Patron-fondateur du groupe hôtelier panafricain Azalaï, Mossadeck Bally est une personnalité incontournable et respectée de la société civile malienne. En exclusivité, il nous livre son analyse de la situation politique, économique et sociale à laquelle la Transition est aujourd’hui confrontée au Mali.
Présent au XXIe Forum de Bamako, qui vient de se tenir dans l’un de vos hôtels, vous participiez à un panel consacré à « la gouvernance à l’épreuve du capital humain ». Comment assainir et moderniser la gestion publique ?
C’est toujours un plaisir de participer au Forum qui est devenu un événement incontournable dans le paysage politique, économique et social du Mali. Je m’en réjouis car ce n’est pas facile aujourd’hui de vendre la destination Mali. Je félicite mon grand frère Abdoullah Coulibaly et toute son équipe pour cette résilience et cette constance dans l’organisation du Forum de Bamako.
Votre question est vaste et le sujet complexe, parce que cela touche à un mal qui gangrène la quasi-totalité des pays africains : la corruption, qui elle-même est la fille aînée de l’impunité.
Tant que nous n’aurons pas combattu l’impunité, il est illusoire de penser que nous allons mettre fin à la corruption. Et tant qu’il y aura la corruption, nous aurons des administrations publiques prédatrices, peu de levées de ressources internes et donc un développement grippé.
Notre panel a été très intéressant. Personnellement, j’ai fait une communication sur la partie e-gouvernement, c’est-à-dire la digitalisation. Parce que c’est un outil puissant de réduction de la corruption : plus vous réduisez les opportunités de contact entre ceux qui sont chargés de la gestion de l’administration publique et ceux qui ont besoin de ces services, plus vous évitez les opportunités de corruption.
Il y a des pays qui sont très en avance : le Rwanda, le Maroc, les Seychelles, l’Île Maurice, le Botswana, la Côte d’Ivoire, le Togo, une grande partie du Sénégal aussi. Je peux vous parler des pays où nous sommes présents : en Côte d’Ivoire par exemple, nous déclarons maintenant nos impôts en ligne, et, au Togo, c’est aussi le cas. Au Mali, des essais sont en cours.
Comment peut-on combattre cette corruption endémique ?
Tout ceci ne peut se faire qu’avec une volonté politique très forte. Tous les fonctionnaires ne sont pas corrompus heureusement, mais une grande majorité est corrompue et profite du pouvoir discrétionnaire que leur donnent les textes pour justement monnayer un service qui normalement est un service public, un service dû et qu’on achète avec nos impôts.
On ne peut combattre la corruption que grâce à :
1 – l’exemplarité. Si le chef vole, quasiment tout le monde va voler. Mais il y a toujours des gens qui sont honnêtes, qui ont des valeurs : même si le chef vole, ils ne vont pas voler. Si la Haute Administration donne l’exemple, le reste suit.
2 – la fin de l’impunité. Pour mener une lutte implacable contre l’impunité, il faut rendre compte, avoir une justice fonctionnelle, moins corrompue que celle que nous avons actuellement car c’est un corps qui malheureusement est très corrompu. Et s’assurer que lorsqu’il y a détournement des deniers publics, il y a des contrôles, des audits… on envoie les dossiers à la justice et celle-ci a obligation de poursuivre..
« Depuis dix mois de transition,absolument rien n’a changé ».
Quelles sont aujourd’hui les priorités économiques, susceptibles de relancer un développement inclusif qui profite à toutes les couches de la population ?
Le gouvernement de transition et le chef de l’Etat ont, bien sûr, leur part de responsabilité dans le blocage social parce que rien n’a changé dans le train de vie de l’État. Il ne faut pas oublier que c’est un mouvement populaire qui a balayé le régime du président Ibrabim Boubacar Keita. Ce ne sont pas les militaires, eux sont juste venus parachever le 18 août. C’est vraiment un mouvement populaire de large ampleur qui a provoqué la chute d’IBK.
On pensait alors vraiment que l’État allait restreindre de manière drastique son train de vie et qu’on allait immédiatement entreprendre les réformes essentielles pour aller vers une IVe République. Mais, pendant presque dix mois, rien n’a été fait. On a eu un chef d’État, un Premier ministre et un gouvernement, mais on a l’impression qu’ils étaient tétanisés. Le train de vie n’a pas diminué. C’est toujours la corruption, la gabegie, le détournement… peut-être même pire que sous IBK. Absolument rien n’a changé.
Le Mali vient de connaître deux semaines de grève générale…
En voyant cela, les responsables de l’UNTM (Union nationale des travailleurs du Mali) se sont dit : « On pensait qu’il y allait avoir des changements qui nous auraient permis de faire patienter notre base jusqu’à ce qu’il y ait un pouvoir démocratiquement élu pour reprendre les négociations. Mais nous voyons que c’est “business as usual”, les mêmes avantages, les mêmes détournements »…
Ils ont donc repris à juste raison leurs revendications syndicales. Je me réjouis cependant de la décision de l’UNTM qui a mis fin à la grève. Au lieu de faire la grève pour rien, les syndicalistes qui n’ont pas d’interlocuteurs ont pris la bonne décision de mettre fin à la grève et d’attendre de voir la suite des événements. C’était une décision de bon sens en attendant, nous l’espérons, que la transition puisse poursuivre son cours.
Mossadeck Bally et le grand reporter Bruno Fanucchi, lors de leur entretien à Bamako, en mai 2021.
La Transition politique précisément semble être à la croisée des chemins. A-t-elle échoué ou le Mali peut-il s’en sortir et exorciser ses vieux démons ?
En tant que citoyen malien, je suis meurtri par ce qui s’est passé ces derniers jours. Appelons un chat un chat, c’est notre cinquième coup d’État parce que, lorsque des forces armées séquestrent un chef d’État et son Premier ministre, cela s’appelle un coup d’État militaire. Nous étions loin d’imaginer que nous allions avoir deux coups d’État en moins d’un an : le 18 août 2020 et le 24 mai 2021.
Clairement, la transition est complètement arrêtée, mais nous ne connaissons pas encore le résultat des négociations en cours… Est-ce que les colonels vont savoir raison garder pour que la transition reprenne son cours normal, car nous sommes tout de même des républicains ?
Je suggère aux colonels de revenir sur leurs actions et de mener des négociations pour aplanir les divergences qui les ont amenés à mener cette action d’une extrême gravité. Je pense que cette position est partagée par l’écrasante majorité des Maliens. Nous ne pouvons pas cautionner ce énième coup de force de l’armée malienne. Ce n’est pas acceptable !
Espérons que cette médiation va ramener la paix parce qu’il reste moins de dix mois pour réussir la Transition. Si les colonels reviennent à de meilleurs sentiments, qu’on remet en selle les instruments de la transition, il faut s’atteler à organiser une très bonne élection présidentielle en février prochain, mais c’est tout ce qu’on pourra faire. Pas d’élections législatives, locales, municipales, ce n’est plus possible, on n’a plus le temps.
Même si on ne peut pas l’organiser sur l’ensemble du territoire, essayons d’organiser la présidentielle sur le maximum de territoire, pour élire un président de façon incontestable et incontestée, avec la participation de tout le monde : les partis politiques comme la société civile. Et une fois qu’on aura un président démocratiquement élu, celui-ci aura la charge de conduire cette « refondation » qui est absolument indispensable. Si nous ne refondons pas les institutions, si nous n’allons pas vers une IVe République, nous faisons le lit à un sixième coup d’Etat.
À l’approche du premier anniversaire de la naissance du M5 (Mouvement du 5 juin), certains leaders appellent les Maliens à redescendre dans la rue, comme si nous étions revenus un an en arrière. N’y a-t-il pas là un grave risque de déstabilisation du pays ?
Absolument. Ce risque social est aujourd’hui exacerbé par l’action que les colonels ont mené ces derniers jours. Si le M5 n’est pas sorti dans la rue, c’est parce qu’il savait qu’il aurait été difficile de mobiliser la population contre les institutions de la transition qui, par définition, vont disparaître dans quelques mois. Les gens n’auraient pas compris. Mais avec l’action inconsidérée des colonels, il y a un risque que les choses repartent de plus belle sur le front social.
« L’impact économique de la crisesanitaire a été dévastateur :des millions d’emplois ont été détruits »
Comment de porte votre Groupe Azalaï ? quels sont vos projets ?
Mossadeck Bally – Le groupe Azalaï Hôtels, ce sont vingt-six ans d’existence – plus d’un quart de siècle ! –, dix unités hôtelières dans six pays ouest-africains, quatre projets en cours dont deux sont actifs, à Dakar et à Ouagadougou, que nous espérons ouvrir fin 2021 si tout va bien ou au premier trimestre 2022. À Ouaga, nous opérons la rénovation/extension de l’hôtel Indépendance qui avait été complètement saccagé en octobre 2014 lors des événements ayant entraîné la chute de Blaise Compaoré ; à Dakar, il s’agit d’une nouvelle construction.
Nous avons trois autres projets que nous avons dû arrêter à Conakry, Niamey et Douala. A Conakry, on avait même déjà fait le gros œuvre et, pour les deux autres, on était sur le point de commencer les travaux. Avec la pandémie, nous avons mis ces trois projets en pause, jusqu’à ce que l’on voie plus clair dans la reprise économique.
Comment avez-vous fait face à cette crise sans précédent ?
Lorsque la pandémie est arrivée en mars 2020, nous avons dû fermer tous nos hôtels et nous avons été obligés de mettre en chômage technique tous nos collaborateurs pendant trois mois renouvelables. Donc tout le monde était à la maison pendant six mois. C’est un drame social parce que, malheureusement dans nos pays, nous n’avons pas de protection sociale, notamment pas d’assurance chômage : lorsque vous perdez votre emploi, c’est votre source de revenu que vous perdez. Quand on sait qu’un salaire en Afrique fait vivre au minimum dix personnes, je vous laisse imaginer les dégâts sociaux !
En réalité, la pandémie a eu un impact sanitaire très limité en Afrique – Dieu merci ! – mais l’impact économique a été beaucoup plus dévastateur parce que des millions d’emplois ont été détruits, des millions d’hommes et de femmes n’avaient plus de revenus.
Nous avons rouvert les hôtels en août-septembre 2020, en fonction de la demande et des besoins. Nous avons rappelé des collaborateurs, pas tous car il n’y avait pas d’activités pouvant justifier que tout le monde revienne. Il y a des hôtels qui tournent entre 5 % et 10 %, d’autres entre 25 % et 30 %. Parfois on monte à des pics de 40 % à Abidjan et à Bamako, qui sont les deux places les plus dynamiques. La Guinée Bissau et le Bénin sont, en revanche, très lents à redémarrer.
Car l’industrie hôtelière a été frappée de plein fouet…
C’est une période inédite. On n’a jamais vu cela : tout d’un coup le monde s’arrête de tourner et notre industrie bien sûr, l’industrie du tourisme et du voyage, est la plus impactée. C’est une industrie qui emploie 140 millions de personnes dans le monde, qui fait 10 % du PIB mondial. Dans certains pays c’est même 20 % – la Grèce et les Seychelles, par exemple. Cela impacte donc beaucoup l’économie mondiale.
Contrairement au gouvernement de Transition du Mali, nous avons réduit drastiquement nos charges puisque nous n’avions plus de recettes. Nous avons dû arrêter beaucoup de projets d’investissement, nous avons dû malheureusement ne pas renouveler certains contrats, notamment les CDD.
Mais nous avons quand même eu la compréhension de nos bailleurs de fonds, de nos prêteurs, qui ont gelé le service de la dette, ce qui nous permet de survivre. Nous sommes en train de discuter avec ces prêteurs pour restructurer la dette afin de la rendre soutenable.
L’année 2021 sera aussi difficile que 2020, mais je table sur la mi-2022 pour une bonne reprise..
« C’est la force du Groupe Azalaïqui nous a permis de tenir »
En quelle manière la crise vous a-t-elle conduit à revisiter votre modèle d’activité touristique ?
En toute crise, il faut voir aussi une opportunité. C’est une opportunité pour notre industrie de se réinventer. Nous nous sommes rendus compte, par exemple, que nous nous focalisions beaucoup trop sur le voyageur qui vient de l’extérieur, et pas assez sur le business local. Nous avons développé le business local et cela nous a permis d’engranger un peu de recettes. Le Continent doit développer le tourisme intra-africain et national. Par exemple, les Sénégalais ne pouvaient plus voyager hors de leur pays, mais le week-end ils remplissaient les hôtels de la Petite Côte.
Source Sénégalnet.com