Nous avons laissé Nana en train de se vider de son sang, presqu’à l’agonie sous l’effet de l’excision dans Sous fer, avec des parents déchirés entre le respect des coutumes et le désir de s’en émanciper. Quand les cauris se taisent, le second roman de sa trilogie, se situe aussi dans la société mandingue où s’affrontent deux générations, qui ont toutes les deux leur façon d’appréhender le monde. Il s’agit, pour être clair, du conflit aussi vieux que les collines, qui oppose tradition et modernité, comme c’était déjà le cas dans son premier roman. L’écrivain, dont l’audience va grandissante dans le microcosme de la littérature malienne voire africaine, surprend encore par sa grande capacité d’observation de la société malienne. Le titre de ce roman rappelle si bien Quand les sirènes se taisent de Maxence Van der Meersch, publié en 1933, mais qui parle de la grève de l’industrie textile à Roubaix.
Kary, après une année blanche à l’école, prend le chemin de la migration qui le mène en Libye, au Congo et dans les mines en Angola. En France où il finit par atterrir, le mode de vie le choque, mais il doit s’adapter, loin de Nangui, son village natal. Lui qui n’aspirait qu’à s’enrichir, parvient à dégoter un travail d’électricien et à se « mettre en règle » après six ans. Fini donc la vie d’immigré clandestin à Paris. Son retour à Nangui est un évènement célébré par tout le village. Tard dans la nuit, sa discussion avec son père Nadaman révèle un véritable conflit sur deux visions du monde : Nadama ne veut pas être un homme moderne, car dit-il, « malgré la modernité, un homme, ne doit jamais s’oublier. S’oublier, c’est se renier… ». En plus de l’expérience de migrant de Kary, l’auteure évoque aussi le sort des femmes des migrants qui restent au pays, un sujet de plus en plus abordé aussi bien dans la presse que dans les travaux des chercheurs. Si Sanaba, sa mère, pense qu’un enfant qui réussit appartient à toute la communauté à laquelle il est redevable, Kary « se demandait comment les fils de l’Afrique parviendraient un jour à se construire une vie en étant ligotés par autant d’exigences et de reconnaissance à l’égard de ceux qui les avaient élevés ». Après son séjour en France, le jeune homme « est pris en sandwich entre deux mondes aux logiques différents : l’Occident froid et l’Afrique chaude. » Son père lui propose d’épouser Nana, la fille de son cousin. Un mariage arrangé entre deux jeunes qui s’aiment et dans lequel naîtra un enfant. Au moment de déménager dans une nouvelle maison, un malheur s’annonce. Les signes laissent entrevoir une mort prochaine. Nana consulte les cauris, qui se taisent.
Polygamie, le mal ?
Quand les cauris se taisent aborde aussi la question de la polygamie, qui, faut-il le rappeler, mobilise depuis quelques années les romanciers africains. Titi, l’amie de Nana frappée de stérilité, assiste avec impuissance au remariage de son mari, Doudou, désireux d’avoir un enfant et croulant sous la pression de sa famille. Le remariage du mari est une réalité déchirante pour la femme. Titi apparait comme la digne représentante d’une génération de femmes, instruites, que leur mari oblige à rester au foyer avant de se remarier pour une raison ou une autre. Une décision qu’elle assimile à de la « trahison ». La pression sociale, sous laquelle se trouvait le mari de Titi, fait partie des raisons qui poussent les hommes à se remarier et les femmes à accepter. Mais le couple sera vite confronté aux problèmes que comporte ce régime : la rivalité féroce entre les épouses. Aux yeux de Titi, Doudou n’est désormais rien de moins qu’un ingrat qui a osé prendre une deuxième femme à qui il dédie toute sa fortune, tout son amour. A la différence des « femmes traditionnelles » qui sont passives, soumises et acceptent sans broncher cette pratique, Titi rompt le silence, part en guerre contre les idées reçues et se livre à un véritable procès de l’institution polygamique : « …..Quel est ce sadique qui a inventé la polygamie, cette guillotine pour les femmes ? D’ailleurs, la polygamie est pire qu’une guillotine. Elle ne tue pas les femmes d’un coup. Elle les tue lentement, à petit feu, faisant durer leur supplice sous le regard rieur et indifférent de la société tout entière. »
L’hypocrisie religieuse
La condition de la femme, la mauvaise gouvernance critiquée par Magan, petit frère de Nana, dans ses textes de rap, rien n’échappe à Fatoumata Keïta, toujours portée par ce désir de « malinkéniser » la langue française comme ses prédécesseurs Kourouma et Massa Makan, le tout renforcé par un foisonnement de proverbes. Elle touche aussi à la religion où l’hypocrisie reste de mise. Des musulmans qui prient « cinq fois par jour avec un micro ouvert au maximum dans un pays où existent d’autres confessions religieuses ? » Tout cela se passe dans l’indifférence presque générale, le nom de Dieu sert d’alibi pour faire accepter l’inacceptable, car pour reprendre Sartre, « Quand Dieu se tait, on peut lui faire dire tout ce qu’on veut. »
On prie, on jeûne, on se gave de prêches mais dans le même temps on fornique, on vole, on triche, on ment. « Ce peuple gobe-tout, consomme-tout, mange-tout, prie-tout et prie-néant, dévorant tout ce qu’on lui propose, embastillé dans les murs construits par les autres. Qui prie Dieu, et prie, Kôndôron ni sanè dans sa poche, le talisman du soma autour du rein. Qui jeûne, jeûne quand même, le gris-gris du doma autour du poignet », écrit cette socio-anthropologue de formation. Son diagnostic est que la religion, l’Islam s’entend, est malade dans notre société. Malade du comportement de ses adeptes eux-mêmes, qui en font un fonds de commerce. Des entrepreneurs religieux qui profitent de l’ignorance des peuples pour les embrigader et prendre ainsi la place des entrepreneurs politiques, dans un pays où « est prêcheur qui le veut et où le malfrat d’hier se lève un matin et endosse, entre un coucher et un lever de soleil, la tenue magnifique du prêcheur, pour parler au nom d’une religion qu’il connaît à peine… ». Pour Fatoumata Keïta, ce sont-là « choses qui effraient ceux qui ont encore le souci du lendemain. »
Quand les cauris se taisent…, par Fatoumata Keïta. La Sahélienne, 257 pages, 7 000 FCFA
Boubacar Sangaré
Source : Sahelien.com