Au terme de sa première mission au Mali du 24 au 29 Juin 2018, l’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali, Alioune Tine, qui a pris ses fonctions d’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali le 1er mai 2018, a exprimé sa grave préoccupation par rapport à la détérioration continue de la situation sécuritaire, des droits de l’homme et humanitaire au centre du pays, ainsi que dans la région de Ménaka. Voici le contenu de ce rapport qui accable…
L’augmentation progressive de violations et abus des droits de l’homme depuis le début de l’année 2018 est alarmante. Dans les régions du centre et de Ménaka, on assiste à des actes de violences de plus en plus meurtriers et odieux avec des exécutions extra-judiciaires, des allégations récurrentes d’existence de fosses communes, sans compter les nombreux blessés et autres dégâts matériels importants causés par les violences identitaires, l’explosion d’engins improvisés dont les victimes sont des personnes civiles. A cela s’ajoutent les victimes des attaques par des groupes armés et par des groupes extrémistes qui terrorisent les populations et les communautés en se livrant à des enlèvements, des assassinats ciblés et à la destruction de biens. Tout cela entraîne un niveau élevé, préoccupant et inacceptable d’insécurité et d’abus sérieux des droits de l’homme.
L’Expert indépendant a recueilli des témoignages directs et indirects sur plusieurs attaques menées par des milices communautaires, souvent avec la participation de groupes armés, qui ont entraîné des morts, des blessés, des destructions ou incendies de biens et des déplacements de populations. Le gouvernement a pris des mesures visant à s’attaquer au problème, notamment, la mission du Premier Ministre au centre du pays, l’envoi à Mopti d’une mission de réconciliation, dirigée par le Ministre de la réconciliation nationale et de la cohésion au mois de mars 2018 ou encore au mois d’avril de la même année, ou encore le désarmement de tous les civils de la région du centre, ordonné par le Premier Ministre. En plus, le gouvernement s’est engagé à ouvrir des enquêtes criminelles sur des allégations de graves violations et abus des droits de l’homme.
« Je recommande vivement aux autorités de donner une suite concrète à ces déclarations en engageant des enquêtes impartiales pour traduire en justice tous les auteurs présumés de ces actes. Ces attaques sont devenues de plus en plus meurtrières et récurrentes pour diverses raisons avec l’implication des groupes armés causant une grave et inquiétante évolution qu’il faut adresser d’urgence pour stopper la spirale de la violence. Je ne voudrais pas voir ces communautés s’entretuer et se déchirer suite à des manipulations » a indiqué l’Expert indépendant.
Lors de sa mission sur le terrain à Mopti, M. Tine a entendu des membres de la société civile ainsi que des représentants des communautés sur la question des attaques indiscriminées de la part de groupes extrémistes, notamment Jama’at Nusrat al-Islam Wa al-Muslmeen (JNIM). La présence très limitée de l’Etat dans cette région, son absence dans plusieurs localités du centre, le manque de services communautaires de base et l’insécurité causée par les extrémistes, les groupes armés, les acteurs du crime organisé ajoutés aux opérations anti terroristes qui ne respectent pas les normes internationales des droits de l’homme, sont de nature à créer des confusions et des amalgames au sein des communautés de la Région. De plus, les terroristes tirent parti de l’absence de l’Etat pour instrumentaliser les communautés et les opposer les unes contre les autres. Il faut souligner qu’à la fin du mois de février 2018, plus de 657 écoles ont été forcées de fermer dans les régions du centre et du nord, affectant plus de 190 000 élèves.
L’Expert indépendant exprime ses profondes préoccupations par rapport à l’augmentation du nombre d’allégations de violations graves des droits de l’homme qui seraient commises par les forces armées maliennes. L’Expert indépendant félicite le Premier Ministre pour sa déclaration en mai de cette année réaffirmant que le Gouvernement ne tolèrerait aucune exaction contre la population civile. Par ailleurs, l’Expert indépendant a souligné aux autorités la nécessité qu’une enquête rapide, indépendante et impartiale soit ouverte pour établir les faits, que des explications publiques et détaillées soient fournies, et que tous les présumés auteurs soient traduits en justice. A propos des opérations antiterroristes, l’Expert indépendant a été informé de l’atelier organisé les 7 et 8 mai pour élaborer un cadre réglementaire visant à prévenir les violations des droits de l’homme en rapport avec la Force conjointe G5 Sahel.
Graves violations et abus…
L’Expert va faire le suivi de cet atelier avec les parties concernées. Le commandement de la Force conjointe G5 Sahel a informé l’Expert que, suite aux évènements de Boulkessy, ils ont envoyé une mission d’enquête sur le terrain qui a abouti à la suspension de l’unité impliquée dans cette affaire. Il appartient désormais aux autorités maliennes de poursuivre la procédure en traduisant les présumés auteurs en justice.
L’Expert indépendant constate que des étapes importantes ont été réalisées dans la mise en œuvre de l’Accord de Paix, et surtout en ce qui concerne les dispositions relatives à la sécurité et la réforme sécuritaire. Les unités mixtes du Mécanisme opérationnel de coordination ont été mises en place à Kidal et à Tombouctou. Le retour de l’administration a été observé à Kidal. L’enregistrement des combattants remplissant les conditions requises pour participer au programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration se poursuit. « J’en appelle à tous les acteurs de tout faire pour que ces processus soient accomplis et soient couronnés de succès car l’enjeu fondamental est la protection des civils » a dit l’Expert. L’Expert indépendant a soulevé avec les autorités ses inquiétudes concernant certaines dispositions du projet de loi d’entente nationale qui violent des principes des droits de l’homme. Ce projet de loi devrait être transmis à l’Assemblé Nationale après avoir été adopté par le Conseil des Ministres. Mr Tine a été assuré que le texte n’était pas définitif et que toutes les inquiétudes seraient prises en compte.
L’Expert indépendant a été informé de la présence des personnes déplacées internes dans les régions de Mopti, Tombouctou, Gao, Ménaka et Ségou. On compte à ce jour 61 404 personnes déplacées à l’intérieur de ces régions et 138 675 personnes réfugiées dans les pays voisins notamment au Niger, en Mauritanie et au Burkina Faso.
L’Expert indépendant a également été saisi de graves violations et abus des droits de l’homme qui continuent de se produire dans la région de Ménaka, dont certains sont imputés aux groupes armés notamment, le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA) et le Groupe d’auto-défense Touareg IMGHAD et alliés (GATIA). Du 26 avril au 18 mai 2018, 123 personnes ont été exécutées dans la région. L’Expert demande aux autorités maliennes d’ouvrir des enquêtes judiciaires dans les plus brefs délais afin de rendre justice aux nombreuses victimes de ces crimes.
La situation humanitaire dans la région s’aggrave. On estime à 4,1 million le nombre de personnes qui ont besoin d’une aide alimentaire. Cette année, la malnutrition aigüe sévère devrait passer de 162 913 à 274 145 au niveau national, et les cas prévus de malnutrition aigüe modérée également de 470 000 à 582 000. Ces chiffres comprennent 11 232 enfants gravement atteints de malnutrition aigüe sévère de moins de 5 ans et 489 238 enfants de 6 à 59 mois souffrant de malnutrition aigüe modérée. En outre, 45 245 femmes enceintes et en situation d’allaitement souffrent de malnutrition aigüe modérée. C’est une urgence sur laquelle on ne peut pas fermer les yeux.
L’Expert indépendant a été informé des attaques continues contre les travailleurs humanitaires. Ainsi, le 6 juin, 19 conducteurs d’un convoi humanitaire ont été enlevés après une crevaison. Ils ont été attaqués, forcés de s’arrêter et emmenés dans un endroit inconnu. Le détournement des vivres et des convois humanitaires fait désormais partie des méthodes utilisées par les groupes armés pour semer la violence et la terreur. L’Expert recommande aux groupes armés de respecter l’espace humanitaire et de faciliter l’accès des acteurs humanitaires aux populations qui ont besoin d’assistance et de protection.
Quant aux élections, l’Expert estime que l’élection présidentielle doit être véritablement libre, transparente et apaisée et qu’elle doit répondre aux normes internationales en la matière. Dans ses discussions avec les autorités, l’Expert a mis un accent particulier sur la liberté de réunion pacifique et d’association ainsi que sur la liberté d’accès aux médias tout au long du processus électoral. L’Expert estime que l’élection présidentielle se tient à un tournant décisif de la vie démocratique du peuple malien. Il est d’avis que tous les acteurs politiques doivent agir de sorte que le grand débat national n’ait pas un impact négatif sur la vulnérabilité de la situation du pays, mais qu’il soit une opportunité pour faire rebondir le Mali et susciter une espérance pour la paix et la sécurité. L’Expert indépendant en appelle à tous les acteurs politiques de bannir les appels à la violence et les discours de haine.
Au cours de sa visite, M. Tine a rencontré des membres du Gouvernement du Mali, des représentants de la société civile, y compris des associations de victimes, des leaders religieux et traditionnels.
L’Expert indépendant tient à remercier premièrement le Gouvernement du Mali et ses institutions pour la collaboration et la coopération dans l’accomplissement de sa mission. Mr. Tine remercie également le Représentant spécial du Secrétaire général pour le Mali, Mahamat Annadif et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) pour l’appui à sa première visite au Mali.
L’Expert indépendant présentera son rapport sur la situation des droits de l’homme au Mali au Conseil des droits de l’homme au mois de mars 2019.
Encadré
- Alioune Tine (Sénégal) a pris ses fonctions d’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali le 1er mai 2018. M. Tine a été un membre fondateur et le Président de la Rencontre Africaine Pour la Défense Des Droits de l’Homme (RADDHO) et Coordinateur du Forum des ONG Africaines à la Conférence Mondiale contre le Racisme en 2000. Il a publié beaucoup d’articles et d’études sur la littérature et les Droits de l’Homme.
Les Experts indépendants font partie de ce qui est désigné sous le nom des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme. Les procédures spéciales, l’organe le plus important d’experts indépendants du Système des droits de l’homme de l’ONU, est le terme général appliqué aux mécanismes d’enquête et de suivi indépendants du Conseil qui s’adressent aux situations spécifiques des pays ou aux questions thématiques partout dans le monde. Les experts des procédures spéciales travaillent à titre bénévole ; ils ne font pas partie du personnel de l’ONU et ils ne reçoivent pas de salaire pour leur travail. Ils sont indépendants des gouvernements et des organisations et ils exercent leurs fonctions à titre indépendant.