Mardi dernier, devant les Invalides à Paris, un vent polaire balayait le trottoir où j’attendais mes amis maliens. Les voitures officielles s’engouffraient dans la cour, des militaires, hommes et femmes, portant des uniformes que j’étais bien incapable de reconnaître, arrivaient en délégation d’un pas décidé, des vieux messieurs, délégués des amicales d’anciens combattants, les suivaient, le drapeau de leur régiment serré entre leurs doigts glacés.
«I ni ce … I ka kéné wa. Bonjour… comment ça va ? Je suis très inquiet. Ça va aller, les Français sont là-bas maintenant.» L’hommage au Chef de bataillon Boiteux, premier militaire français tué, pour lequel tout le monde avait fait le déplacement, était le tragique rappel qu’une intervention militaire, qu’une guerre, car il faut appeler un chat un chat, ne saurait se faire sans pertes humaines, tant militaires que civiles. Contre toute attente, le public fut autorisé à entrer dans la cour d’honneur. Après la fouille des sacs, les pavés irréguliers du parvis, nous nous sommes groupés sur plusieurs rangs en une longue file, à la droite des chaises réservées aux officiels et à la famille. Face à nous, au milieu de l’immense cour rectangulaire, la réalité de l’opération Serval, le cercueil, couvert du drapeau français, à qui hommage allait être rendu. Les unes après les autres, les personnalités militaires et civiles françaises ont été conduites à leur place, bientôt suivies par Boubacar Sidiki Touré, Ambassadeur du Mali en France, Mangal Traoré, Consul du Mali à Paris, Tieman Coulibaly, Ministre malien des Affaires étrangères, Pouria Amirshahi, Député de la Neuvième circonscription (dont le Mali) des Français de l’Étranger, pour ne citer qu’eux. La mère, le père du Chef de bataillon, sa compagne, son fils, ses proches, dont la dignité masquait le chagrin, ont eu la force de traverser cette cour que redoute toute famille de militaire en intervention. Roulements de tambours, et Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, au nom du Président de la République, chef des armées, a exprimé la solidarité de la Nation. «… A travers vous, Chef de bataillon Boiteux, c’est à l’ensemble de nos forces, et singulièrement à celles qui sont actuellement engagées au Mali, que nous rendons hommage. La République, fière de ses soldats, est aujourd’hui en deuil. … En vous rendant hommage, c’est tout un pays qui est fier de vous. Par ce sacrifice suprême, vous entrez aujourd’hui dans tous les foyers de France et, j’en suis sûr, dans le cœur de nos amis maliens. … La détermination sans faille d’un pays, la France, à lutter contre les groupes terroristes qui la menacent, où qu’ils se trouvent, est, plus que jamais, le sens de l’intervention française aux côtés des forces maliennes.»
Je me suis étonnée que la parole ne soit pas donnée aux représentants du Mali. J’ignorais que seule la Nation peut prendre la parole dans cette cour quand éloge funèbre y est rendu à un soldat. La sonnerie aux morts, et les frères d’armes du Chef de bataillon ont emmené le cercueil d’un pas solennel. Je pensais et repensais à cette intervention au Mali. Dans ma tête défilaient les images de soldats armés, d’avions, et de chars qui surgissent à chaque journal télévisé depuis l’attaque de Konna, les images de soldats, lunettes de soleil rivées sur le nez, qui astiquent leurs armes, qui se dressent fièrement sur leurs véhicules ou qui entrent dans les localités où la population massée sur le bas côté les salue.
Aucune image, par contre, des traces laissées par les bombardements.
Il est clair, que l’opération Serval est une guerre à «huis clos». Reporters Sans Frontières a même appelé «les autorités maliennes et françaises à autoriser les journalistes à couvrir librement les opérations militaires» estimant que «en période de conflit, c’est aux journalistes et à leurs médias, et non aux militaires, de déterminer les risques qu’ils sont prêts à prendre dans la collecte de l’information». Nous avons vite compris que cette décision de n’autoriser personne au front et de ne rien laisser filtrer évite, avant tout, d’informer les gens d’en face, ce qui avait coûté trop cher au Mali dès Janvier 2012. Donc, les nouvelles tombent, confirmées puis infirmées quelques heures après, puis reconfirmées. À l’heure de la surinformation, un sentiment d’agacement et de frustration règne.
C’est bien peu de choses, malgré tout, comparé au silence assourdissant imposé aux sœurs et frères restés dans le Septentrion ? Les deux réseaux téléphoniques y ont été coupés il y a plusieurs jours maintenant. Impossible d’imaginer la profondeur de la solitude dans laquelle vivent les populations dans les régions de Gao, Tombouctou et Kidal, isolées du monde et ignorant tout de ce qui se passe plus au sud, alors qu’elles continuent à vivre sous le joug de leurs occupants, dans une tension absolue. Espérons que quelques téléphones satellitaires comblent ce vide. Dès que possible, ils sauront ce qui s’est passé depuis qu’ils ont entendu les premiers avions français voler au dessus de leurs têtes. Dès que possible, ils apprendront que les groupes qui ont voulu réduire le Mali à néant ont été boutés hors du pays. Dès que possible, nous leur expliquerons que les Maliens vivant en Ile de France et les amis du Mali se sont retrouvés samedi 19 janvier, à 14h, au cœur du 7ème arrondissement de Paris, malgré la neige et le froid inouï, qu’ils ont marché ensemble sous les vert, jaune, rouge maliens et bleu, blanc, rouge français, pour la liberté, et qu’ils ont chanté «Pour l’Afrique et pour toi Mali, Notre combat sera unité, O Mali d’aujourd’hui, O Mali de demain, Les champs fleurissent d’espérance, Les cœurs vibrent de confiance». Dès que possible, nous leur montrerons les photos de cette marche. Ils verront des femmes, des enfants, des hommes, des jeunes, des vieux, des amis du Mali, Français et autres Africains, tous tendus vers le Maliba. Ils verront les banderoles qui rendent hommage au premier soldat français tué, aux armées malienne et française et à Tonton Hollande. Dès que possible, nous leur lirons la déclaration rédigée par la diaspora malienne. Dès que possible, nous leur dirons, qu’alors que nous ne pouvions pas les en informer, ils étaient moins seuls que jamais dans la résistance qu’ils opposent à leurs occupants depuis un an.
Françoise WASSERVOGEL