Des producteurs locaux qui se frottent les mains, des importateurs qui enragent. Le volatile le plus recherché est au cœur d’une polémique qui indiffère le consommateur
La célébration du réveillon de fin d’année à Bamako – comme partout ailleurs dans notre pays -, tourne autour du respect des trois « B ». Petit décryptage de cette formule pour les non initiés : la « Bouffe », la « Boisson » et la « Boîte ». Ces trois éléments sont essentiels, voire incontournables pour aborder la nouvelle année en beauté. Qu’ils aillent le chercher lors d’une sortie nocturne ou qu’ils en privilégient la consommation à la maison, les Bamakois n’entendent pas se priver de ce triple plaisir. Et la conjoncture n’y fait rien.
De fait, seul le troisième « B », la boîte de nuit, est facultatif, tout le monde ne pouvant pas s’improviser noctambule. Par contre, sur les deux autres, les chefs de famille ne transigent pas. Ils rivalisent d’ingéniosité pour offrir aux leurs nourriture et boissons à satiété, rejetant à plus tard les soucis amenés par les jours difficiles. En ce qui concerne la « bouffe », de nombreuses familles montrent une nette préférence pour le poulet. Grillées, rôties ou frites, les volailles ont indéniablement la côte et les maîtresses de maison gardent jalousement le secret de leurs spécialités gastronomiques à base de chair de volatile.
Pour les acteurs de la filière volaille, le 31 décembre est donc – comme on le dit familièrement – la période de la « traite ». En cette période de l’année et dans les marchés de la capitale, les points de vente de volailles sont pris d’assaut par les pères et mères de famille. Un des endroits les plus courus, le marché aux poulets du Dibidani et ses rues adjacentes, croule sous l’offre. Des vendeurs ambulants très agressifs traquent le client jusque dans les allées obscures. Les acheteurs, qui veulent être sûrs de leur affaire, se bousculent autour des cages et naturellement les marchandages sont serrés.
Les consommateurs n’ont que l’embarras du choix. Le marché local propose aujourd’hui un éventail très large allant des poulets « ordinaires » aux poulets de chair aussi bien locaux qu’importés. Cependant la préférence de nos compatriotes va aux premiers. Et les acteurs de la filière « poulets locaux » ne manquent pas de raisons de se frotter les mains.
Au marché de poulets du grand marché de Bamako, l’ambiance de veille de réveillon s’est spectaculairement installée depuis le début de la semaine. Dramane Diakité, vendeur des poulets locaux, ne cache pas sa satisfaction. « Voilà une semaine que notre marché a retrouvé son effervescence. Depuis le 24 décembre, je liquide tous les jours plus de 200 volatiles. Ce qui marche bien cette année, ce sont les races locales de poulets et les pintades. », admet-il tout en reconnaissant cependant l’effet positif qu’a eu sur ses activités l’interdiction des importations de volailles dans notre pays. Interdiction décrétée suite aux épidémies à répétitions de grippe aviaire dans notre sous-région depuis 2010.
UN ARRÊT DE MORT. Selon notre interlocuteur, la décision gouvernementale a impacté sur les ventes globales. « Depuis quelques années, explique Diakité, notre marché est inondé de poulets amenés de l’extérieur. Cette volaille importée est appréciée par les acheteurs pour son prix plus bas et pour la facilité qu’il y a à la cuisiner. Les poulets d’importation ont en outre le mérite d’être mieux présentés, et donc plus attractifs que notre volaille locale. Pour les vendeurs, ils présentent l’avantage de pouvoir être débités et vendus en pièces accessibles aux bourses modestes ».
Le vendeur reconnaît cependant que la plupart des consommateurs préfèrent le poulet local dont ils apprécient le goût ainsi que la qualité de chair. Le « pur malien » est en effet plus tendre. « Aujourd’hui, il suffit de goûter un petit morceau de poulet surgelé importé pour se rendre compte de la différence de goût d’avec nos produits locaux. En plus, ce qui nous parvient ici est de la volaille de mauvaise qualité et vendue à bas prix, celle dont la plupart des consommateurs européens ne veulent pas », lance notre homme d’un ton vindicatif.
Alassane Doumbia, un propriétaire d’une ferme avicole dans la zone de Sanakoroba, est tout aussi catégorique dans la défense des races locales. Pour lui, lever l’interdiction en vigueur serait signer l’arrêt de la mort de la filière avicole malienne et faire peser de sérieuses menaces sanitaires sur le consommateur malien. Il appelle donc les autorités à résister aux diverses pressions et de maintenir l’interdiction des importations. « Il faut en profiter pour développer une véritable filière avicole nationale très performante et surtout bien structurée. Mais il faut aussi résoudre les contraintes liées à l’absence de structures d’abattage modernes et de chambres froides pour la conservation des poulets en période de surproduction», indique le fermier.
Côté prix, la tradition malienne est malheureusement respectée. La forte demande a suscité un renchérissement général du « produit poulet ». Le volatile local est vendu entre 3000 à 3250 FCFA selon qu’il se présente comme charnu ou décharné. Mais les consommateurs, énervés par les prix pratiqués et qui déversent leur indignation sur les vendeurs, ont partiellement tort. Ces vendeurs ne sont le dernier maillon d’une longue chaîne qui commence avec les acheteurs. Ceux-ci se déplacent de village en village, de foire en foire, jusque dans les coins les plus reculés pour acquérir la marchandise. Une fois rendus à Bamako, ils cèdent leur collecte aux grossistes qui à leur tour la revendent à des demi-grossistes installés dans les différents marchés de la capitale. Chaque maillon de cette chaîne prélève son bénéfice et ajoute donc au prix final du poulet qui sera proposé au consommateur. Ce prix grimpe un peu plus lorsque la spéculation, compagne désormais inséparable de toute activité commerciale malienne, déclenche la spirale de la surenchère.
UN AUTRE MOTIF DE COLÈRE. Le bonheur des uns faisant le malheur des autres, les importateurs de chair de volaille n’en finissent pas de grincer des dents. Ils ont vu brisé net l’essor qu’avait pris depuis quelques années leur filière spécialisée dans l’importation de la volaille surgelée en provenance des pays maghrébins et occidentaux. Son introduction dans notre marché a fait chuter les prix du poulet de chair de façon drastique sur le marché local faisant passer la volaille de chair locale de 2500 Fcfa à 1750 contre 2000 Fcfa pour le produit importé. Par contre, les prix du poulet fermier n’ont, semble t- il, pas été affectés par la concurrence des importations. A cette période faste pour les importateurs, leur volaille se vendait débitée en morceaux dans tous les points de vente de poissons surgelés. La marchandise trouvait toujours preneurs, surtout du côté des ménagères qui se voyaient dispensées des opérations de découpage. Cependant, avec la menace récurrente ces dernières années de la grippe aviaire dans notre sous-région, l’Etat a pris la mesure d’interdire tout importation de volaille sur le territoire nationale. La dernière interdiction date de 2014 et les importateurs jugent qu’elle n’a plus lieu d’être.
Pour Boubacar Sylla importateur de volaille, il est évident que l’épidémie de grippe aviaire est passée depuis longtemps. « En outre, les volailles que nous importons proviennent des pays très éloignés des foyers d’épidémie. Moi, j’importe de la volaille élevée en Espagne et au Brésil. Elle m’arrive en transitant par le Maroc et la Mauritanie. Nous demandons donc à l’Etat de nous laisser reprendre notre activité et d’approvisionner convenablement le marché pour répondre à la forte demande nationale dont la seule filière avicole nationale ne peut satisfaire », plaide l’importateur.
Mamadou Cissé, un autre importateur de poulet, a un tout autre motif de colère. En effet, lui comme certains de ses camarades ont pris la mauvaise décision d’importer du poulet sans passer par la direction nationale du Commerce et de la concurrence pour exprimer l’intention d’importation et recevoir l’autorisation d’importation. Ils ont ainsi outrepassé la décision d’interdiction d’importation de poulet et se sont exonérés l’autorisation préalable des services phytosanitaires. Conséquence : plusieurs cargaisons de poulets sont aujourd’hui saisies par les services du Commerce et de la concurrence. « Je demande qu’on libère nos cargaisons le plus vite possible. Si l’on doit payer des pénalités, qu’on nous le dise pour que nous puissions liquider nos produits avant la fête. Sinon, tous les commerçants détaillants de poulets et de poissons vont boycotter la fête de fin d’année », lance notre interlocuteur, très remonté.
A TEMPÉRATURE AMBIANTE. Cette affaire révèle une réalité peu connue. Malgré l’interdiction gouvernementale, les opérateurs économiques, et plus particulièrement les importateurs de poissons surgelés, avaient développé divers subterfuges pour introduire frauduleusement du poulet surgelé en dissimulant des centaines de cartons de volatiles dans les cargaisons de poisson. Ils mettaient à profit ainsi le fait que la réglementation douanière n’impose pas aux gabelous de vérifier les cargaisons des conteneurs frigorifiques, de peur de provoquer une hausse de la température qui amènerait une décomposition des produits. On arrive donc au paradoxe qui fait qu’alors que depuis 2008 aucune autorisation d’importation de poulets n’a été délivrée par les services du commerce, des tonnes de poulets sont régulièrement introduites à Bamako et écoulées dans les points de vente de poissons à travers la ville.
A la direction nationale du Commerce et de la concurrence, on ne s’émeut guère de la colère des importateurs. Pour le directeur national, Modibo Keita, les choses sont d’une limpidité indiscutable : la loi interdit l’importation de viande de volaille et celui qui prendra le risque de le faire malgré les interdictions s’exposera aux sanctions prévues par la loi. « Des commerçants voulant profiter de l’engouement pour le poulet en cette période de fêtes ont décidé de braver l’interdiction en chargeant des conteneurs entiers de ces produits. Ceux-ci ont été saisis par nos services et les dossiers ont été transmis à la justice », indique le patron de la DNCC.
De surcroît, rappelle-t-il, au-delà même de l’interdiction, l’origine et la qualité de ces carcasses de poulets sont suspectes. Le produit provient la plupart du temps des pays d’Amérique latine et d’Europe. Ces carcasses restent souvent à l’état de surgelés pendant plus d’une année. En outre, il arrive fréquemment que des cartons de poulets soient transportés à température ambiante. Certains commerçants les mettent directement sur les toits des véhicules de transport en commun. Enfin, il ne faut pas oublier que l’importation de ces produits largement subventionnés en Occident vient ainsi faire une concurrence fatale à nos éleveurs locaux qui peinent à écouler leurs productions. « Laisser ces carcasses de poulets pleuvoir sur le marché à des prix écrasant toute concurrence, c’est décréter la mort programmée de nos entreprises locales », déplore le spécialiste.
Pour le moment dans la guerre déclenchée entre les importateurs de poulets et les producteurs locaux, la décision de l’Etat favorise donc le deuxième camp. Mais le consommateur est, lui, bien loin de ces empoignades. Son principal souci au jour d’aujourd’hui est la gestion des trois « B ». Avec une obligation de résultats pour les deux premiers.
Dossou DJIRÉ
Cela fait longtemps que le poulet importé aurait dû être taxé
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