L’Expulsion (et la Fuite) des Cerveaux

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I. Introduction

Ce n’est pas pour rien que les Anglais ont inventé le terme de « brain drain » qui signifie «drainage de cerveaux.» L’expression « fuite des cerveaux » implicitement exonère les sources (pays) et semble intimer un blâme ou pour les cerveaux ou pour leurs pays de destination. Pour ceux qui comprennent les nuances du langage, je souligne que « drainage » connote l’existence d’une pente commençant à la source (où certaines des trois conditions ne sont pas acquises au même degré qu’elles le sont à la destination) et descendant vers la destination. Les Anglais ont inventé
«brain drain » pour caractériser l’émigration de certains de leurs cerveaux vers les USA.

II. « La fuite et l’expulsion » des cerveaux dans le contexte historique

Les cerveaux, pendant plus de trois millénaires, ont étés en mouvement à recherche de trois choses principales :

· La sûreté et sécurité de leurs personnes physiques ainsi que de leurs familles ;
· Un support ou une rémunération qui leur permet de subvenir aux besoins fondamentaux de leurs familles dans le contexte socioculturel et économique qui prévaut (Besoin Fondamentaux : nourriture, logement, santé, habillement, et
besoins de fonctionnement modéré dans la culture ambiante) ; et 
· Un support et une autorisation de pratiquer leur érudition, leurs sciences, etc., dont l’apprentissage et le perfectionnement ont pris un temps se mesurant en de nombreuses années (au moins 20 ans, de nos jours, pour le Ph.D. ou doctorat d’état)

Support (Voir point 3 en haut) dans ce contexte signifie avoir accès aux équipements, instruments, matériels, livres, bibliothèques, journaux, …nécessaires pour pratiquer leur « savoir et savoir-faire ». Et autorisation veut dire les libertés fondamentales, y compris celles d’expression et de religion, pour s’adonner au travail et à la dissémination des résultats (nouvelles connaissances, produits, procédés, disciples formés, …). Le point crucial est de comprendre que chacun des ces trois points est nécessaire, pour le long terme, pour attirer ou retenir les intellectuels, chercheurs, érudits, artistes, … de haute réputation et qui ont dévoué des années à l’acquisition de leur « savoir et savoir-faire ». Il faut également noter que ces trois points constituent une taxonomie ou une hiérarchie : Quand le premier n’est pas acquis, les deux autres n’ont aucune signification ; et c’est seulement quand les deux premiers sont acquis que le troisième entre en jeu ! Des gens non-habitués aux réflexions rigoureuses et disciplinées peuvent vous citer une anecdote qui contredit cette hiérarchie. Ne soyez pas trompés : Les rares exceptions dictées par des conditions familiales ou personnelles ne sont pas des démentis à une tendance générale et qui a été vérifiée, pendant des millénaires, par la pratique – au niveau planétaire. Par exemple, quand la famille d’un chercheur est prisonnière d’un tyran, il est fort possible qu’il risque sa vie et retourne – avec un espoir de sauver sa famille ; des situations économiques et financières délabrées, pour sa famille, peuvent aussi motiver un retour. Ce retour ne dément point la tendance générale.

Pythagore a lu son théorème à la bibliothèque d’Alexandrie, en Egypte. Son grand mérit inclue sa compréhension et diffusion du théorème. Sans lui, le théorème pourrait être perdu (suite a l’incendie) pour être redécouvert plus tard. De
nombreux scientifiques, mathématiciens, et philosophes des temps anciens ont séjourné en Egypte, plus particulièrement à Alexandrie. J’espère que tout malien sait qu’à l’Université de Sankoré et à d’autres dans la ville de Tombouctou, travaillaient ou apprenaient des érudits et étudiants venant de partout le monde, respectivement. Pour plus de détails, prière de consulter l’Histoire de l’Afrique Noire by Joseph Kizerbo. Des mercenaires à la solde d’un roi marocain ont détruit l’Université en 1591. [Ils avaient des fusils que les braves guerriers Songhoï n’avaient pas.] A Tombouctou, les professeurs Ahmed Bagayoko et Ahmed Baba étaient maliens. Le Pr. Bagayoko, un des enseignants du Pr. Ahmed Baba, était un noir, cela je le sais. Ils y avaient des érudits de partout le monde.

De façon similaire au cas d’Alexandrie, les centres intellectuels ou culturels de première classe, du temps de l’ancienne Egypte à aujourd’hui, continuent à attirer et à retenir les érudits, les artistes de talent, respectivement. Ceux qui veulent
en savoir plus long sont invités à étudier le cas de la migration des chercheurs, savants, et artistes européens aux USA, de 1933 à aujourd’hui.

Albert Einstein, pour citer un cas spectaculaire, a immensément contribué à la grande réputation de l’Université de Princeton, en New Jersey, aux USA. Le cas de Werner von Braun qui a énormément contribué aux efforts aéro-spatiaux des USA est un autre. Notez également les nombreux européens qui ont participé au Projet de Manhattan, i.e., la conception et fabrication des premières bombes atomiques. Ce rappel historique est pour souligner qu’il n’y a rien de nouveau concernant le mouvement des intellectuels, chercheurs, et artistes à travers le monde. Les trois points clés énumérés en haut donnent les explications nécessaires. Même aujourd’hui, près de la moitié des étudiants supérieurs (au-delà de la maîtrise) en ingénierie, dans les universités américaines, sont des étrangers. (Voir Science and Engineering Indicators, 2004 : http://www.nsf.gov/statistics/seind04/ et d’autres issues de la même publication.)

D’ailleurs, pourquoi ne pas citer l’expulsion des maliens vers la Côte d’Ivoire et d’autres pays africains de 1960 1991, avec accent sur la période de 1968 à1991 ?

L’expulsion relativement non-violente de 1960 à 1968 avait plutôt trait au refus de la double nationalité que des intellectuels et autres maliens avaient et à la démagogie de certains leaders qui, par leurs mots et non pas leurs actions,
voulaient apparaître comme les seuls dévoués à la cause malienne ! Comme tout flatteur vit au depens de celui qui l’ecoute, certains de ces « leaders » étaient des « griots modernes » autour du President Modibo Kéïta. [Désolés, MaliWatchers, je sais que plusieurs d’entre vous n’étaient pas encore nés. Par souci de complétude de la narration des faits, je devais rappeler les années 1960 à1968 !]

L’Inde, la China, l’Irlande, et d’autres pays, qui ont changé de façon significative la direction du mouvement de leurs cerveaux, ont purement et simplement pris les dispositions nécessaires pour que les trois conditions soient acquises. Tout pays a d’ailleurs besoin d’avoir certains des siens à l’extérieur.  La question est de créer les conditions (voir les trois points) pour que cette migration innocente et même bénéfique ne devienne pas une hémorragie débilitante.
A qui est la responsabilité quand l’hémorragie advient ?

III. L’Expulsion des Cerveaux

Par souci de breveté, je ne vais pas élaborer longuement sur ce point. Ce n’est pas nécessaire. Les dictatures royales, impériales, et militaires, à travers l’histoire humaine, ont rendu impossible la première des conditions (Voir point 1
sous la Section II plus haut.) Certains maliens peuvent écrire des livres sur le traitement des intellectuels maliens de 1968 à 1991. Les rapports d’organisations internationales, certains desquels rapports sont disponibles sur l’Internet, font
le point de manière impartiale. Là se trouve la composante majeure d’expulsion des cerveaux – que ce soit d’Afrique ou d’autres continents ou pays. Prière de se rappeler l’expulsion des intellectuels, particulièrement juifs, sous le régime du
nazisme allemand de 1933 à 1945. Cette sous-composante de l’expulsion est liée directement au premier point de notre taxonomie.

Une deuxième sous-composante réside dans une faillite d’acquérir le deuxième point de la hiérarchie des motives (ou forces) qui gouvernent le mouvement des intellectuels et autres. Le Dr Falaye a decrit de façon poignante la situation qui
prévaut au Mali. Je cite (avec modifications mineures pour clarté) :

«La prise en charge des cadres ici est ridicule dans notre pays (Mali.) Un jeune médecin ou un jeune pharmacien à la fonction publique malienne se bat pour avoir 143 000 Fcfa par mois (en trois à quatre ans d”exercice) après 20 classes validées tandis qu’un sortant de l”ex ENA, magistrat après 16 classes validées, a 425 000Fcfa. Par ailleurs, il y a des leaders (bavards) de partis politiques, certains sans diplômes, qui se font facilement 1 000 000 Francs cfa par mois. »

Quant à la sous-composante trois de l’expulsion, elle est facile à comprendre quand on sait que quelqu’un n’investit pas 20 ans ou plus de sa vie à acquérir un haut niveau de « savoir et savoir-faire » afin de se placer dans des conditions qui garantissent la perte cette expertise. En effet, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », « c’est en forgeant qu’on reste forgeron », et « c’est en cherchant qu’on demeure un chercheur. »

Il faut noter qu’avec du temps et du progrès concernant les infrastructures majeures (de communication, de santé, bancaires, d’éducation, d’entreprise ou d’affaires, et d’autres) il est possible que le gouvernement cesse d’être
l’employeur principal des intellectuels. Malheureusement, le progrès semble lent vis à vis de l’amélioration des infrastructures clés. « Free et Fair Market » peut nous aider à arriver au stade où le secteur privé pourra attirer et retenir de nombreux intellectuels et autres. Soyons prudents, cependant, pour comprendre que « free market » (marché libre) est un non-sens si les lois ne sont pas en place ou ne sont pas appliquées pour forcer ce marché à être « fair », c’est à dire équitable.

Equité n’est pas égalité. Equité signifie un traitement comparable pour deux entités ou individus dans des circonstances similaires ; des salaires comparables pour des formations et efforts similaires ; des punitions (amendes ou durées de prison, …) similaires pour des violations similaires des lois (que ce soit de douanes, d’impôts, d’importation ou violations d’autres lois commerciales, civiles ou pénales.) Par exemple, pendant le Symposium Malien des Sciences Appliquées (MSAS) de 2004, nous avons découvert que s’il existe des procédures et des lois au Mali pour protéger la propriété intellectuelle (brevet d’invention et autres), les chercheurs maliens que nous avons rencontrés, et qui travaillent au Mali, n’ont pas semblé connaître leur existence.

IV. Quelle est la Solution ? Qui Accuser ? Que Faire ?

Je commence par « qui ne pas accuser. » Pour tout pays, le problème de l’expulsion et de la fuite des cerveaux est pour ses citoyens, et seulement ses citoyens, à résoudre. Contrairement à certains de mes collègues, je félicite donc M. Chirac et les Français : Le premier pour faire ce qui est dans l’intérêt supérieur de son pays (chose pour laquelle il est payé) et les deuxièmes (les Français) pour s’assurer (à travers leurs votes, manifestations, félicitations, …) que M. Chirac est en train de servir leurs intérêts !

D’ailleurs, M. Chirac et les leaders d’autres pays européens, pour de nombreuses années, ont pris des étapes pour renverser la tendance migratoire (vers les Etats-Unis ou d’autres pays) de leurs superstars intellectuelles. J’ai déjà noté
comment l’Inde, la République Démocratique et Populaire de Chine, et l’Irlande ont pris des pas de géants pour attirer et retenir leurs intellectuels et d’autres citoyens talentueux ou renommés. De l’antiquité à aujourd’hui, je ne connais pas un cas ou la solution du problème d’expulsion et de fuite des cerveaux n’a pas été ou n’est pas endogène.

Si le Mali a un problème de « brain drain », il appartient aux maliens, et à eux seuls, de le résoudre. Quand les dirigeants se lamentent au sujet du problème, ils le font à cause de leur manque de compréhension approfondie du problème ou pour donner l’impression qu’ils se soucient du pays ! Gardons-nous, cependant, de tomber dans la complaisance facile consistant à accuser les leaders et seulement les leaders. Il appartient aux citoyens d’un pays de veiller à ses intérêts supérieurs. En particulier, les citoyens ont le devoir de suivre, de documenter de façon responsable et non-tendancieuse, d’évaluer, de féliciter, de manifester contre, … ce que leurs leaders font (en leurs noms et avec les ressources humaines, foncières, minières, matérielles, et autres de leur pays.) Dans une démocratie, le vote bien-informé est l’un des outils principaux d’exercice d’une citoyenneté responsable (pas nécessairement militante, mais responsable.)

Quelqu’un a déjà mentionné le fait que le projet TOKTEN constitue un moyen idéal pour engager les intellectuels expatriés maliens dans le processus de développement. J’en conviens totalement. C’est pourquoi je ne comprends pas le manque d’action sur des recommandations pertinentes visant à étendre et à renforcer ce projet. En particulier, j’ai soumis (au Ministre de l’Education) un document de 15 pages relatif à la planification stratégique de l’enseignement
supérieur au Mali. Ce document, intitulé « Termes de Référence pour la Planification Stratégique de ‘Enseignement Supérieur au Mali », contient également des recommandations pertinentes sur l’établissement de Bureau de Projets
Sponsorisés dans les structures universitaires et des Grandes Ecoles, aussi bien que de rapports responsables entre les branches de recherches des ministères et ces structures de l’enseignement supérieur. Prière de bien noter que les bureaux de projets sponsorisés sont des instruments formidables qui, de concert avec des rapatriés nationaux, peuvent monter des projets or programmes de grandes échelles, avec le financement international, bilatéral ou des grandes fondations – de manière à assurer, à long terme, le retour de certains de ces rapatriés au bercail. C’est ce que l’Inde et la RDP de Chine ont fait, parmi autres choses.

En effet, la situation présente au Mali, depuis l’instauration de la démocratie en 1991, est telle que la condition No. 1 est totalement acquise (Voir Point 1 sous la Section II plus haut.) Les conditions 2 et 3, il faut le savoir, peuvent être
acquises avec la participation de certains rapatriés eux-mêmes, si la clairvoyance et la volonté politique des leaders ou si les demandes de citoyens bien informes passe étaient à des niveaux suffisamment élevés. Quand on prend en compte les ajustements de taxe et de coûts de la vie, il ne semble pas être trop difficile d’amorcer une solution reposant en partie sur TOKTEN. Apres tout, la question est une de participation au développement et non de retour a tout pris pour grossier les rangs du chômage.

J’ai également attiré l’attention de nombreux maliens, y compris à travers une émission télévisée à Bamako, en 2004, sur le livre sans pareil pour « Inventer un Avenir Meilleur. » La version anglaise est « Inventing a Better Future. » Cette
publication du Conseil de l’InterAcademies est le résultat de deux années de réflexions et de pensées approfondies qui ont établi que l’éducation en science et technologies et la recherche en science et technologies sont indispensables pour le développement économique et autre ! J’ai élaboré sur la recommandation centrale du livre : il faut mettre en œuvre toutes les recommandations du livre ; les choses sont tellement complexes que toute mise en œuvre partielle de certaines recommandations (et pas d’autres) ne réussira presque jamais. Le livre est littéralement « Le livre des livres » sur le développement. Notons bien qu’il s’applique à tout pays. Les pays en voie de développement tireront le plus gros
bénéfice de sa mise en œuvre.

Le livre d’ailleurs discute le projet TOKTEN (pas seulement celui du Mali) pour signifier qu’il joue un rôle important. Le livre décrit également ce qu’il faut faire pour attirer et retenir les chercheurs en science, mathématiques, et technologies. En particulier, le livre discute les succès de l’Inde et autres pays. Inutile d’ajouter que de nombreux d’experts informaticiens de l’Inde travaillent chez eux à la solde de corporations multinationales! Et dire que le Mali n’a pas un département de Science de l’Ordinateur dans l’enseignement supérieur ! [La recommandation a été faite et les raisons pressantes ont été fournies il y a des années.]

La démocratie malienne, en dépit de sa bonne réputation internationale, manque toujours le cinquième pouvoir : les sources d’information scientifiques, professionnelles, correctes et complètes sur les activités et actions des uns et
des autres. Ce pouvoir est différent de l’exécutif, du législatif, du judiciaire, et de la presse. La complexité des choses est telle que sans elle, une démocratie du troisième millénium laisse énormément à désirer ! La presse peut parler des
problèmes, des opinions, des partis politiques, des lois, et autres. Elle n’a ni la connaissance ou savoir (scientifique, mathématique, statistique, et autre) ni le savoir-faire (d’analyse quantitative, de programmation à outrance) pour jour le
rôle des « think tanks » dont les publications périodiques (y compris annuelles) saisissent la dynamique complète du processus socioéconomique et politique de manière à situer les responsabilités de façon scientifique et impartiale.
Malheureusement, les sources de financement ou ne comprennent pas ou n’ont pas tellement intérêt à voir des « think
tanks » performants en opérations dans les pays en voie de développement. Et malheureusement, la situation socioéconomique dans ces pays n’est généralement pas capable de supporter un tel « think tank » indépendant de toutes tractations politiques et tendancieuses.

V. Conclusion

En plus d’acquérir et de lire « Inventer un Avenir Meilleur » ou « Inventing a Better Future», peut être des intellectuels doivent se pencher sur les voies et moyens pour établir des « think tanks » dévoués à la démystification. Dans les
processus complexes, les approches superficielles et anecdotes (comme aux grins de thé) ne mènent presque jamais à des solutions réelles. [Les délusions sont à la portée de tous !] Là encore se trouve l’importance d’Inventer un Avenir Meilleur.

Courage à et bonne chance à nous tous. Rappelons-nous que « la chance est ce qui se passe quand la préparation rencontre, reconnaît, et agit sur l’opportunité. »

Diola Bagayoko, Ph.D. (Bagayoko@aol.com)
Professeur Distingué de Physique du Système d’Universités du Sud
Baton Rouge, Louisiana, USA

VI. Bibliographie : L’InterAcademy Council, 2004. “Inventer un Avenir Meilleur : Une Stratégie pour Bâtir une Capacité Mondiale en Science et Technologie.”
Sommaire disponible sur l’Internet: http://www.interacademycouncil.net/news.asp?id=6805 (en français). Complete Report in English: http://www.interacademycouncil.net/report.asp?id=6258 (in English).
L’InterAcademy Council envoie des copies du rapport complet, en français, aux pays or organisations qui en demandent en envoyant une requête à secretariat@iac.knaw.nl

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