Ce n’est un secret pour personne que des crimes graves ont été commis à l’occasion et dans le contexte de la crise de 2012.
On s’attendait donc logiquement à ce que les auteurs et les complices de ces crimes soient poursuivis et traduits en justice.
Mais le gouvernement malien en a décidé autrement en faisant voter par l’Assemblée Nationale le 27 juin 2019, une loi dite d’entente nationale, laquelle a été promulguée par le Président de la république le 24 juillet 2019. L’objet principal de cette loi n’est ni plus ni moins que d’accorder une impunité totale aux criminels et à leurs complices. Aussi se pose la question fondamentale de savoir si et dans quelle mesure cette loi viole ou non le droit international. Analyse du Dr Salifou FOMBA, Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions.
… C- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant les organes internationaux de protection des droits de l’homme
C1- Rappel du précédent important des organes interaméricains des droits de l’homme
Il est important de savoir ici que les organes interaméricains de protection des droits de l’homme ont joué un rôle pionnier dans la lutte contre l’impunité.
Rôle pionnier de la Commission inter américaine des droits de l’homme
Il faut savoir ici que :
1-cette commission a été le premier organe intergouvernemental à aborder franchement l’épineuse question de l’impunité ;
2- l’Uruguay avait promulgué en 1986 une loi d’amnistie qui avait été adoptée à la majorité parlementaire requise, et qui avait fait l’objet d’un référendum national à travers lequel s’était exprimée la volonté du peuple uruguayen de fermer un chapitre douloureux de son histoire ;
3-ce qui n’a absolument pas empêché la commission de conclure que la loi d’amnistie de 1986 violait les dispositions fondamentales de la convention américaine relative aux droits de l’homme et de la déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme ;
4-la plainte fondamentale des victimes était qu’en mettant fin à l’enquête judiciaire sur les violations graves des droits de l’homme et en éteignant l’action publique contre leurs auteurs, la loi d’amnistie déniait aux demandeurs leur droit à un recours judiciaire et au dédommagement, en violation des articles 8.1 et 25 de la convention américaine et en tenant compte de l’article 1-1 ;
5- en conclusion, la commission a déclaré qu’en promulguant et en appliquant la loi d’amnistie postérieurement à la ratification de la convention américaine, l’Uruguay :
- avait délibérément empêché les plaignants d’exercer des droits reconnus à l’article 8.1 et, par conséquent, avait violé la convention américaine ;
- avait violé le droit des plaignants à la protection judiciaire énoncé à l’article 25.1 de la convention américaine.
Position audacieuse de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme – le vote des députés et le référendum ne confèrent aucun effet juridique aux lois d’amnistie
Il est très important de savoir ici que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a produit une jurisprudence particulièrement dynamique sur la question de l’impunité. En effet, la Cour :
- n’a pas hésité à considérer comme « dépourvues d’effet juridique » des législations nationales accordant une amnistie pour des violations graves des droits de l’homme, dans un arrêt du 14 mars 2001 rendu dans l’affaire Barrios Altos c-Pérou, voir aussi l’arrêt du 26 septembre 2006 dans l’affaire Almonacid Arellano et as-c. Chili ;
- la Cour a également contribué à renforcer l’obligation de poursuivre les auteurs de violations graves des droits de l’homme, en précisant les implications d’un « droit à l’établissement des faits » ou « droit à la vérité » dans le domaine de la procédure pénale nationale, à savoir :
- l’obligation de conduire des enquêtes judiciaires et,
- l’obligation de supprimer certains obstacles à l’accès aux juridictions, etc.
C2- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant les organes des droits de l’homme de l’ONU et de l’UA.
- action devant le Comité contre la torture de l’ONU
Le Mali est partie à la convention contre la torture depuis le 26 février 1999. Or, celle-ci met à la charge du Mali d’importantes obligations, notamment :
- l’obligation de n’invoquer aucune circonstance exceptionnelle, état de guerre, menace de guerre, instabilité politique intérieure, ou tout autre état d’exception pour justifier la torture conformément à l’article 2 de la convention ;
- l’obligation d’assurer aux victimes d’actes de torture le droit à la justice et à la réparation conformément aux articles 13 et 14 de la convention. Or, il apparait que la loi d’entente nationale est contraire aux prescriptions des articles 2,13et 14 de la convention de 1984. Il faut savoir ici que l’interdiction de la torture a acquis valeur de norme de jus cogens. Par conséquent, les victimes ou leurs avocats peuvent porter plainte devant le Comité contre la torture au motif que la loi d’entente nationale viole manifestement la convention de New-York de 1984, sous réserve de respecter les conditions techniques et la procédure prévues à cet effet par l’article 22 de la convention. Les exigences fondamentales à respecter ici sont que :
- le Mali ait fait la fameuse déclaration de reconnaissance de la compétence du comité au titre du droit de recours individuel, ce qui n’est pas encore le cas ;
- que les requérants, victimes aient d’abord épuisé tous les recours internes disponibles au Mali, sous réserve des cas d’exception avant de saisir le comité contre la torture de l’ONU.
2–Action devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples
Le Mali est partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples depuis le 21/12/1981 et à l’Acte constitutif de l’Union Africaine depuis le 21/08/2000. Ces deux textes imposent au Mali le respect des prescriptions qui y sont contenues à savoir :
- l’article 4 al.o de l’acte constitutif de l’UA qui affirme clairement le « principe de la condamnation et du rejet de l’impunité »,
- l’article 7 de la charte qui dit clairement que toute personne a « le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ». Or, il apparait manifestement que la loi d’entente nationale viole ces prescriptions du droit international africain. Par conséquent, les victimes et leurs avocats peuvent attaquer la loi devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples, sous réserve de respecter les conditions techniques et la procédure prévues à cet effet ; lesquelles sont clarifiées par l’article 56 de la Charte et par le chapitre 17 du règlement intérieur de la commission. Il faut savoir ici que :
- le Mali a ratifié depuis le 10/05/2000 le protocole portant création d’une cour africaine des droits de l’homme et des peuples, adopté le 09 juin 1998 ;
- le Mali a déposé la déclaration d’acceptation de la compétence de la cour au titre du recours individuel le 19/02/2010 ;
- le Mali a ratifié depuis le 13/08/2009 le protocole portant statut de la cour africaine de justice et des droits de l’homme adopté le 1er juillet 2008. Par conséquent, les victimes et leurs avocats peuvent attaquer la loi d’entente nationale devant la cour africaine, en veillant au respect des conditions de fond et de procédure prévues par la charte, article 56, et le règlement intérieur de la cour.
V-Rejet de la loi d’entente nationale : un devoir pour les députés et les juges maliens
Les députés et les juges maliens devraient repousser la loi d’entente nationale pour les raisons suivantes :
- le devoir de défendre la crédibilité de l’état de droit et de la justice au Mali ;
- le devoir d’exiger que le Président de la République assume pleinement son rôle de premier « magistrat » défenseur du droit et de la justice, puisqu’il est le président du conseil supérieur de la magistrature ;
- le fait important que le gouvernement malien n’a pas suivi les recommandations de l’Assemblée générale de l’ONU, à savoir : a-porter à la connaissance des députés et des juges maliens les principes fondamentaux et les directives relatifs au droit des victimes de crimes à un recours et à réparation, consacré par la résolution 60/147 ; b-mais surtout, veiller à en assurer le respect, ce qui aurait dû dissuader le gouvernement d’adopter la loi d’entente nationale ;
- le Mali a ratifié une série de conventions internationales qui garantissent aux victimes de crimes le droit à la vérité, à la justice et à la réparation, que le Mali est tenu de respecter, faute de quoi sa responsabilité internationale peut être engagée ;
- il apparait que la loi d’entente nationale viole à l’évidence les engagements internationaux du Mali ;
- le Mali étant partie à la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités depuis le 31 août 1998, il doit donc respecter l’article 27 de cette convention intitulé « droit interne et respect des traités » qui dit clairement qu’ « une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité » ;
- par conséquent, le Mali ne peut invoquer sa loi d’entente nationale pour échapper au respect de ses obligations internationales en matière d’accès à la justice et de réparation ;
- bref, les honorables députés et juges maliens doivent repousser la loi d’entente nationale, parce que :
- elle est contraire à la vision politique et juridique généralement partagée par la communauté internationale des Etats;
- elle contredit la position politique et juridique de l’Union Africaine sur la question de l’impunité – voir notamment, l’article 4 al.o de l’Acte constitutif de l’UA et l’article 7 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; concrètement : a- les députés auraient dû refuser de voter la loi, mais maintenant que cela est fait, b- il revient aux juges maliens de refuser de l’appliquer ;
VI – Problème de l’amnistie et du pardon
L’amnistie est une loi qui efface un fait punissable, arrête les poursuites et anéantit les condamnations. Alors que la grâce présidentielle supprime l’exécution de la peine, mais laisse subsister la condamnation et ses effets, l’amnistie anéantit la sanction et le fait qui en est la cause. L’amnistie relève de la compétence du parlement contrairement à la grâce présidentielle – selon l’article 45 de la constitution malienne, le Président de la République exerce le droit de grâce et propose les lois d’amnistie – et supprime rétroactivement le caractère délictueux d’un fait. Les conséquences de l’amnistie sur le plan pénal sont notamment que :
- les infractions visées par la loi d’amnistie ne pourront plus être poursuivies après cette loi ;
- si la procédure a déjà été engagée, le tribunal saisi doit déclarer l’action publique éteinte, aucune condamnation pénale ne pourra donc intervenir ;
- si un jugement est intervenu, la condamnation est effacée et la peine n’a pas à être exécutée. Sur le plan civil, le principe est que l’amnistie ne doit pas porter préjudice aux droits des tiers, etc.
Principales questions soulevées par les lois d’amnistie.
On peut opposer à ces lois de sérieuses objections juridiques et morales .Les principales questions sont les suivantes :
- la légalité d’une loi d’amnistie, c’est-à-dire la question de savoir qui a promulgué la loi, est-ce un gouvernement démocratiquement élu qui a agi, en dehors ou sous la pression du pouvoir des criminels ;
- la portée de la loi d’amnistie, c’est-à-dire la question de savoir si elle accorde une amnistie absolue aux criminels, ou une amnistie relative qui autorise les plaintes civiles et toute autre forme de dénonciation des criminels ;
- la question de savoir si la loi d’amnistie ferme la porte à toute possibilité d’enquête pour élucider les faits criminels ;
- la question de savoir si la loi prévoit un mécanisme de surveillance de la conduite des criminels, après l’amnistie.
Critères du caractère tolérable de l’amnistie.
L’amnistie ne peut être considérée comme tolérable qu’à certaines conditions restrictives :
- elle doit respecter le droit à réhabilitation et à réparation des victimes et des familles ;
- elle ne doit pas couvrir des crimes ou délits reconnus par les instruments internationaux ;
- elle ne doit pas entraver l’action civile des familles.
Problème du pardon : la question du pardon fait l’objet de profonds débats. Mais, on considère que le pardon peut néanmoins se soumettre à une condition préalable certaine, celle de l’accord des victimes ; seules celles-ci seraient habilitées à pardonner.
Conclusion : si le Mali croit un seul instant qu’il est l’enfant chouchou de la communauté internationale, ce qui comporte certainement une part de naïveté, il doit être logique et conséquent avec lui-même, en veillant systématiquement à agir, tant au plan national qu’à celui international, conformément aux exigences juridiques fondamentales de la communauté internationale des Etats.
Lecture recommandée : pour une vision d’ensemble des aspects moraux, sociaux, politiques et juridiques de l’impunité, on peut consulter le livre bleu intitulé « Non à l’impunité oui à la justice », une compilation des contributions faites lors des rencontres internationales sur « l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme», organisées par la commission nationale consultative française des droits de l’homme et la commission internationale de juristes, sous les auspices des Nations-Unies, du 02 au 05 novembre 1992 à Genève, 375 pages.
Dr Salifou FOMBA
Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions
(L’Aube 1113 du jeudi 19 décembre 2019)