L’autre jour, j’étais malade et je suis allée voir le docteur, celui qui est près du goudron. Il m’a dit de partir jusqu’au Point G pour des analyses de sang et des échos du ventre, que ça vaudrait dans les 50 000 Fcfa. Je n’y suis pas allée. Je n’ai même pas de quoi acheter le paracétamol au boutiquier du coin. Les repas, c’est du copier-coller chez nous, et pourtant, la maman fait tout ce qu’elle peut pour varier la sauce.
La vie n’est pas facile. Le matin, je n’ai pas d’argent pour prendre la Sotrama. Je vais à pieds jusqu’à la Fac. Quand j’arrive, je m’asseye et j’attends. Les profs n’arrivent jamais. À la Flash, ça fait des mois qu’on attend le trousseau et la bourse. Je suis fatigué. Je vois leurs grosses 4X4 sortir de leurs belles villas. Je sais que leurs fils seront embauchés, et que nous, les pauvres, on finira chômeurs-diplômés, car on n’a pas de relations. Moi, j’en ai marre. J’en ai assez de tout ça. Je vais partir. Partir loin, à travers le désert. Je me débrouillerai. Je travaillerai en route pour payer les passeurs. Je prendrai une de ces barques qui mènent en Europe, ou alors, je sauterai par dessus les grillages entre le Maroc et l’Espagne. Je recommencerai autant de fois qu’il faudra. Mais, j’y arriverai. Je réussirai. J’en ai marre de ce pays. Il n’y a aucun avenir. La seule alternative, c’est partir. Je sais que c’est risqué. On entend dire que beaucoup meurent en route. Mais finalement, prendre le risque de mourir dans le désert ou en mer, c’est rien. Il faut tout essayer. C’est mieux que de mourir de désespoir, jour après jour, toute ma vie, ici, dans mon propre pays. Je veux partir. On veut tous partir. Si je réussis à aller jusqu’à Paris, je me débrouillerai sur place. J’ai un cousin là-bas. Il m’aidera au début. Je trouverai bien de petits boulots. Et puis, pour la police, il paraît que si on fait attention, ça va. Je suis honnête, de toutes façons, je vais là-bas pour travailler, ils n’auront rien à me reprocher. Dès que j’aurai un peu d’argent, je l’enverrai à ma mère, elle sera fière de moi. Ce sera plus facile pour elle, pour mes petits frères, elle pourra envoyer tout le monde à l’école.
Et pourtant, à quelques milliers de kilomètres de là, les vagues mortelles de la Méditerranée viennent à nouveau d’engloutir les rêves de jeunes Maliens. Si les embarcations de fortune ne coulent pas à quelques encablures de Lampedusa, elles chavirent aux larges des côtes libyennes. Ceux que la traversée a épargnés se débrouillent. Ils se fondent comme ils peuvent dans l’anonymat de Paris et sa banlieue. De foyer en logement éphémère, ils finissent parfois par trouver un lit dans un immeuble désaffecté où logent déjà des dizaines d’autres candidats à une vie meilleure. Les tâches ménagères sont réparties afin que, malgré la précarité, le quotidien soit supportable. C’était comme ça, à Bagnolet, dans la toute proche banlieue Est de Paris. Une clôture blanche, un immeuble moderne au milieu d’une grande cour, une vaste salle commune où il y a quelques jours encore, on pouvait entrer et s’asseoir.
Depuis huit mois, 250 personnes, connues sous le nom de Collectif des Baras, vivaient dans les étages de cet immeuble inoccupé depuis 2 ans. Les bureaux avaient petit à petit été transformés en pièces à dormir. La journée, chacun se débrouillait. Malgré toutes les démarches entreprises auprès des instances municipales et départementales, le Collectif vivait en permanence dans la crainte de l’expulsion imminente.
Le soir du vendredi 1er août dernier, au sous-sol, un feu, sans doute criminel, a précipité tout le monde dans l’obscurité de la nuit. Le soutien et la présence de certains élus, de voisins et d’associations locales n’ont pas fait plier les autorités. «Les Baras» ont été expulsés. Ils avaient vécu sans-papiers, ils redevenaient des sans-abri. Les amis leur ont tendu des bâches sur le parvis de la mairie. Cela n’a pu durer que quelques heures. Menacés, ils se sont réfugiés sous l’échangeur de l’autoroute. Ils risquent maintenant l’arrestation, car ils vivent en France, dehors, sans autorisation. Ils ne demandent qu’une chose, être régularisés. Avoir le permis de séjour, c’est pouvoir travailler légalement, prendre un logement, payer le loyer et vivre au grand jour. Tous les gouvernements occidentaux communiquent sur leurs «politiques migratoires», les organismes internationaux parlent «de flux et d’afflux de migrants», des sommes vertigineuses sont allouées à des «Fonds de gestion des frontières». Les Etats ne veulent plus «accueillir toute la misère du monde», accueillir ceux qui fuient l’insécurité et la guerre, accueillir ceux qui fuient la pauvreté et le désespoir. Et si ceux qui roulent dans leurs grosses 4X4, ceux dont les fils sont sûrs de trouver un emploi, ceux dont les villas ont poussé comme des champignons, ceux dont les épouses ne font pas des kilomètres pour puiser l’eau, ceux dont l’air conditionné continue de ronronner malgré les délestages, si tous ces gens se préoccupaient de leurs concitoyens, jeunes et vieux, hommes et femmes, fillettes et garçonnets, si tous ceux qui ont été choisis, élus, faisaient tout simplement leur travail, remplissaient leurs missions, si les deniers publics étaient utilisés pour le public, plus personne ne ferait ce rêve occidental qui se transforme trop souvent en cauchemar. Plus personne ne quitterait les berges du Djoliba pour échouer sur celles de la Seine.
Françoise WASSERVOGEL