Lettre du Caire à la jeunesse : Le sens d’un exil

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C’est d’abord et surtout à la jeunesse sénégalaise et à celle du reste du continent africain que je dédie cette lettre d’explication mais aussi à l’Egypte qui, depuis le mois d’octobre dernier, est ma remarquable terre d’accueil.
Pourquoi s’être exilé? Pourquoi fuir le Sénégal, mon pays natal, qui passe pour être un havre de libertés démocratiques dans une Afrique plus habituée à projeter une image de fermeture et de restrictions les concernant ?
Pourquoi à ma sortie d’une détention carcérale par un illégitime pouvoir d’état sénégalais aussi arbitraire qu’illégale, du 29 juillet au 20 septembre 2019, ai-je fait le choix, le lourd et difficile choix, à l’âge avancé qui est le mien, d’emprunter la route hasardeuse, coûteuse et déstabilisatrice de commencer une vie de quasi-apatride ?
Influente famille
Question d’autant plus grave que des options plus simples, douces, ne manquaient pas. La première étant qu’il m’était loisible de me retrancher calmement au sein de mon influente famille qui dirige la puissante confrérie musulmane des mourides.
Je pouvais aussi choisir de faire comme tant de grandes gueules ayant opté pour le silence en échange d’une participation aux premières loges au banquet d’Etat pour se goinfrer sans limites ni se soucier des questions qui fâchent encore moins de s’en faire l’écho.
Je pouvais enfin me sentir délié de tout engagement moral à  continuer de lutter en solitaire pour des causes collectives dès l’instant que mon arrestation m’avait prouvé au-delà de tout doute qu’il ne fallait pas compter sur le peuple sénégalais quand le vent tourne, y compris sur les voisins et amis qui ont préféré rester dans leur confort s’ils n’ont pas validé l’opération menée à mon encontre dans ce que je décris comme la manifestation d’un banditisme d’Etat, dans mon livre: Otage d’un État (Éditions Harmattan).
La solution la plus simple que j’ai refusée était de faire comme tant d’autres. C’est-à-dire de bouffer et de se taire. L’offre était belle, me répétait-on à l’infini. Elle ouvrait la voie à une vie jouissive dolce viva alléchante pour quiconque veut la jouer pépère.
Albert Hirschmann prévoit un tel choix dans la trilogie des possibilités qui s’offrent selon lui à l’individu en société: s’accommoder, donc, se taire ou s’exiler.
Si dès mon élargissement, j’ai décidé de prendre le large, c’était moins pour tenter de me bâtir un quelconque statut de héros qui guetterait l’appel pour rentrer en messie, se posant en sauveteur en puissance de son pays.
Il faut d’abord rappeler que partir en exil n’est jamais facile, qu’il comporte plus d’inconvénients que d’avantages surtout quand il s’agit de le faire de son propre chef.
Dilemme
C’est un peu, en moins dramatique, l’équivalent du dilemme qui se pose aux migrants africains embarqués sur de fragiles esquifs dans les eaux agitées de la Méditerranée en parts de vers des horizons précaires, mortels.
L’exil est une aventure risquée. Il expose l’individu qui le fait à une équation quasi-insoluble dont la fin, notamment le retour au point de départ, reste la plus lourde des inconnues qu’elle porte.
Pourtant c’est ce choix que j’ai fait dès cette aube du 29 juillet quand des forces fascistes, ayant pris la place de celles, légitimes, selon la définition Weberienne, sont venues, à l’heure du laitier, au nom d’un État brigand, celui du Sénégal actuel, me prendre en otage.
Autant ma détermination était aussitôt faite et forte de tenir tête, droit dans mes convictions et mes opinions, mes écrits et paroles, autant, d’emblée, je m’étais dit qu’il fallait, dès ma sortie de détention, se trouver, comme disent les anglophones, at harm’s (arm’s) length, à distance d’une nuisance d’un pouvoir voyou, criminel et qui agit en roue libre sans que l’opinion publique ne s’en émeuve.
Quand j’ai constaté l’apathie générale autour de mon cas, au départ, l’absence de mobilisation du peuple sénégalais, fut-elle d’un groupe instantané, pour signifier à mes geôliers qu’ils avaient eu tort de me capturer dans l’unique but de m’empêcher d’exercer mes droits constitutionnels, à savoir d’exprimer librement mes idées et idéaux, protégés par notre loi fondamentale, je me suis dit intérieurement qu’il y avait quelque chose de pourri dans cette société naguère encline à croiser le fer au nom de ce qui est juste.
Méthodes nazies
Dans les différentes péripéties que j’ai subies, toutes destinées à casser mon moral et ma résistance pour me contraindre, selon les méthodes nazies en cours sous ce régime d’un Macky SALL qui n’aurait jamais dû être notre président, j’ai froidement évalué l’attitude, pas seulement des pans de la presse qui me déniaient malhonnêtement mon statut de journaliste mais celle aussi des citoyens lambdas si prompts à avaler le discours propagandiste qui me faisait passer, moins pour le patriote engagé depuis toujours que je suis mais pour un déluré, écervelé ivrogne et insulteur que je ne suis pas.
Me revenait en ces instants de colère contre mon peuple, ce peuple si docile et facile à enrôler dans une propagande aussi crasse, le souvenir d’une des leçons que j’ai retenues de mon professeur de sociologie de l’information, Francis Balle, de l’université Paris 2, incontestablement le meilleur expert français, l’un des meilleurs au monde, des médias. “Les gens s’exposent sélectivement à ce qu’ils veulent”, dit-il.
Se pouvait-il alors, m’interrogeais-je, que ce peuple du Sénégal, toutes tendances confondues, qui était resté de marbre s’il n’exultait pas comme certains dans ses rangs, était content de me voir derrière des barreaux alors même que je n’avais commis aucun tort ni n’avait aucun point sombre dans ma vie ou dans mon casier judiciaire ?
Avais-je affaire à un peuple lâche, qui feignait de ne pas voir que mes combats participaient de sa libération de son propre maintien dans une prison à ciel ouvert épousant les frontières géographiques de la nation ?
Les questions se multipliaient dans ma tête, de nature à me culpabiliser, mais, plus puissante et calme fut l’attitude que j’adoptais. Elle était fondée sur la certitude que je n’avais pas fait une faute qui pouvait justifier mon arrestation illégale.
J’étais victime d’un abus de droit et, me dis-je, je redevenais une version contemporaine d’actes enregistrés dans les pages sombres de l’histoire humaine.
En me retenant dans une prison, au milieu de détenus de droit commun, mes captifs ne réinventaient pas une roue. Ils refaisaient, instinctivement, ce qu’il y avait de pire dans la gestion des sociétés.
Béate lâcheté
La foule sénégalaise était là, comme frappée d’une béate lâcheté.  En le voyant insensible à ce qui se jouait me revint en mémoire le souvenir d’autres temps, quand des peuples se firent les complices actifs et fervents soutiens d’autocrates, tels les Hitler et Staline, qui pourtant embastillaient sous leurs yeux d’honnêtes personnes, avant de se tourner vers ceux qui les applaudissaient au départ.
Partir en exil devenait dès lors une incontournable alternative à mesure que je constatais combien la société sénégalaise était devenue putride.  Voir ce pitoyable et criminel président, Macky SALL, couard en chef, se réfugier derrière des forces de sécurité, assujetties et détournées de leurs missions; entendre un ignare et faussaire, larbin, ministre de la justice proclamer au mépris de la présomption d’innocence ni de respect de la due diligence judiciaire sa fierté “illégale” d’assumer mon arrestation; lister les témoignages aussi faux et traîtres de personnes, dont de vieilles connaissances, recrutées en mercenaires pour m’enfoncer immoralement dans les journaux et sur les plateaux de radio et télés dans des procès en sorcelleries dignes des purges de Goebbels et Staliniennes; perdre confiance en ces forces de la division des investigations criminelles (DIC) qui “fabriquaient” sous mes yeux des propos pour me les imputer afin de justifier ce qu’elles appelaient mon “offense” au Chef de l’état tout en passant sous le tapis mes graves et documentées accusations sur ses crimes économiques et son adultère avec Mina Lakrafi; décrypter le visage cynique et abject d’un juge, Samba SALL, incarnation abominable de la déchéance de l’Etat de droit au Sénégal; et surtout entendre le silence des forces vives, des religieux aux syndicalistes, des femmes aux jeunes, et les observer s’aplatir devant un sale régime dictatorial sans nourrir aucun remords face à l’injustice qui n’était imposée…
Rétablir la vérité
Qu’assez rapidement il y ait eu des acteurs, surtout de la Diaspora, en particulier à partir des réseaux sociaux, pour tenter de rétablir la vérité était certes un bémol mais que pesait, en ces premières heures, ce régiment virtuel face à une armée décidée à abattre celui que le dictateur aux petits pieds, Macky SALL et son pantin de ministre de la justice avaient désigné à la vindicte populaire.
Quand les portes de la prison se sont ouvertes pour me laisser rentrer chez moi le 20 septembre 2019 sans explication ni justification, je m’étais certes résolu à faire mes devoirs pour remercier celles et ceux qui, progressivement, ayant réalisé que j’étais victime d’un déni de justice avait fini par rallier ma cause et militer, même en nombre restreint, pour ma libération.
Je ne pus cependant ne pas m’interroger sur ces visiteurs qui venaient me voir à la prison afin de me convaincre de céder du terrain pour faire un compromis au profit de mes geôliers politiques. Combien ils étaient méprisables ces chasseurs de primes! L’étaient aussi celles et ceux qui le sauver profiter de ma détention pour en faire un fonds de commerce, y compris en m’attendant à la sortie pour que je sois un gadget au service de leurs plans cachés.
En réalité, en écrivant ces lignes, je ne peux résister à l’idée de rappeler le dégoût qui montait en moi plus le temps carcéral s’écoulait et que je voyais cette société sénégalaise et ses lourds, puants, travers se confirmer sous mon regard et la surveillance de ma conscience.
Ce n’est donc pas avec quelque sens d’une liberté totale que j’accueillis cette liberté provisoire qui m’était consentie par ce pouvoir politique monstrueux et ses excroissances dans toutes les sphères de la société et de l’état quand je n’aurais jamais dû perdre un pouce de mes droits.
Plus je me promenais dans les rues du pays et reprenais contact avec mes compatriotes plus je me demandais : où étaient-ils pendant que la forfaiture s’opérait?
Comment faire confiance à un pays qui viole ses lois? Comment se sentir bien au milieu d’un peuple qui tourne la tête pour ne pas voir quand l’inacceptable, l’assassinat des libertés d’un citoyen se produit ? Comment rester dans un pays où, à tout moment, un juge injuste, un pouvoir criminel, un ministre de la justice plus chien qu’humain, un président de la république ayant peur de l’ombre de ses crimes ou une société tapette et des forces vives complaisantes contre la vérité peuvent se coaliser pour combattre un homme dont le seul tort est d’avoir raison et d’être mû par des idéaux nobles, en plus de refuser de participer à la criminalité d’état?
Jeunesse africaine
Cette lettre, je l’écris pour que la jeunesse africaine sache. En commençant donc par celle de mon pays.
Vous le savez maintenant : je ne suis pas le méchant diable à cornes qu’on vous a décrit au moment de mon arrestation. Je suis fier de vous. De votre capacité d’investigation. De votre quête de la vérité qui vous a menés, jeunes qui avec suivi ma saga, à comprendre qu’ils vous avaient mentis sur mon compte.
J’ai décidé d’écrire ce texte parce que vous êtes l’avenir qui est déjà maintenant, et vous ne devez pas prendre les rênes de nos nations sans savoir, sans vous pénétrer des bonnes pratiques, sans vous écarter surtout de ces mauvaises manières qui ont conduit nos pays et nos sociétés dans un état de banqueroute autant économique que morale.
En vous empêchant de savoir la vérité les geôliers de nos États, qui correspondent à la camarilla qui s’est liguée pour tenter de tuer l’image que j’incarnais, leur projet est de vous mouler selon leur modèle qui célèbre les mauvaises valeurs, celles où ils s’épanouissent.
Jeunes du Sénégal, jeunes d’Afrique, c’est vous qui ferez la révolution salvatrice pour faire sortir nos pays de leur impasse actuelle. Vous devez la faire pour sauver même les serviles électeurs achetés, les adultes silencieux face aux forfaitures, les forces vives éteintes par la corruption, les politiques et institutions apatrides.
Vous êtes invités par l’histoire pour dire non à l’injustice qui me force aujourd’hui à un exil que mes états de service pour ce continent et mon pays, respectables, ne justifient pas. Demain, d’autres exilés prendront la route du lointain, feront leur Barca ou Barzakh, parce que la foule, les jeunes, se sont tus en ne disant rien pendant que les prédateurs, comme Macky SALL, tuaient nos acquis de liberté et nos rêves…
Adama Gaye * Auteur de: Otage d’un État (Editions l’Harmattan, Paris)
Exilé. Le Caire 16 juillet 2020

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