Dans nos différentes familles, il y en a qui triment et d’autres qui trinquent. En silence. Ainsi le veut la tradition.
Dans notre société, la notion parent étant très vaste, il ne saurait s’agir uniquement de ceux désignés par la loi.
Notre coutume ne se donne pas la peine de savoir si un enfant peut ou non subvenir aux charges de ses parents. Il y est obligé dans la mesure où c’est à eux qu’il doit son existence. Il doit s’exécuter sous peine d’être maudit. Le “dubabu”(bénédiction) s’arrache à coup de billets de banque.
Chacun est soutien ou soutenu, le cercle des parents s’est élargi aux oncles, aux tantes, aux grands-parents, aux petits et “moyens” cousins, aux sœurs et aux frères proches ou éloignés, aux amis des amis, aux voisins, aux copains des voisins et même aux passants.
Auparavant, la gestion de ces lots humains revenait aux hommes. C’est pourquoi, la naissance d’un garçon au sein d’une famille était toujours accueillie avec joie plus que celle d’une fille. La raison, c’est qu’avec ce bébé naît l’espoir d’être soutenu, dans ses vieux jours. On voit en lui, déjà un potentiel successeur dont on pourra avec le temps s’accrocher aux biceps sans qu’il ne s’ébranle.
Les filles appartenant au sexe faible, loin d’être des supports, constituent au contraire une charge. Leur entretien coûte des fortunes car elles doivent être “engraissées”, paraître luisantes afin d’attirer les “hommes”.
Aujourd’hui, les données ont changé, le poids de la famille pèse aussi bien sur l’homme que sur la femme.
Le problème de soutien est une question épineuse de notre société, la faiblesse du revenu et la pauvreté généralisée ont contribué à aggraver la situation. Le problème est d’ordre général. Ainsi chacun, lorsqu’il n’est pas soutien est inévitablement soutenu.
La distance semble exercer un effet attractif sur les soutenus, car il arrive qu’une personne installée en ville soit le centre de gestion de tous les problèmes. Il est aussitôt rejoint. Le déplacement est-il nécessaire lorsque l’entretien peut être assuré ?
Ahmad Yattara, qui est MSC (maître du second cycle) à Bamako, explique son cas : “Je suis de la catégorie B et je travaille depuis trois ans seulement. Malgré le fait que je sois célibataire vivant en location, j’ai près de 8 personnes venues de mon village à ma charge. J’ai été obligé de mettre certaines à la charge d’autres amis, c’est incroyable, mais c’est ainsi”.
Les premiers fils sont les premiers concernés
Il est évident dans ce cas que l’épargne reste difficile sinon impossible. Nombreux sont les Maliens confrontés à cette réalité. Le témoignage de Karim S., qui a préféré taire le nom de son service est assez pathétique : “Je gagne près de 300 000 F CFA par mois. C’est très significatif comme somme pour un travailleur malien, mais n’allez surtout pas croire que je suis heureux. En tant que fils aîné, j’ai sur le bras mon père, ma mère, mes deux marâtres, mes frères et cousines, mes demi-frères et mes cousins. Aucun d’eux ne travaille et je dois m’occuper de tous leurs problèmes. Après 10 ans de service, je ne possède pas encore ni même une brique en banque. Ma femme est très déçue car, elle trouve que nos enfants n’ont pas un bon avenir. Elle a raison, mais, que faire ?”
Le manque d’appui et la recherche du bien-être
Des millions de Maliens subissent le sort de Karim, les femmes en ont aussi pour leur compte. Mme Oumou Konaré, commerçante à Médina-coura, fait part de son cas : “Je suis l’aînée d’une famille de 11 enfants. Mon père, un ancien douanier, a eu des difficultés sous l’ancien régime. J’avais 8 ans à l’époque, ma mère étant une invalide, il fallait bien quelqu’un pour s’occuper de la famille. Alors j’ai abandonné l’école pour vendre des beignets, progressivement je me suis habituée au commerce. Dieu merci, aujourd’hui, je voyage entre l’Afrique et l’Europe, j’ai pu construire une modeste maison où je vis avec tous mes frères, mais (rires) je suis encore célibataire car les hommes me trouvent absorbée par les autres”.
Les supports existent presque dans toutes les sociétés africaines, mais le cas spécifique du Mali s’explique par certains facteurs.
Selon les griots, “on peut être orphelin de père et de mère et goutter aux délices de la vie grâce à un soutien. Mais lorsque ce dernier n’existe pas, la survie devient difficile sinon impossible”.
C’est dire à quel point l’aide des autres est précieuse.
Lorsqu’une personne n’est pas en mesure d’assurer ses besoins les plus élémentaires, elle se rabat sur une autre qu’elle juge aisée (en tout cas par rapport à elle). Cette dernière est un “espoir” (Djigui). Dans plusieurs cas, la charge est mise sur le compte du voisin : c’est la règle du bon voisinage, sur le compte des parents d’un ami. Ici, il s’agit de rendre compactes les parentés “élastiques”, ou encore la charge est expédiée à une connaissance isolée au nom de la charité recommandée par la religion. Ainsi, par la tradition de charité, il sera difficile sinon impossible pour cette personne sur qui tout un espoir est fondé de décevoir, traverser des nuits blanches, connaître des journées incolores.
Peu importe, elle se débrouillera comme elle peut pour venir en aide à d’autres. C’est là une sorte de mal interne qui ronge les espoirs de l’homme : il le prive des joies de son époque et le précipite dans les bras de la vieillesse, de jeunes dos courbés abondent dans le pays. Inconsciemment, les soutenus deviennent des égocentristes car guidés par le souci de leur bien-être. Ce cas diffère de celui où une personne en difficulté cherche à se faire soutenir. Généralement, ceux qui recherchent le confort ne souffrent d’aucun problème de santé, leur esprit sélectif choisit le parent le plus aisé ou le plus généreux.
Comme dans les autres cas, le support s’oublie au profit des autres. En chasseur solidaire, il ira cueillir sur les collines de la peine les fruits de la bénédiction (il est dit que nul ne peut parvenir en laissant ses prochains dans la misère).
L’effort surhumain est ainsi fourni au nom de la bénédiction. Il faut comme le disent les prêcheurs “lancer l’aumône ici-bas pour pouvoir l’attraper dans l’autre monde”.
Stoïcisme
L’essentiel est alors de la lancer, Dieu donnera l’agilité et le souffle nécessaire pour tenir la course. En somme, pour obtenir des bénédictions, il faut tout oublier à commencer par soi-même. C’est dans ces conditions que l’avenir de plusieurs jeunes est sacrifié, le poids leur pesant sur la tête fait blanchir impitoyablement leur cheveux, leur visage pris d’assaut par les rides sont sauvagement ravagés, les charges pareilles à des mules sont constantes qu’il s’agisse de bonheur (fête, baptême, circoncision…) ou de malheur (accidents, décès…).
La société malienne présente aujourd’hui cette dure réalité. Une seule et même personne est désignée par le sort pour prendre en charge un nombre infini de personnes saines de corps et d’esprit. Pour illustrer la situation, une dame disait : “Parvenir au Mali est une tâche très difficile car ceux qui œuvrent pour se faire une vie meilleure sont comme des oisillons. Dès qu’ils commencent à pousser des ailes, l’on s’y accroche, l’aile se brise sous le poids, ils s’effondrent et plus jamais ils ne planeront”.
Ce qui est capital dans cet exercice périlleux, c’est la reconnaissance, le temps ne pouvant attendre, les plus chanceux des soutiens à l’heure du bilan se retrouvent avec un compte de satisfaction morale, les autres avec l’âme vide, le cœur et les poches percées.
Les soutenus disparaissent dès que le destin renverse la vapeur de la vie. Dans ce cas, la seule solution qui reste, c’est de chausser les crampons pour rattraper l’aumône lancée. Il est indéniable que nous vivons dans une société où l’amour du prochain occupe une part assez importante. Mais encore est-il grand temps que chacun fournisse le minimum pour alléger d’autres. La griotte l’avait si bien dit “en se glorifiant de la richesse des parents et en refusant de travailler on se prépare une vie de douleur”.
Qui aimerait passer le reste de sa vie dans la douleur ? On ne peut être que d’accord avec les Chinois lorsqu’ils disent “au lieu de donner tous les jours du poisson à une personne, mieux vaut lui apprendre à pêcher”.
O.A.T