France: «L’immense majorité des joueurs est persuadée que les Noirs sont naturellement plus costauds»

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Sébastien Chavigner, doctorant et maître de conférences en sociologie à Sciences Po Paris, est l’auteur d’un mémoire de recherche portant sur les joueurs noirs dans le football français, réalisé en 2010 à partir d’une enquête de terrain dans les centres de formation. Il estime que les «croyances racialistes» imprègnent tout le football français, des encadrants techniques aux joueurs.

Lors de votre enquête de terrain avez-vous observé dans les centres de formation une surreprésentation des joueurs noirs?

Pour parler de surreprésentation, il faut se référer à la population totale, «non-footballeuse». D’après un sondage réalisé par l’institut TNS-Sofres pour le compte du Cran en 2007, la population noire de France, tout du moins la partie de la population française s’auto-identifiant comme «noire» ou «métisse» avec des «ascendants noirs», s’élèverait à 3,86%. Comme le fait remarquer l’historien Pap N’Diaye, ce chiffre est sans-doute sous-estimé, mais celui-ci n’excède pas 5%. Or, la proportion de joueurs noirs dans les effectifs des clubs professionnels français se situe aux alentours de 45%. En équipe de France, sur les années 2009 et 2010, on trouve environ 65% de joueurs noirs dans les listes de joueurs sélectionnés par Raymond Domenech. La surreprésentation de ces joueurs est donc énorme.

Comment l’expliquer?

Au-delà des facteurs sociaux comme les conditions socio-économiques d’existence des populations noires en France ou le «miroir aux alouettes» du sport professionnel qui ont été abondamment développés depuis que les sportifs noirs sont devenus majoritaires dans de nombreuses disciplines, j’ai souhaité montrer dans mon enquête que cette surreprésentation tenait aussi pour une bonne part à la croyance bien implantée, chez les recruteurs et formateurs, en une supériorité athlétique «innée» des Noirs par rapport aux Blancs.

Ces préjugés, souvent vagues dans leur formulation, s’articulent autour de «différences génétiques» supposées. Ces croyances racialistes expliqueraient par exemple le surcroît d’explosivité ou la puberté plus précoce des jeunes Noirs. Dans le contexte d’un football qui fait de plus en plus appel à des qualités physiques hors-normes, en particulier en France où ces qualités sont privilégiées par les formateurs, l’offre de joueurs noirs a donc aisément rencontré sa demande.

Dans les verbatim de réunions de la FFF diffusés par Mediapart, les participants parlent des Noirs grands et costaux et des Blancs techniques, ce discours se retrouve-t-il chez les joueurs dans les centres de formation? Et dans l’encadrement technique?

Lors de mes entretiens avec les joueurs, l’immense majorité était ainsi persuadée que les Noirs étaient naturellement plus costauds et rapides. Y compris les joueurs noirs, qui, du coup, cherchaient consciemment à adopter un style de jeu basé sur ces qualités. Chez les joueurs blancs, on remarque principalement une tendance à reconnaître et à accepter l’impossibilité, supposée, de lutter à armes égales avec les joueurs noirs sur le plan physique, parfois contre tout constat empirique. La logique dominante est donc une logique de soumission à un ordre «naturel», hérité là encore des dispositions génétiques supposées des uns et des autres. D’où une certaine spécialisation des joueurs à des postes précis en fonction de leur couleur de peau. Ces stéréotypes ont du coup tendance à s’auto-alimenter.

Pourquoi les joueurs intègrent-ils ces stéréotypes dès le plus jeune âge?

Par souci de maximiser leurs chances de se faire repérer, puis de percer dans un contexte d’hyper-concurrence et de stratégies individuelles qui prennent souvent le pas sur le collectif. Du reste, les stéréotypes raciaux ne sont certainement pas spécifiques au monde du football: dans un sondage réalisé en 2010 pour la Fondation Thuram, à la question «Selon vous, quelles sont les qualités spécifiques des personnes de couleur noire?», 22 % des Français répondent «les qualités physiques et athlétiques».

Lors de votre enquête sur le terrain aviez-vous déjà entendu parler du cas des binationaux?

Cette question concerne assez peu les clubs. Leur objectif prioritaire est de former des joueurs à même de renforcer l’équipe professionnelle et/ou d’être vendus à un bon prix. D’ailleurs, d’un point de vue strictement «commercial», il peut s’avérer intéressant pour un club de voir l’un de ses joueurs acquérir rapidement le statut d’international, même si c’est dans une sélection moins prestigieuse que la France. Un international voit immédiatement sa valeur marchande augmenter. Or, le modèle économique des clubs français repose pour une part non-négligeable sur l’exportation de joueurs vers d’autres championnats. L’idéal reste évidemment de former un joueur accédant à l’équipe de France, mais pour la plupart des clubs professionnels c’est un cas qui reste extrêmement rare.

Liberation.fr – 06/05/2011 À 17H17

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