La probabilité que les deux géants asiatiques s’affrontent ouvertement au plan militaire n’est pas nulle, mais elle est extrêmement faible au regard des conséquences gravissimes qu’impliquerait une telle belligérance. De temps en temps et ça et là, le long de leur longue frontière de 3380 km, des escarmouches rythment la monotonie des troupes qui se regardent en chien de faïence depuis le siècle dernier.
Pour preuve, la semaine dernière, dans la nuit du lundi 15 au mardi 16 juin, une très violente confrontation a opposé la Chine et l’Inde à leur frontière commune, à plus de 4.000m d’altitude, faisant au moins 20 morts côté indien. Côté chinois, il y aurait aussi des victimes même si on n’en a aucune idée.
Selon les spécialistes du conflit frontalier qui oppose Chinois et Indiens au sujet de la région du fleuve Galwan au Ladakh, c’est le premier affrontement militaire meurtrier entre les deux pays en 45 ans. Ce n’est pas une anecdote, les soldats des deux camps se seraient affrontés dans un corps-à-corps d’une extrême violence, comme à l’ancienne, selon les témoignages de rescapés.
Après cette escarmouche, place à la guerre de la communication dans laquelle les deux parties excellent. Pékin qui est monté au filet très rapidement, a usé d’éléments de langage très rôdés accusant l’Inde d’être responsable de l’incident, pour avoir effectué deux incursions au-delà de leur frontière querellée. «Nous appelons une nouvelle fois l’Inde à maîtriser ses troupes frontalières (…) Ne franchissez pas la frontière, ne provoquez pas de troubles», a martelé le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijian.
Malgré une posture martiale, Pékin semble jouer à l’apaisement et soutient mettre tout en œuvre pour éloigner le spectre d’une confrontation directe.
Pour le moins énigmatique, le très nationaliste Premier ministre indien NarendraModi a déclaré : «Je veux assurer le pays que le sacrifice de nos soldats n’aura pas été en vain». A son tour, comme pour donner le change à son puissant voisin, New-Delhi communique abondamment sur son engagement à construire la paix.
Pour ceux qui suivent les relations internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est ni la guerre de Corée (1950), ni la crise des missiles de Cuba (1962), ni la Guerre des Six jours (1967), ni ces innombrables guerres qui ont émaillé la période de la Guerre froide, mais le coup de semonce est suffisamment rude pour que les très grands, les grands et les autres s’émeuvent. Ils ont bien raison car, selon les dernières statistiques publiées par Global Firepower, « … la République populaire de Chine dispose d’environ 2,2 millions de militaires d’active, ce qui constitue de loin l’armée la plus imposante en matière d’effectifs ». Elle est talonnée immédiatement par l’Inde avec un effectif de 1,4 millions de militaires. Suivent, bien loin, les États-Unis (1281900), la Corée du Nord (1280000) et la Russie (1013628).
Du coin de l’œil, Chinois et Indiens guettent la réaction des Russes et des Américains et celle de leurs soutiens traditionnels dont la géométrie est très variable, et s’apprécie au gré des intérêts du moment.
Mais ce que les uns et les autres ne perdent pas de vue, c’est la puissance de feu dont peuvent faire usage les protagonistes asiatiques. Et quand on sait aussi que l’Inde et la Chine sont toutes deux des puissances économiques, nucléaires et spatiales, on mesure à juste raison les enjeux d’une confrontation directe entre ces deux géants asiatiques.
Si l’équilibre de la terreur joue à éloigner la menace d’une guerre directe entre Pékin et New-Delhi, les diplomaties, pour leur part, ne sont pas demeurées en reste. C’est ainsi qu’on a pu voir le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov se démener comme un beau diable et assurer que « des contacts entre les deux géants asiatiques ont été noués en vue d’une désescalade ».
Washington qui entretient plusieurs contentieux avec Pékin joue aussi aux intermédiaires, et profite de la conjoncture pour porter des coups à la Chine. Dans la perspective des élections de novembre prochain, Trump mis en difficulté par la crise sanitaire et les graves accusations de racisme portées contre lui et la police américaine, veut faire passer des messages à son électorat. Dans un tel contexte, la Chine apparaît comme un punching-ball idéal sur lequel le président-candidat peut déverser, sans retenue, sa rhétorique guerrière longtemps réprimée par la crise sanitaire.
Malheureusement, la Chine donne des arguments à ses voisins et aux Américains qui l’accusent d’expansionnisme. En effet, plusieurs pays entretiennent avec l’Empire du milieu des contentieux territoriaux qui datent de la fin de la seconde Guerre mondiale. On peut citer le vieux contentieux avec le Japon au sujet de la mer de Chine orientale. Un autre conflit frontalier a opposé la République populaire de Chine à l’ex-URSS qui a connu un dénouement heureux en 1991. Toutefois, les nouvelles républiques d’Asie centrale – Kazakhstan, République kirghize et Tadjikistan – ont hérité des survivances des crispations entre les deux anciens pôles du socialisme. Pékin a réussi à ramener le calme dans la région autonome chinoise du Xinjiang frontière de ces nouvelles républiques. Un calme certes précaire, mais suffisant pour que l’attention de Pékin se porte vers d’autres frontières plus susceptibles de constituer des foyers de tension. Ainsi de la région du Tibet annexée en 1951, au détriment de l’Inde. L’armée populaire de libération de l’époque prit pied dans le Ladakh en 1959 (Himalaya occidental) et y construisit une route reliant l’Aksai Chin à la province chinoise du Xinjiang.
Enfin, il faut noter que l’histoire du conflit frontalier sino-indien est inséparable du sort du Dalaï Lama, leader spirituel du Tibet, qui a fêté en février ses 80 ans de règne. Les adresses du vieil homme à ses compagnons tibétains depuis Dharamsala, au pied de l’Himalaya indien, où il vit en exil depuis 1959, irritent Pékin qui l’accuse d’être un “loup en robe de moine” dont la seule ambition est de chercher à diviser la Chine.
Serge de MERIDIO