La première star africaine du ballon rond, décédée samedi à l’âge de 76 ans, était avant tout un buteur hors norme qui a explosé à Saint-Étienne, avant de devenir un homme d’affaires, puis un dirigeant sportif et politique accompli.
Avant d’être un immense joueur, buteur reconnu et admiré dans tous les clubs où il est passé, Salif Keita était avant tout un précurseur. Un homme qui a su prendre son destin en main à une époque où il fallait beaucoup de courage et d’abnégation pour s’ouvrir les portes de la réussite.
L’enfant de Ouolofobougou, un quartier populaire de Bamako, la capitale du Mali, n’aurait jamais pu imaginer devenir un jour un buteur hors norme en traversant la Méditerranée pour venir à Saint-Étienne, l’un des premiers joueurs reconnus du Championnat nord-américain en franchissant l’Atlantique ou encore un homme d’affaires avisé une fois revenu au pays, bardé de diplômes, pour devenir un jour président de la Fédération malienne après avoir endossé de façon éphémère le costume de ministre délégué auprès du Premier ministre d’un gouvernement de transition, en 1991.
Salif Keita a été tout cela à la fois, tout au long d’une vie riche qui lui a permis, comme il l’a souvent affirmé, de toujours être « au bon endroit, au bon moment ».
“Chaque fois que tu dribblais un joueur, tu devais ensuite dribbler un arbre”
Le gamin de Bamako, né en 1946, fils d’un modeste camionneur père de onze enfants (9 garçons et 2 filles), a eu une enfance heureuse, « à l’africaine, disait-il, éduqué par les aînés, les amis, le voisinage, jusqu’à ce que nous soyons émancipés ». Très vite, alors que ses parents ne souhaitaient pas le voir prendre cette direction, le jeune Salif tombe dans la marmite du ballon rond qui, au début, prend la forme de chaussettes roulées en boule.
« Au Mali, aimait-il à répéter, je vivais dans un quartier où on avait un terrain de 35 mètres sur 25. Il y avait au moins 20 arbres. Alors, chaque fois que tu dribblais un joueur, tu devais ensuite dribbler un arbre. Tout le monde connaît ça, à Bamako.
D’ailleurs, beaucoup de jeunes de mon quartier qui se sont entraînés là-bas ont fini internationaux. C’étaient tous de très bons techniciens… » Keita, qui évoluait régulièrement avec des juniors dès l’âge de 12 ans, rejoint rapidement l’AS Real Bamako, l’un des clubs les plus importants du pays, et intègre pratiquement dans la foulée l’équipe nationale à 16 ans. Ce qui en fera le plus jeune joueur ayant évolué avec les Aigles du Mali.
Avec son club, il remporte trois Championnats d’affilée, mais s’incline par deux fois en finale de la Coupe d’Afrique des clubs champions. La première avec le Stade Malien (1-0 contre l’Oryx Douala en 1965), club où il avait été prêté, et la seconde avec son club formateur, le Real (3-1 puis 1-4 contre le Stade d’Abidjan en 1966). Deux défaites plus ou moins à l’origine de son départ précipité en France.
« Si je suis parti, c’est parce qu’on m’avait rendu la vie difficile à Bamako, soutiendra l’intéressé. Après la finale de la Coupe d’Afrique à Abidjan, en 1966, j’ai eu beaucoup de problèmes avec le public malien. Une certaine partie me reprochait de ne pas avoir marqué là-bas lors du match retour, alors que j’avais inscrit un doublé à l’aller et, par la suite, ils ne voulaient plus me laisser jouer. À chaque fois que je touchais le ballon, ils criaient, m’insultaient. »
C’est à cette période précise, alors qu’il était déjà considéré comme une star au Mali, que Salif Keita a pris le premier virage important de sa vie. Bien aidé en cela par la providence. Celle-ci porte un nom : Charles Dagher, un Libanais installé à Bamako qui a remarqué depuis longtemps les qualités de celui qui va devenir « la Panthère noire ».
L’homme est également un supporter invétéré des Verts et abreuve de courriers le club pour lui signaler la présence du phénomène. Après un échange de lettres avec Saint-Étienne, Keita rejoint le club. Non sans difficultés. « Les gens disaient que j’étais fini alors que j’avais seulement 18 ans. Je devais partir. Rejoindre l’Europe. C’était mon objectif. Mais le Mali a décidé que j’étais intransférable. Donc j’ai filé à l’anglaise. »
L’icône de tout un pays trompe alors son monde en passant par la Côte d’Ivoire, « caché au fond d’une voiture », puis le Liberia, pour rejoindre l’Hexagone. « Au Libéria, je me suis fait agresser et on m’a volé tout mon argent. »
Il finit par arriver en France et à se poser à Orly à cause du mauvais temps, alors que le vol devait atterrir au Bourget, le 14 septembre 1967. Bien sûr, personne ne l’attend. « À Orly, j’avais la peur au ventre car tout le monde avait fini par savoir que j’avais fui le Mali. Je me suis alors dirigé vers les taxis. Les deux premiers n’ont pas voulu m’emmener jusqu’à Saint-Étienne, à plus de cinq- cents kilomètres. Mais ça, je ne le savais pas. Heureusement, le troisième a accepté. » Grâce à une lettre à en-tête du club stéphanois comme seule garantie.
Le chauffeur, un supporter rémois, connaît le foot et emmène le Malien au siège de l’ASSE. La facture ? 1 062 francs. Une fortune à l’époque. Dans le Forez, Keita est accueilli par René Domingo, un des responsables de l’équipe réserve. « Domingo », comme le surnom de Keita à Bamako depuis qu’il a lu ce nom sur une affiche de cinéma avec ses amis…
Un passage rapide à l’OM
Le 20 septembre 1967, Keita participe au lever de rideau du match de Coupe d’Europe entre Saint-Étienne et les Finlandais de Kuopio. L’équipe juniors de l’ASSE affronte sa voisine, l’Olympique de Saint-Étienne, et remporte la rencontre sur le score de 8 buts à 1. Dont 6 buts d’un gamin tout juste débarqué d’Afrique.
Les spectateurs présents ce soir-là ont le privilège d’avoir assisté à la naissance d’un mythe. Le 19 novembre, le jeune buteur, équipé de quatre protège-tibias, placés devant et derrière pour éviter les coups, marque de nouveau. Cette fois, lors de son premier match officiel avec les Verts, contre l’AS Monaco, après seulement sept minutes de jeu.
Le premier d’une très longue série. Douze buts en 18 matches de Championnat lors de la saison 1967-1968. Keita vient de conquérir la cité ouvrière au milieu des stars du ballon rond. Les supporters du Chaudron le surnomment immédiatement la « Panthère noire ». Le futur emblème des Verts.
Auteur de 21 buts en Championnat lors des deux exercices suivants, il joue également un rôle clé dans la conquête de la Coupe de France lors du doublé de 1970, en inscrivant 9 buts en 10 matches dans l’épreuve. En 1971, le Malien atteint son apogée : 42 buts, dont 4 quadruplés et un incroyable sextuplé contre Sedan (8-0) lors de la 35e journée.
Seul un certain Josip Skoblar, de l’OM, le surpasse avec 44 unités. Ce qui donne des idées aux dirigeants marseillais, qui rêvent d’associer Keita à « l’Aigle dalmate ». Premier Ballon d’Or africain en 1970, le Malien – dont Albert Batteux, son entraîneur, disait : « Si Salif avait été brésilien, il aurait été l’égal de Pelé » – voit sa cote atteindre des sommets.
Au contraire de son salaire, puisqu’il est toujours considéré chez les Verts du président Rocher comme un amateur. Keita s’en offusque et engage le bras de fer. D’abord bloqué par Saint-Étienne et condamné à six mois de suspension le 19 mai 1972, il porte enfin le maillot phocéen en novembre. Pour sa première, il affronte le Saint-Étienne de Roger Rocher, son bourreau (3-1). Ce soir-là, il inscrit un doublé et, après le deuxième but, adresse un mémorable bras d’honneur à son ancien président. Un geste qu’il regrettera toute sa vie.
« Après six années fantastiques avec Saint-Étienne, beaucoup de grands clubs comme le Bayern, Anderlecht et l’Ajax m’avaient contacté, expliquera Keita. Je suis alors parti pour Marseille alors que je ne voulais pas forcément y aller. Si ça s’était bien passé avec le président Rocher, j’aurais été prêt à rester à Saint-Étienne toute ma carrière. Je ne regrette qu’une chose : être parti en mauvais termes avec le président. Marseille, je n’y suis resté qu’une saison. Je me suis senti moins à mon aise dans un club qui plaçait les individualités au-dessus du collectif. À cette époque, Skoblar et Magnusson y faisaient la pluie et le beau temps alors que c’était l’inverse à Saint-Étienne. »
Pionnier outre-Atlantique
Après avoir inscrit 142 buts en 186 rencontres officielles avec les Verts et 12 en 23 matches avec l’OM, il prend la direction de Valence (Espagne) en 1973. Dans l’équipe entraînée par Alfredo Di Stefano, il passe 3 saisons et inscrit 34 buts en 76 matches, avant de rejoindre le Sporting Portugal en 1976 (67 matches, 43 buts), puis de tenter la grande aventure américaine en 1979, en NASL (le Championnat nord-américain, créé en 1968), avec le New England Tea Men, à 33 ans. « C’était à la fin de ma carrière, avait souligné le buteur, et il y avait une politique de relance du football aux États-Unis. Alors oui, j’ai fait partie des pionniers. C’était une expérience intéressante, dans de beaux stades avec une ambiance agréable. »
Près de Boston, dans le Massachusetts, Keita étudie, tout en poursuivant sa carrière, dans un business school, et travaille dans le secteur marketing d’une banque américaine pendant quatre ans. Le temps de l’apprentissage pour une nouvelle vie au pays. Une vie qui a pris fin hier sous le lourd soleil de Bamako.
Durant toutes ces années, Keita a parfois éprouvé de l’amertume, loin du Forez où il a passé six années. Réconcilié avec les Verts bien des années plus tard, il est nommé, le 26 juin 2013, ambassadeur à vie du club. Ce jour-là, son ultime regret s’est évanoui…
“Je suis très politique, mais je n’en fais pas”
Après un bachelor obtenu à la Suffolk University de Boston, aux États-Unis, Keita décide finalement de rentrer chez lui, à Bamako, pour investir dans le secteur hôtelier. Il crée avec des amis une société hôtelière.
Président du conseil d’administration du Mandé Hôtel, qu’il a ouvert sur les bords du fleuve Niger en 1993, l’homme d’affaires averti monte en parallèle le premier centre de formation professionnelle en Afrique portant son nom, d’où sortira, entre autres, Seydou Keita.
L’homme a également été ministre délégué auprès du Premier ministre d’un gouvernement de transition en 1991 et président de la Fédération malienne de foot de juin 2005 à juillet 2009.
Salif Keita, qui a toujours été très proche de son pays et de son continent, au point de refuser un jour la double nationalité franco- malienne que lui proposait l’Olympique de Marseille pour le conserver dans ses rangs, a admis, un jour de 2015 : « Je suis très politique, mais je n’en fais pas. Ceci dit, je suis très inquiet pour l’avenir du Mali et de l’Afrique tout entière à cause de la rébellion islamique. Je pense que tous les Africains ont ce souci car le match qui nous est proposé est très difficile. J’espère que mon continent s’en sortira… »
L’Equipe
JEAN-PHILIPPE COINTOT