de crise.
La solidarité est une spécificité de l’Union, l’un de ses principes fondateurs. Comment ce dernier a-t-il influencé le fonctionnement de l’Uemoa pendant votre mandat ?
Avant tout discours, le premier acte qui a été posé le 30 mai dernier au Sommet de Lomé est un acte de solidarité. Nous avons signé un accord de don de 2 milliards de F CFA. C’est symbolique pour la Côte d’Ivoire mais ce montant est destiné à la Commission dialogue, vérité et réconciliation, dirigée par l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny. De façon endogène, nous voulions être les premiers à marquer notre solidarité à la Côte d’Ivoire. Plus généralement, la solidarité se manifeste de manière simple, notamment dans le prélèvement communautaire (Prélèvement communautaire de solidarité, PCS) qui finance notre budget. Plus de 60% du budget de l’Union est financé par des ressources internes. Pour en revenir au PCS, il est assis sur le flux de marchandises qui rentrent dans chaque pays membre. La Côte d’Ivoire contribue ainsi à hauteur de 36% au budget de l’Union. Ces prélèvements sont réinvestis dans des pays qui contribuent beaucoup moins, comme la Guinée Bissau. Ils permettent aussi de compenser les moins-values des recettes douanières parce que les pays de l’Hinterland reçoivent plus de marchandises venant du Sénégal et de la Côte d’Ivoire. Ces Etats ont accepté de les exempter de droits de douanes et les moins-values sont compensées par les deux principales puissances économiques, à savoir le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Ce mécanisme permet de maintenir un équilibre global sur l’ensemble des finances publiques de la zone. La Commission est chargée de la répartition équitable de ces montants, d’ investir dans les zones les plus défavorisées afin que le taux de croissance local profite aux populations les plus pauvres.
Sous votre présidence, deux projets majeurs ont émergé : le visa communautaire et l’Initiative régionale pour l’énergie durable (Ired). Pouvez-vous nous en parler ?
Dans le cadre de l’Ired, nous avons fait une étude pour trouver une solution au déficit énergétique auquel est confronté l’Union. Elle court jusqu’en 2030 et comprend trois phases. La première vise à régler le déficit pour éviter les troubles (socio-politiques) et permettre aux usines de fonctionner. Elle s’étend sur la période 2010-2012. La seconde, à l’horizon 2017, devrait nous permettre de produire une énergie plus compétitive. Enfin, de 2017 à 2030, nous allons tenter de fabriquer une énergie plus propre en tentant d’orienter la production sur le solaire, la bioénergie. En 2030, nous projetons de faire baisser la facture énergétique de la zone en atteignant l’objectif de 30 F CFA le Kwh. Pour la première phase, nous avons mis en place un fonds de développement de l’énergie qui sera de 500 milliards dont la moitié a été mobilisée au sein de l’Uemoa. Sur cette somme, 130 milliards ont déjà été affectés, en moyenne entre 20-25 milliards par pays afin de leur permettre d’augmenter leurs capacités énergétiques. En ce qui concerne, la deuxième phase, un autre fonds de plus 2 000 milliards de F CFA devrait être mis en place. L’Ired est une initiative très appréciée par les pays membres. Quant au visa communautaire, notre ambition est de faire de notre zone une région ouverte pour favoriser l’investissement et le tourisme. Nous avons institué ce visa communautaire pour permettre aux touristes de circuler librement. Dans un premier temps, la reconnaissance mutuelle permet qu’un visa burkinabè soit valable dans les autres pays membres. Ce qui est valable pour un touriste l’est pour un investisseur qui peut s’intéresser sans entrave à toutes les opportunités d’affaires qui existent dans les huit pays de l’Union.
Ces chantiers répondent à des problématiques concrètes. Mais les citoyens de l’Union perçoivent-ils suffisamment, selon vous, la main de l’institution dans l’amélioration de leur quotidien ? Si déficit il y a en la matière, comment y avez-vous remédié ?
Dans notre région, ce serait difficile de dire que les gens n’ont pas entendu parler de l’Uemoa. Tout simplement parce que nous nous sommes intéressées aux populations elles-mêmes. J’ai vu l’engouement dans les villages quand les forages sont réalisés et que les populations peuvent disposer de l’eau qu’elles attendent depuis longtemps. Surtout dans des zones où les bailleurs de fonds sont absents parce qu’il faut forer… jusqu’à 250 m, notamment au Bénin et au Togo. Quand nous aménageons des sites pour lutter contre l’érosion, que nous faisons des plaines agricoles dans presque tous les pays, les gens le voient et le savent. Par ailleurs, on communique de façon plus rapide, notamment grâce aux nouveaux médias. Nous nous évertuons déjà à produire des émissions télévisées qui font écho aux projets et aux actions de l’Uemoa. Nous avons passé les dix premières années de notre vie dans l’institutionnel. Depuis ces cinq dernières années, nous nous intéressons directement aux populations et les corps de métier auxquels nous nous adressons savent à quoi sert l’Uemoa. Nous avons contribué au cours de notre mandat à sortir l’Uemoa du "costume-cravate". Comparé à des organisations sœurs qui ont été établies il y une vingtaine d’années, nous sommes plus visibles. C’est un processus qu’il faut alimenter sans relâche mais je suis confiant.
Sur certains projets, les Etats membres ne font pas toujours leur devoir. Estimez-vous qu’ils sont toujours conscients du formidable outil de développement que constitue l’Union et qu’ils font les efforts nécessaires pour la conforter?
L’Union, c’est avant tout la volonté des Etats. Par conséquent, on ne peut pas les soupçonner de vouloir tuer dans l’œuf un projet dont ils ont souhaité la mise en route. Maintenant, les administrations trainent parfois des pieds, les changements d’hommes et de responsables induisent toujours des retards. Le rôle de l’Uemoa est pédagogique : il faut continuer à expliquer tant que c’est nécessaire. Nous avons des retards, notamment en ce qui concerne les libertés parce que les Etats ont d’autres impératifs, comme ceux liés à la sécurité, ou ont encore des réflexes nationalistes. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut se décourager car nous sommes là pour rappeler aux Etats leurs engagements.
Sur ces huit dernières années, hormis l’impact de la crise ivoirienne sur l’inflation, l’Union a-t-elle pu atteindre ses principaux objectifs macroéconomiques ?
Plus globalement, il s’agit peut-être d’évaluer ce qu’aurait été ces pays s’ils n’avaient pas appartenu à l’Union. Toutes les études montrent que l’Uemoa est un plus. Pour ce qui est de ses objectifs, il y a plusieurs aléas comme la crise alimentaire de 2008 qui a provoqué une inflation sans précédent, la hausse du cours du pétrole, la crise financière internationale et les effets du réchauffement climatique. Toutes ces situations imprévisibles influencent une organisation comme la nôtre. L’Uemoa est globalement un succès et un exemple en matière d’intégration sous-régionale en Afrique. Cela génère de l’espoir. Il faut par conséquent préserver les valeurs sur lesquelles a été établie cette organisation, veiller aux respects des fondamentaux en matière d’inflation, de convergence.
En tant que président de la Commission, quels sont les points de satisfaction de votre mandat, ce que vous considérez comme des succès?
C’est toujours délicat et difficile d’évoquer ses succès. Ce qui me paraît déterminant et important, c’est le fait que l’Union rentre de plus en plus dans le cœur des citoyens des pays membres. Il ne faut pas se contenter d’un succès passager parce qu’on a foré un puits, il faut s’inscrire dans un processus pérenne. Ce qui m’importe, c’est la solidité de l’équipe qui poursuivra les missions dévolues à notre institution, que les dirigeants y croient et continuent notre action. Nous avons aujourd’hui le soutien des Etats au plus haut niveau, des programmes qui répondent aux difficultés quotidiennes des populations. Nous avons pu convaincre nos pays que nous sommes utiles et que nos institutions ont fonctionné normalement pendant toutes ces années. Ce qui est fondamental, c’est d’avoir établi un cadre de fonctionnement qui subsistera à nos personnes. En réalité, ce n’est pas tant les succès que les frustrations qui me restent…
Lesquelles ?
Ce sont les tracasseries subies par les usagers de nos routes, les barrages intempestifs, les difficultés qui persistent en matière de libre circulation des biens et des marchandises, celles liées au droit à l’établissement… L’une de mes plus grandes frustrations, c’est le fait que les droits universitaires ne soient pas les mêmes pour tous les enfants de notre union. Cela m’est difficile à accepter parce qu’on doit toujours faire plus pour améliorer la vie de nos enfants. Nous ne devons surtout pas créer des obstacles à l’éducation et à l’instruction : la chaîne du savoir ne doit pas être brisée. J’ai porté ces frustrations à la connaissance des chefs d’Etat et ils m’ont promis de les prendre en considération.
Il a souvent été question d’une adhésion de la Guinée à l’Uemoa. Qu’en est-il ?
Sous le régime Conté, j’ai eu l’occasion de rencontrer le gouvernement, les parlementaires et la société civile et j’ai eu le sentiment très fort que les gens attendent l’Uemoa d’une façon ou d’une autre. Depuis, ce pays a connu de nombreux bouleversements politiques. Un président et une nouvelle équipe sont désormais en place. Nous leur laissons le temps de s’atteler au règlement des problèmes internes. Plus tard, nous aurons des entretiens avec eux sur cette question. L’entrée de la Guinée au sein de l’Uemoa serait évidemment un plus pour l’Union, mais c’est un choix politique et souverain. C’est au peuple guinéen de se sentir intéressé et concerné par l’Uemoa qui reste ouverte.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Uemoa ?
Nous avons réalisé un document issu de la réflexion d’un panel de haut niveau à qui nous avons demandé de projeter l’Uemoa en 2020. Il a été soumis aux chefs d’Etat à Lomé. L’avenir sera plus politique, nous irons vers une confédération, un exécutif commun qui s’occupera par exemple des questions de sécurité, de la diplomatie, de la justice… Nous avons défini les piliers qui nous paraissaient déterminants pour le développement de notre Union. C’est d’abord l’éducation et la culture, ensuite la technologie dans son acception la plus large et la gouvernance enfin. En plus de ce document qui explicite notre vision, nous avons réalisé un plan stratégique pour permettre à la Commission de mieux fonctionner. Nous avons profité de la fin de mon mandat pour préparer une sorte de "testament" basé sur mon expérience à la présidence et qui tient compte de la marche du monde.
Pour vous, quel est le principal défi de l’Uemoa ?
C’est réussir la mutation. Il ne faut pas rester sur les mêmes bases que celles d’il y a 17 ans. Le monde a changé. Quand on voit ce qui s’est passé en Afrique du Nord, ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire, les soubresauts qu’il y a dans nos différents pays, l’impatience de la jeunesse elle-même, on se rend compte qu’il faut de nouveaux paradigmes pour l’Uemoa, qui doit revoir ses urgences et ses priorités…
Quelles sont ces urgences et ces priorités ?
Je pense notamment à l’emploi des jeunes. On parle souvent de croissance, mais on peut avoir de la croissance sans emploi. Tout dépend de l’assise de cette croissance. L’extraction minière opérée par des sociétés étrangères n’influe pas sur l’emploi. Il y a également le défi de la technologie. Il faut absolument que nous y attaquions pour ne pas être définitivement largués.
Selon vous, l’emploi est une priorité qui n’a pas été prise en compte au moment de la création de l’Uemoa ?
A mon avis, pas suffisamment. On a pensé que les conditions économiques suffiraient pour créer de l’emploi. Aujourd’hui, il faut retenir de la crise financière internationale que l’interventionnisme, auquel on a voulu surseoir, est plus que jamais nécessaire. Nous étions dans un libéralisme pur et dur. Tout le monde remet cela en cause, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Nous ne pouvons pas, nous les pays les plus pauvres, rester dans ce registre d’autant plus que les mécanismes de distribution des revenus sont restreints ou très faibles. Il faut s’interroger sur les raisons qui poussent les gens dans la rue. Pourquoi cela a été le cas en Afrique du Nord, où la croissance était perceptible ? C’est tout simplement parce qu’elle n’a pas généré des revenus et permis aux enfants du pays de travailler. Le commerce seul ne permet pas de développer un pays.
Y a-t-il une spécificité de l’emploi des jeunes au sein de l’Uemoa ? Vous avez pensé à des solutions pour les prendre en compte ?
Nous avons un important déficit alimentaire. Il faut par conséquent faire en sorte que nous rattrapions ce déficit de production. C’est un prérequis pour avancer. Il faut améliorer la formation professionnelle qui est en retard, donner les moyens aux jeunes d’avoir un métier et ne pas seulement leur offrir des formations livresques. Il faut introduire plus de technologie dans nos formations et nos sociétés. Ce sont des créneaux dans lesquels les jeunes peuvent facilement se retrouver et cela peut créer de l’emploi. Bien évidemment, il faut s’assurer que les marchés d’Etat vont au bon endroit, que la bonne gouvernance est au rendez-vous et qu’il y a de l’égalité entre les gens, que chacun ait sa chance. Il faut revoir la fonction publique. Elle est encore dans un système hérité de la période des plans d’ajustement structurels. Il faut en sortir. S’il n’y a pas une bonne fonction publique, on aura pas un bon secteur privé. Il faut croire en ce dernier en lui donnant les possibilités d’occuper un marché régional qui ne nous appartient pas encore. Il faut que les échanges entre nos pays y soient beaucoup plus importants que ce qu’ils sont aujourd’hui. Nous n’échangeons qu’à peine 15% de nos produits entre nous parce que notre économie est encore extravertie. Il faudrait arriver à 40-50%. Nous produisons les mêmes choses, nous n’allons pas nous les vendre ! Il faut que quand les gens investissent chez nous, qu’on exige un transfert de technologie en améliorant nos capacités de négociation. Ils construisent un pont et ils s’en vont. Pour en construire un deuxième, il faudra les faire revenir. Je donne un exemple : dans les pays d’Asie, vous construisez peut-être deux ponts, mais le troisième, ils le bâtissent eux-mêmes parce qu’ils apprennent auprès de leurs investisseurs.
Que va faire Soumaïla Cissé après la fin de son mandat. Il paraît que vous pensez à une autre présidence, malienne en l’occurrence?
On pense à beaucoup de choses. Mais pour le moment, je vais rentrer chez moi, retrouver ma famille, mes amis, me réinstaller et prendre des congés. Après, on réfléchira à l’avenir.
Falila GBADAMASSI