De plus en plus de veuves et orphelins sont abandonnés et livrés à eux-mêmes, dans notre société, parce que, dans la croyance populaire, on les croit porteurs de guigne, (« téré »). Ces enfants et ces veuves abandonnés sont condamnés à quitter leurs localités, à abandonner leurs lieux de résidence pour errer, grossir les rangs des mendiants dans les grandes villes et agglomérations. Nous avons suivi deux dames partageant la même infortune « Porter ou avoir la guigne » signifie avoir le mauvais œil, la malchance, le manque de chance, l’adversité, la malédiction, porter la poisse, le mauvais sort.
S. vient de Kampolosso, un village dans le cercle de Kimparana, sur la route de San. « Au village, il a été détecté que je porte la guigne. Pour cette raison, je ne pouvais pas vivre dans une famille, encore moins avoir un mari. Et malheureusement pour moi, dès que j’ai convolé en justes noces, mon mari, qui comptait parmi les plus riches du village, a tout perdu. J’étais la coupable toute désignée. Malgré que mon époux et moi nous nous entendions à merveille, sa famille l’a obligée à me répudier. C’est la raison qui m’a poussée à l’exil, à me retrouver à Bamako », explique encore A. Dembélé, les yeux remplis de larmes.
Dans son village, malgré que cette histoire date de quelques années, beaucoup s’en souviennent encore. « Elle ne vous a pas tout dit. Elle porte effectivement la guigne », commence le vieux chasseur O. Dembélé à qui nous avons été référées, et qui consent à nous entretenir après un interrogatoire serré. « En fait, malgré que son premier époux avait été avisé, il s’est entêté à l’épouser. C’est chez lui que toute la contrée allait s’endetter. C’est à lui que tout le monde faisait recours pour passer des moments difficiles. Mais, en moins de trois mois, il a tout perdu. C’est en ce moment qu’il a compris et qu’il a consenti à se séparer d’avec A. S. Ce qu’elle ne vous a pas dit, c’est que, quand son premier mari l’a répudiée, il a recouvré sa richesse et ses avoirs. Il est vivant, il peut témoigner. Ce qu’elle ne vous a pas dit, c’est qu’un cultivateur du nom de Zana l’a épousée. Il était dans la force de l’âge, avait dans son grenier de quoi tenir des années. Mais, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, il a tout perdu. En l’espace d’une saison des pluies, il est mort en quémandant sa pitance quotidienne. Son premier époux ne vit plus dans ce village, mais, si vous parvenez à trouver sa trace, il vous édifiera », dit le vieux Zana avant d’ajouter, « ne jouez pas avec la guigne. C’est une réalité ».
A quels signes peut-on reconnaître quelqu’un qui porte la guigne ? La question semble l’étonner et l’amuser en même temps. « Vous pouvez ne pas connaître. Il y a des signes connus de tout le monde. C’est pourquoi les parents font tout pour corriger certaines attitudes, marnières chez les jeunes filles. Mais, dans tous les cas, c’est connu des anciens, et vous devrez juste vous fier à ce qu’ils vous recommandent ».
Koumba Kamissoko habite à Bamako, Taliko. Elle est dans une maison inachevée. Elle est au service de toute la petite communauté, pour garder des enfants, veiller sur une porte dont les voisins sont partis à une cérémonie, parler entre voisins qui sont en brouille.
Dans le quartier, on ne lui connaît ni parents, ni occupations. Parce qu’elle est en bon terme avec tous les voisins, elle est la maman de tous les chefs de famille qui veillent à ce qu’elle ne manque de rien.
La foi dans la tradition
Koumba Kamissoko, cependant, traîne un lourd secret. Il se murmure dans les quartiers, mais personne n’en parle à haute voix. Finalement, prenant notre courage à deux mains, nous l’abordons. Et, après un moment d’hésitation, elle nous explique. « J’ai été mariée quatre fois. J’ai été veuve quatre fois. Mon premier mari n’a pas vécu plus d’un an après le mariage. A chaque fois, je perdais mes époux de façon mystérieuse et brutale. Personne ne me consolait, bien au contraire, je passais pour la responsable de ces disparitions. On m’a accusé de tout. Je n’étais plus la bienvenue dans ma famille paternelle, car, même mes parents ont dit qu’ils n’ont connu la félicité que seulement lorsque j’en suis partie. J’ai été mise à la rue, sans ressources, sans soutien, sans destination. Même à mes amies d’enfance, il a été défendu de m’approcher. C’est en désespoir de cause que je me suis retrouvée à Bamako. Grâce à de bonnes volontés, j’ai commencé à squatter des maisons en construction. Je fais tout pour ne pas m’installer à proximité de ressortissants de mon village. A deux reprises, il est arrivé qu’ils avertissent des voisins qui ont fini par se détourner de moi, plus par crainte que par conviction. En tout état de cause, me voilà contrainte pour toujours à l’exil, interdite de retourner dans mon terroir, juste pour des préjugés ».
« La guigne est une vérité et une réalité aussi bien dans la religion que dans la tradition. Cela concerne toutes les créatures mêmes les animaux », explique Boubacar Traoré, traditionnaliste, habitant Molasso, un village près de Sikasso. C’est de là d’ailleurs que vient la vieille Koumba. Pour lui, même les animaux peuvent être porteurs de guigne, à commencer par le cheval. « Quand on achète un cheval, on regarde les signes. Ceci est extrêmement important car si tu attaches un cheval portant la guigne, non seulement ta fortune va finir, mais en plus c’est ta famille qui va se disloquer », explique le vieillard.
« C’est pourquoi quand un garçon veut se marier, on prend le temps et la peine de se rendre chez la fille pour les salutations. En réalité, c’est pour analyser les signes sur la fille. Ainsi, si vous coïncidez avec la fille en train de puiser de l’eau, il n’y a rien à faire si vous entrez dans ce mariage vous signez votre arrêt de mort ».
« Quand le garçon de mon grand frère a voulu se marier, on nous a montré la fille et les signes n’étant pas bons, on lui a dit qu’il ne pouvait pas l’épouser. Généralement nous les vieux, on ne dit pas clairement ce que l’on voit venir. Il s’est entêté. La première nuit des noces il est décédé », confie le vieux Traoré.
Bien que les témoignages soutiennent les faits, ces réalités ne sont point en phase avec les articles de la déclaration universelle des droits de l’Homme qui stipulent que « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». (Art. 1er).
L’article 2 de la constitution de la République du Mali stipule que tous les Maliens naissent et demeurent libres et égaux en droits et en devoirs. « Toute discrimination fondée sur l’origine sociale, la couleur, la langue, la race, le sexe, la religion et l’opinion politique est prohibée », précise la Constitution.
Qu’en pensent l’Association malienne des Droits de l’Homme (AMDH) et la Commission nationale des Droits de l’Homme (CNDH) ? Les deux associations ont éludé la question en nous alléguant « le manque de temps », pour nous répondre.
Déterminisme ?
Pour Doumby Fakoly, « ni musulman, ni chrétien, ni juif, juste attaché à nos traditions » ; « pourquoi Dieu va permettre à quelqu’un d’avoir tout ce qu’il veut dans la vie, et à un autre d’être mendiant ? Chez nous les traditionalistes, le destin n’existe pas, la malchance n’existe pas. Il y a toujours une raison qui fait que quelque chose vous arrive dans la vie. Il n’y a pas de raison que Dieu fasse une vie pleine de misères à certains et une vie remplie de bonheur pour d’autres ».
Dans la bible la guigne équivaut à la malchance, au malheur », selon l’abbé Alexis Dembélé, prêtre et sociologue. « Le malheur c’est la calamité, l’adversité, la misère, la peine ». Dans le livre de Job, l’homme à qui Dieu a tout donné, puis tout repris pour tester sa fidélité, il est écrit « honte aux malheurs ».
D’après El Khalil Mohamed, sociologue « la guigne ou malchance, traditionnellement ça existe. Par exemple, il y a des oiseaux qu’il ne faut pas tuer. En Afrique, ça existe et nous pourrons dire qu’en islam, la chance existe ».
L’aspect mis en devant par le sociologue El Khalil, c’est qu’il ne faut pas voir cette question de guigne sous l’angle uniquement malheureux. En réalité, de la même façon que l’on parle de malheur, on parle de chance ou porte-bonheur. Il y a des femmes qui portent des signes montrant qu’elles sont des femmes de chance ou porte-bonheur.
Dans un hadith qui traite de la conception de l’être humain le prophète (saws) dit : « L’Ange se présente à la semence après quarante ou quarante-cinq nuits – après sa fixation dans l’utérus- en disant : « Seigneur Dieu ! Heureux ou malheureux ». Ils sont alors inscrits. Puis, il dit: « Seigneur Dieu! Mâle ou femelle ». Ils sont alors inscrits, ainsi son action, ses traces, son délai de vie et sa subsistance. Puis, les registres sont pliés, rien ne peut être alors rajouté ou enlevé (rapporté par Mouslim).
Si nous supposons que : Heureux veut dire qui a des bénédictions et qui a ce qu’il désire selon la volonté de Dieu, cela suppose qu’il a de la chance! La chance étant évoquée pour faire allusion aux bienfaits, aux bénédictions et les faveurs de Dieu, nous pouvons conclure sans nous tromper qu’elle existe.
Le débat est loin d’être tranchés. Dans l’opinion malienne, la croyance au « téré » est largement partagée. Cependant, il y a beaucoup de discriminations, car, pour beaucoup, les porteurs de « téré » sont uniquement des femmes et des enfants.
Malgré des débats, malgré des cas concrets, beaucoup de personnes au Mali, souffrent encore de ces préjugés qui les condamnent à l’exil, au malheur. Ils sont jugés, condamnés, sans jamais de preuves ou de faits, mais, simplement sur la base de faisceaux de présomptions.
La guigne n’est pas une science. Elle n’est ni vérifiée ni vérifiable. Elle puise sa source dans les tréfonds des cultures, des pratiques et de considérations empiriques. Les Koumba, A. S., sont nombreuses à Bamako, souvent, avec des enfants nés déshérités avant d’avoir posé le moindre geste. Pire qu’un péché originel. Ils sont nombreux nos villages dans lesquels des personnes ayant besoin de compassion subissent la double peine.
Aminata Agaly Yattara