C’est à cela que ressemble cette partie du Nord du pays : des immensités dont les arbres (les épines, pour la plupart), les herbes, les dunes de sables, les tertres et les eaux s’en disputent le contrôle. C’est comme cela, après plus de 50 ans d’indépendance et plus de 20 ans de démocratie. Mais, pour autant, ni les peulhs (dont je fais partie), ni les sonrhaïs, qui sont majoritaires dans cette partie du pays, n’ont jamais pensé à prendre les armes pour suivre le chemin du marigot séparatiste, raciste et « gangstériste ».
Bamako. Samedi 17 août. La cohue qui s’installe dans les locaux de la compagnie de voyage Africa Tours annonce des débordements. Des passagers à destination de Mopti, dont je fais partie, ont les nerfs en boule : le départ, fixé à 15 heures, est retardé. A 16 heures, le car n’est toujours pas là. Pourtant, c’est une compagnie réputée sérieuse, ponctuelle. Les passagers sont entrés en colère et ont le sentiment d’avoir pris des vessies pour des lanternes. Quelques minutes avant 17 heures, nous avons levé le camp; le car nous a avalés à Bamako pour nous déverser dans la gueule malmenée par la pluie et le froid d’une gare de Mopti quasi déserte.
Il est 4 heures du matin. Dimanche. Une ambiance de cimetière. Des étals garnis d’œufs, de boites de lait en poudre ou concentré, se dressent avec les soins de jeunes hommes qui vendent omelettes, café crème, café noir. Assis sur le même banc que moi, un homme, à l’allure peule, fait ses ablutions. Nous étions dans le même car. Les passagers sont assis par petits groupes.
Quelque part, dans la ville de Mopti, la voix d’un muezzin monte comme du mercure dans le thermomètre, déchire le calme qui règne. Dans les basses-cours, les coqs s’escriment à donner davantage dans les cocoricos. C’est l’heure où d’autres passagers déboulent et se hâtent vers je ne sais quelle urgence. Je suis là, comme tout le monde, à attendre que le jour vienne pour continuer mon chemin, mettre le cap vers ma destination finale. Un jeune homme, le cap de la vingtaine à peine passé, assis près de son pousse-pousse, guette comme un chat des bagages à transporter. Un autre s’adresse aux passagers pour leur proposer son service. Les moustiques sont là. Et le froid aussi. Oui, je suis à Mopti, en même temps que ces souris qui traversent la route à toute vitesse, foncent vers les cars garés, dans l’indifférence de tous. Une folle, pieds nus, ne portant qu’un seul pagne, pourchasse à grand renfort d’insultes un galopin qui, à le voir détaler, est loin d’être innocent.
Je vide rapidement un verre de café noir et me transporte au bord du fleuve. Là, un alignement de pinasses, les unes sur le départ, les autres en train de décharger. C’est le réveil. Les têtes sont lourdes et les regards que je croise me suffisent pour savoir que la nuit n’a pas été « passée en paix ». Je salue, demande s’il y a une pinasse pour mon village. Négatif. Le soleil se lève sur Mopti. Bols remplis de café qu’on boit à grandes lampées, avec un morceau de pain croqué à belles dents. Des moutons bêlent. Des calebasses entassées dans un sac en mailles. Je reçois tous azimuts des invitations à manger, véritable démonstration de la générosité malienne. J’essaye de suivre l’info. R.F.I : quelque part sur le continent, en Centrafrique, l’ex-chef des rebelles de la coalition Séleka, Michel Diotodia, doit prêter serment, dans un pays qui ne s’est pas encore relevé du coup d’Etat qui a chassé du pouvoir François Bozizé. L’insécurité y est reine, les armes continuent de parler. En Egypte, Les Frères musulmans et l’armée continuent de parler le langage de la violence.
Je renonce à la pinasse. A présent, je cherche une voiture à destination de Gounambougou, une bourgade localisée à 200 et quelques kilomètres de Mopti, où mon oncle viendra me récupérer. La voiture n’a pas encore démarré. Un ami de Tiècoura, le chauffeur, parle des élections. C’est un nabot, un indécrottable fumeur. Il n’a pas voté.
« Si Soumaila Cissé avait gagné, il y aurait eu des affrontements. Mais Dieu donne le pouvoir à qui il veut. I.B.K a gagné, c’est bien. C’est la volonté de Dieu. », a dit en peul, un vieillard qui aurait voté Soumaila Cissé au premier tour, et reporté son vote sur I.B.K au second tour.
Il est vrai qu’à Bamako, au fort du processus électoral, les rumeurs attribuaient aux électeurs des deux camps une volonté d’en découdre. Le pire, le sang avait été promis. Mais la suite des évènements a donné tort à bien des Cassandres. Les esprits ont fini par se calmer. En tous les cas, un affrontement entre Maliens n’allait rien arranger, ni personne, mais plutôt, conduirait le pays tout droit à un cataclysme. Ce qui serait de trop pour un pays déjà bien secoué.
Ahmadou Touré est à Mopti depuis bientôt 2 ans. Il est tailleur.
« A Mopti, il ne fait pas bon vivre. Sauf si tu as de l’argent. La vie est chère, et en plus, il n’y a pas de travail. Tout le monde se retrouve sous le dénominateur commun: la pauvreté. », m’a-t-il confié avant d’ajouter qu’il « aurait aimé voir Soumaila Cissé à la tête du pays. »
C’est là un souhait qui n’est pas anodin, car Ahmadou est de la commune de Banekani où Soumaila Cissé aurait passé une partie de son enfance.
La région de Mopti a aussi subi les conséquences de la guerre contre les terro-djihadistes. Surtout le jour où la ville de Konna a été le théâtre d’un affrontement entre les terro-djihadistes et l’armée malienne aidée par l’intervention des soldats de l’armée bleu blanc rouge. L’opération Serval venait d’être lancée.
« Au marché, le kilo de la viande fait 2500fcfa. On n’a l’électricité que de 18h à 06h du matin. Il y a coupure pendant toute la journée. Dernièrement, on parlait de tout cela sur les antennes de la Radio Bani, dans « C’est pas normal », une émission qui bénéficie d’une grande audience, ils dénonçaient aussi bien le comportement des populations que celui des autorités. », a-t-il expliqué.
Ahmadou a vécu les premières heures de l’irruption des islamistes dans la région de Tombouctou, ce qui l’a même poussé sur le chemin de la migration. Il se souvient :
« C’était un jour de foire, à Tonka (Cercle de Nianfunké, Tombouctou). Les islamistes ont surpris tout le monde. Au marché, ce fut un désordre indescriptible. Chacun cherchait où donner de la tête. A cet instant, il était impossible de trouver quelque chose à acheter, même pas de l’eau. Ils étaient là, les islamistes. Parmi eux, il y avait des jeunes ayant le même âge que moi, arborant une kalachnikov, distribuant des ordres à exécuter. Lorsque j’ai pu regagner mon village (Banekani), ma mère m’a ordonné de partir, de quitter la région. Pour nos parents, c’en était fini du Nord du pays. Ils encourageaient les jeunes à partir, à les abandonner entre les mains de ces faussaires de foi. Nous étions beaucoup à quitter le village, le même jour, pour des destinations inconnues. »
C’est la nuit. Après la ville de Konna, notre chauffeur a estimé qu’il était difficile de rouler de nuit, pas de route dans une zone dangereuse. Nous avons donc passé la nuit à Bourbé. Ahmadou me racontait tout cela dans un état mi-figue mi-raisin: ni triste ni content. Il se laissait aller à la confidence. La nuit avançait. Autour du thé, on parlait du Nord, du Mali, des élections, de tout et de rien.
Lundi. Bourbé. Réveil difficile, surtout qu’il fait froid. Les passagers se sont réveillés les uns après les autres. Il est l’heure de partir. De continuer notre chemin. Quelques kilomètres après Bourbé, la voiture quitte la route goudronnée pour traverser la forêt. En cette période de saison pluvieuse, le sol est impraticable. Les rivières abondent, débordent parfois. La voiture se bloque souvent dans les étendues de sable et les flaques d’eau. Oui, c’est à cela que ressemble cette partie du Nord du pays : des immensités dont les arbres (les épines, pour la plupart), les herbes, les dunes de sables, les tertres et les eaux s’en disputent le contrôle. C’est comme cela, après plus de 50 ans d’indépendance et plus de 20 ans de démocratie. Mais, pour autant, ni les peulhs (dont je fais partie), ni les sonrhaïs, qui sont majoritaires dans cette partie du pays, n’ont jamais pensé à prendre les armes pour suivre le chemin du marigot séparatiste, raciste et « gangstériste ». Ils savent mieux que personne « qu’il n’y a rien au Nord », qu’ils sont laissés pour compte. Ils le savent, le disent, mais n’en ont jamais fait un problème. Cela ne veut pas dire malgré tout qu’ils somnolent dans leur misère.
A N’Gouma. Un autre bourg. Il est 9 heures. Je n’ai pu faire mystère de ma surprise à la vue des constructions en ciment, des jeunes sur des motos Djakarta ou Sanili. Des cars garés, des charrettes et des ateliers de couture.
Ankora. Je suis enfin arrivé à destination. Un soleil de plomb. Les arbres sont rares, le sable brûlant. A dos de chameau, d’âne, des villageois se dirigent vers Gounambougou. D’autres s’adonnent à des travaux d’irrigation.
C’est le soir. Le soleil s’apprête à disparaitre derrière les montagnes. Le couchant embrase l’horizon. Le calme des lieux est troublé par le gazouillement des oiseaux. Au bord du fleuve, je surprends un de mes grands-pères, Samba, en train d’invoquer Dieu qui, seul, a le pouvoir de « donner la pluie ».
« Pour vous, les Bamakois, nous, les Nordiste, nous sommes paresseux, nous n’aimons pas travailler. Alors que ce n’est pas ça ! C’est parce qu’il pleut moins ici. Tu vois, la terre est sèche et, tout récemment encore, nous vivions sous la coupe réglée des islamistes », m’a-t-il dit.
Dans ce village, comme dans beaucoup d’autres du Nord du pays, le problème de développement est un dossier qui n’a toujours pas reçu les réponses adéquates. Mais il y a un autre problème, qui est une condition absolue du développement : l’éducation. En effet, dans nombre de ces villages, les mentalités n’ont pas encore changé, l’hostilité vis-à-vis de l’école française n’a toujours pas désarmé. Il y a une décennie, j’étais petit à l’époque, mon père m’a raconté comment sa famille l’a empêché d’étudier. La méthode, qui est toujours de mise, aujourd’hui, est simple : Un bœuf et une somme faramineuse donnés au commandant, qui représente l’autorité de l’Etat. Un bœuf et de l’argent pour éviter à son enfant d’aller à l’école française. Même à la rentrée scolaire prochaine, dans les villages, où les chefs coutumiers auront été informés du nombre d’enfants en âge d’aller à l’école, et la liste de leurs noms, les directeurs et les commandants se verront proposer bœufs, chèvres, moutons et argent. Il arrive même que les parents cotisent pour y faire face. On préfère laisser l’enfant suivre le bétail dans la forêt que de le voir sur les bancs. Et c’est pire pour les fillettes.
Cela fait trois jours qu’il n’a pas plu. Le soleil brûle avec une telle ardeur que les paysans s’en retournent à la maison à midi sonnant. Le village de Ankora relève de la commune de Banekani (cercle de Niafounké, région de Tombouctou).
« Nous payons les impôts régulièrement. Mais toi-même, tu as vu, il n’y a ni école, ni dispensaire, encore moins une route. Pour que nos enfants étudient, il faut qu’ils aillent à Saké (un autre village, majoritairement peul), ce qui n’est pas évident. Il n’y a rien ici. Ce ne sont que des immensités laissées à elles mêmes. Aucun risque d’embouteillage… », s’est désolé mon oncle, Hamiri Bokar, chef du village de Ankora.
Le village de Wo est à quelques kilomètres de Ankora. J’y ai suivi ma grand-mère paternelle, venue à Ankora pour le décès d’un cousin. Sur le chemin, j’ai rencontré une femme bozo, une autre ethnie du Mali.
« Modibo Keïta partait en voyage à Kouakrou. Dans notre village, nous l’avons accueilli avec des tam-tams, des danses et des chants. A l’époque, j’avais les seins pointus. Modibo nous a ordonné de tout arrêter pour bien l’écouter. Il a promis qu’à son retour, il ferait égorger toutes les vieilles personnes chenues, et que même un bébé ayant les cheveux blancs ne serait pas épargné. Un homme l’a défié et lui a dit qu’il sait qu’il va partir mais ne sait pas s’il va retourner. Modibo a dit ça en françai,s et en bamanan. Le silence régnait sur la foule. Et Modibo n’est pas retourné, car il a été arrêté et déchu du pouvoir. Quand on a appris la nouvelle, on a dansé, chanté. Nous criions : A bas Modibo ! Vive Moussa ! Raconte ça où tu veux et n’oublie pas d’ajouter que c’est moi, la vieille femme bozo, qui te l’ait dit. », m’a-t-elle raconté sur un ton on ne peut plus grave.
Le problème est que c’est là une histoire qui relève plus de l’anecdote que de la vérité. Ce n’était pas la première fois que j’en entendais parler. Mais elle est d’une authenticité douteuse.
Après plusieurs heures de marche sur les entendues de sable, je suis arrivé à Wo, en compagnie de ma grand-mère et de ma cousine Nènè.
Nous sommes vendredi. Un grand vent de sable se lève et débouche sur une pluie qui n’a pas duré. Une amie de ma grand-mère m’a demandé s’il pleuvait à Bamako. J’ai répondu par l’affirmative.
« Cela fait longtemps qu’il n’a pas plu. Les récoltes vont mal. Il n’y a même plus de nourriture, les enfants se promènent de famille en famille pour trouver de quoi se mettre sous la dent. », a-t-elle dit.
Un jeune du village, venu me saluer, me tint un tout autre discours :
« Il pleut moins parce que le sang a trop coulé au Nord. Surtout avec la guerre… »
Boubacar Sangaré, De retour de Niafounké (Tombouctou