Il y a longtemps, un caïman sema la panique et la désolation dans le royaume du Khasso1 en première région du Mali. Le royaume se dressait au bord du fleuve Sénégal et s’étalait majestueusement jusqu’à perte de vue. Ses habitants pour la plus grande majorité demeuraient des éleveurs peuls2 sédentarisés.
Le bord du fleuve représentait le centre d’abondance du pays. Du premier chant du coq au crépuscule, les activités battaient leur plein dans le nid du cours d’eau sans relâche. Les jeunes filles venaient se ravitailler en eau destinée pour la consommation familiale. Leurs incessants va-et-vient rythmaient ce haut lieu. Les femmes faisaient la lessive et lavaient les ustensiles de cuisine. Quelques pêcheurs naviguaient en pirogue taillée dans le bois creusé. D’autres, loin de là, lançaient des filets à la recherche de poissons d’eau douce. Au même endroit, les enfants s’éclaboussaient et se barbotaient joyeusement dans les eaux. Lorsqu’ils sortaient en plein air, l’eau ruisselait sur la surface de leur corps en millier de gouttelettes qui finissaient leur course à même le sol. Ivres de bonheur, ils se coursaient sans arrêt les pieds nus. Le soir, à l’heure du crépuscule, les animaux domestiques terminaient leur promenade en se désaltérant avant de rejoindre le pâturage. Quant au soleil, il s’écrasait lourdement à l’horizon sans faire le moindre bruit. Les journées s’alternaient à la même cadence pendant toute l’année.
Dans le Khasso à cette époque lointaine, la tradition recommandait aux jeunes mariés une semaine de résidence dans la chambre nuptiale. Au terme de cette épreuve mémorable, la jeune mariée se rendait au fleuve en compagnie de ses amies de classe d’âge. Là, elles lavaient le linge sale de sa belle famille. Pendant ce temps, le groupe se scindait en deux. Le groupe premier entreprenait la lessive. Tandis que le second s’occupait de préparer la nouvelle mariée avant qu’elle ne rejoigne le domicile conjugal. C’était le moment de l’habiller richement, de la parer de bijoux puis recouvrir le visage d’une voile noire. Ce beau monde pour mettre une touche finale à cette journée merveilleuse finit par la ramener dans sa belle famille. Le cortège est généralement accompagné par des célébrités du tam-tam, du doun-doun3 et de balafon pour rendre de la vigueur à la cérémonie. Une fois arrivée à l’intérieur de la demeure de son époux, la jeune fille s’agenouille en signe de grand respect pour saluer son mari.
Mais hélas, malgré cette bonne ambiance qui prévalait dans le royaume, un caïman suscitait l’inquiétude pour ne pas dire la hantise. Le dangereux reptile s’attaquait régulièrement aux jeunes filles mariées et savait transformer le cours du bonheur en deuil.
A force d’avaler des jeunes filles fraîchement mariées, il avait fini par défrayer la chronique dans la vaste région du Khasso. D’une contrée à l’autre de la région et du pays on n’entendait plus parler que de lui. Les habitants dégoûtés, étayaient et énuméraient ses dures atrocités partout où ils échangeaient.
Devant cette situation bouleversante, largement préoccupé par le sort qui s’abattait sur les jeunes filles dans cette phase de vie, le roi décida d’offrir la moitié de son territoire de domination à l’individu qui viendrait à bout du caïman tueur de jeunes filles mariées. Rien n’y faisait, le caïman continuait comme à l’accoutumée en commettant d’énormes atrocités dans le royaume. Peu à peu, pour célébrer des unions les habitants se déplaçaient dans les localités voisines pour avoir plus d’assurance et de sécurité.
De nombreuses années défilèrent successivement et toutes les tentatives pour abattre le caïman vouaient inévitablement à l’échec. Les gens dépassés par l’événement commençaient à mystifier le gros reptile au point de croire à son invincibilité jusqu’au jour où Coumba décida de relever le défi.
Native du royaume, Coumba était une très belle jeune fille sans histoire. Elle était reconnaissable dans ses tenues traditionnelles avec ses cheveux finement tressés mieux que ses camarades d’âge. En plus de sa beauté physique, son accent dégageait une saveur particulière. Tous les habitants l’admiraient pour sa politesse. Jamais elle ne dépassait un semblable sans lui adresser les salutations. Coumba fermement décidée disait ceci : « Je n’irai jamais me marier ailleurs. Je prendrai le chemin de ma destinée ici ».
Devant cette farouche résistance, les habitants ont beau la dissuader pour qu’elle change d’avis, la jeune fille resta inflexible sur sa position, à la surprise générale.
Du jour qu’elle prit la décision courageuse de défier la bête, les rumeurs les plus folles, allaient bon train à son sujet : Comment une jeune fille peut réussir là où tant d’hommes ont échoué ? Comment va-t-elle s’y prendre?
Dans l’esprit de ses détracteurs, combattre le caïman représentait une lourde charge pour une jeune fille. Elle avait beau avoir entendu dire divers et multiples discours pour la ridiculiser, la jeune fille ne voulu entendre aucune contradiction pour se laisser abattre. Chacun y allait avec ses mots. Imperturbable, Coumba fonçait les yeux fermés, l’air décidé d’en découdre. Après les cérémonies préliminaires du mariage, arriva le jour de l’union sacrée. Elle séjourna une longue semaine dans la chambre nuptiale. A sa sortie, ses camarades désorientées par tant de courage émanant d’une fille l’accompagnèrent jusqu’au fleuve pour l’aider à laver le linge. Lorsqu’elles en sont venues à la phase finale de la préparation de la mariée, soudain le gros reptile surgit à la surface de l’eau. Sa puissante mâchoire en avant, le caïman fonça en direction de Coumba seule dans l’eau. Elle a eu tout juste le temps de l’esquiver et s’arrêta un peu plus loin.
Sous l’effet de la panique, le groupe se dispersa en courant à toute allure sur les berges du fleuve. Le reptile nagea jusqu’à hauteur de la jeune fille. Les deux protagonistes se défièrent du regard dans le plus grand silence.
Cette confrontation fut d’abord un véritable duel du regard. Un moment le caïman sortit de sa réserve et lança : « Ici c’est mon territoire. C’est moi qui décide comme je l’entends. Coumba, ta mère t’avait avisé de te méfier. Ton père t’avait interdit de venir dans le nid du fleuve. Ce cours d’eau est un espace que je ne partage avec personne. Tu ne devais pas t’aventurer par là au nom de la lessive. Les habitants t’avaient pourtant informé de ma présence. Coumba, je vais en finir avec toi. Coumba tu n’écoutes personne. Aujourd’hui la mort te saisira au large du fleuve. Quand tu l’auras compris, il sera beaucoup trop tard».
A ces mots, Coumba regarda le reptile sans mot dire. Face à face, elle le regarda droit dans les yeux. Cette attitude irrita le caïman. Bien remontée, la jeune fille la défia du regard pendant quelques minutes et lui dit : « Méchant caïman assassin de jeunes filles mariées, tu n’as jamais épargné qui que ce soit. Je suis venue t’anéantir. Tes heures sont désormais comptées. Je vengerai mes sœurs avec la dernière rigueur. S’il va falloir passer par l’ultime sacrifice je le ferai sans hésitation. Le Khasso a assez perdu de vies humaines dans la fleur de la jeunesse. A partir d’aujourd’hui je te réduirai en mauvais souvenir pour toujours. Je libérerai mon peuple pour que plus jamais le Khasso ne pleure ses filles. Notre bataille saura mettre un terme aux funérailles dans la région ».
D’un tour de bras énergique, Coumba saisit un gros bâton qui flottait au large du fleuve. Elle lui assena plusieurs coups successifs. Le géant reptile fit rapidement un détour avant de revenir à la charge. Égale à elle-même Coumba resta de marbre en l’attendant de pied ferme. Le crocodile fonça sur la jeune fille et ouvrit sa grande gueule pour émettre un puissant ronflement. L’eau du fleuve s’agitait et mouvait dans tous les sens dans le plus grand désordre. Une seconde fois, les coups de bâton redoublèrent sur sa patte avant droite. Il prit un violent coup en pleine tête. Le reptile semblait à présent mal en point devant tant de détermination et d’acharnement. Ses forces diminuaient peu à peu. Furieuse, armée de bâton, Coumba fixait le crocodile sans le quitter des yeux.
Après un deuxième détour rapide, le reptile se retourna brusquement. Les protagonistes se fixaient longuement. Le caïman reprit ses esprits très vite et comprit qu’il ne sortira pas indemne de la bataille. Il commença à moduler son langage et lui parla sans détour, l’air résolu, complètement essoufflé, les yeux saillants. Dorénavant convaincu d’une mort certaine, la bête écarquilla les yeux et lança : « Jeune fille j’apprécie ton courage. Je respecte ta bravoure démesurée. Plusieurs personnes se sont mesurées à moi sans succès. Malgré tes coups tu ne peux avoir raison de moi. Je suis blessé et saigne abondamment des deux pattes. Hormis toi aucun être humain n’a mené un tel duel avec moi. Ton courage payera dans un instant. Pour m’abattre je porte en moi un secret. Avec ton bâton ôte au bas de ma patte droite le talisman4. Seul à ce prix tu m’acheveras. Tu gagneras sans faute la bataille. Coumba ma limite est toi. C’était écrit…
Dans un dernier geste, le bâton éclaboussa l’eau en millier de gouttelettes. La jeune fille, le visage parcouru de sueur se tenait debout armé de bâton. Le grand caïman fit un dernier bond en hauteur de la surface du fleuve. Puis, il descendit progressivement en profondeur. La bête s’effondra et ne respirait pratiquement plus. Au loin on pouvait repérer ses larges narines projetant l’air. Ce fut la fin d’une bataille atroce contre l’ennemi juré du Khasso.
Au même moment un tonnerre d’applaudissement grondait. Il parvenait sur les rives d’autant plus que tous les habitants s’étaient amassés pour soutenir Coumba. Les sons des djembés5 et ceux du balafon6 s’élevèrent pour marquer la victoire. Le roi ordonna d’aller repêcher le cadavre du géant reptile. Il fallu le concours de nombreux hommes pour l’extraire du nid du fleuve. Le caïman s’étalait sur plusieurs mètres de longueur et pesait lourdement. Sa carapace demeurait rugueuse à l’image d’une pierre taillée. Les hommes l’éventrèrent. Leur surprise fut énorme en découvrant l’immensité du trésor qu’il renfermait en pièces précieuses de bijoux, en or et en argent.
Dans un élan d’une grande solidarité, tous les habitants convergèrent au bord du fleuve pour contempler au duel qui opposa le reptile monstrueux et la belle Coumba.
Dans un courage exceptionnel Coumba se demena à vaincre le caïman pour sauver son peuple. Face à cet exploit inimaginable, le griot ne put s’empêcher d’intervenir pour saluer son volontarisme et son geste.
Peuple du Khasso vous êtes désormais libre. Coumba vient de défier le caïman monstrueux qui avait mis en mal notre quiétude et nous rendait la vie infernale.
Ce reptile avait avalé beaucoup trop de bijoux.
La bravoure n’a pas de couleur de sexe.
Coumba, les portes de l’histoire te sont grandes ouvertes.
Coumba tu as su dépasser et vaincre la peur en te battant corps à corps contre l’ennemi juré.
Coumba, nous venons de voir l’étendue de ton effort.
Nous l’apprécions à sa juste valeur.
Le Khasso, terre de tes ancêtres ne t’oubliera pas de si tôt.
Nous prions afin que tu puisses inspirer tes descendants.
Eventrez-le, la bête, la vérité se trouve sûrement enfouis dans son estomac.
Les habitants allaient de surprise en surprise en découvrant la masse de pierres précieuses contenues dans son énorme ventre. On pouvait aisément les quantifier à ” plusieurs dizaines de kilos ” de pièces jaunes et d’argent.
Coumba et son époux bénéficieront les récompenses promises par le roi. La moitié du royaume leur fut restituée tout comme l’ensemble des bijoux récoltés. De plus, le souverain adopta Coumba et l’éleva aussitôt au rang prestigieux de princesse du Khasso. Depuis ce jour, les habitants la contemplèrent avec un autre œil d’une grande admiration.
Boubacar Eros SISSOKO
1- Khasso : le royaume du Khasso s’est constitué sur un territoire aujourd’hui à cheval sur le Sénégal et la région de Kayes au Mali.
2- Peul : communément appelé Fula ou Fulani le Peul est traditionnellement un pasteur de la région sahélo-saharienne.
3 – Doun-doun : instrument de musique traditionnel.
4 – Talisman : objet magique qui porterait des vertus occultes attirant des influences bénéfiques.
5 – Djembé : instrument de percussion africain composé d’un fût de bois sur lequel est monté une peau de chèvre.
6 – Balafon : appelé bala ou balani est un instrument de musique africaine originaire d’Afrique occidentale.
J’ai entendu une histoire pareille dans la même région du Khasso où le caïman était surnommé “Samba koporo”.Merci M.Eros Sissoko. 😉
Comments are closed.