Chronique : La nausée

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Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons tous mourir ensemble comme des idiots”. (Martin Luther King)

 Georges Floyd, cet autre nous-mêmes, immobilisé, perclus, menotté dans le dos, cou écrasé par ce genou triomphant de lâcheté. Oui, la nausée, plus que la frustration, la colère et l’indignation.

Dans sa prude définition, la nausée est une sensation physiologique due à une forte indigestion ou ce sentiment de mal-être existentiel décrit par Jean- Paul Sartre, dans un roman éponyme publié en 1938. Dans cette terre lointaine d’Amérique, la nausée, cette fois ci, nous étripe car sont franchies les bornes qui régulent nos valeurs.

Cette nausée empêche de dormir, de travailler, de gouverner, de vivre, de respirer, rend inconfortable l’insouciance de ceux qui croient que rien ne les concerne. Pression qu’aucune condamnation même comminatoire ne peut faire baisser. Reste cette envie irrépressible de vomir.

Avec l’assassinat de Georges Floyd, froidement exécuté par une asphyxie lente et délibérée, au-delà de Minneapolis, la Cité du crime, des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie, de l’Amérique Latine, de l’Europe, c’est l’Afrique, continent de ses origines, qui est de nouveau mortellement agressée. Deux cents pays, plus que les membres de l’Organisation des Nations Unies ont, dans diverses clameurs, crié révolte et indignation.

La bile déversée et les vociférations dans la rue, les condamnations dans les réseaux sociaux et les journaux ou sur les plateaux de télévision ainsi que le deuil planétaire rendent compte de l’insupportable enduré par notre corps et notre âme, en dépit de la fréquence des meurtres dans un pays incapable encore de tenir pour criminogène la liberté constitutionnelle de posséder une arme.

L’agent de police Derek Chauvin, ce nom qui se définit de lui-même, dans son effroyable odyssée, a illustré la haine de son prochain. Il avait l’impression d’étouffer un sous-homme. Un Noir.

Les Noirs américains et des autres pays du monde ont exprimé leur colère. Des Blancs américains et d’autres continents leur honte. Et ensemble, tous, en tout cas nombreux, races et religions confondues, ont eu la même nausée devant le meurtre inutile, insensé de Georges Floyd. Bestialité abjecte, indiscutable, saisie en direct.

 Hommage de rang planétaire

A Minneapolis, le policier Chauvin a ouvert le sinistre chapitre dans les annales policières de l’arrestation suivie de meurtre en moins de neuf minutes. Même le pouvoir égalisateur de la COVID-19 n’a pu lui dire que nous étions tous une seule et même humanité.

Avec cette barbarie, il y a désormais un avant et un après George Floyd, devenu, en une semaine, l’icône des victimes du racisme ordinaire et gratuit.

Personne n’attendait que ce crime fût commis par un de ceux qui ont fait serment de protéger les citoyens quels que soient la couleur de leur peau, la texture de leurs cheveux, leur confession, leur sexe et leur nationalité.

En hommage posthume à Geoges Floyd, des hommes d’État, stars de cinéma, écrivains célèbres, vedettes du monde sportif et de la scène musicale se sont mobilisés pour battre le macadam en une symphonie unique, bien au-delà de leurs origines raciales et nationales, leurs langues et leurs idéologies. Tous ont crié leur honte d’être de la même espèce humaine que le bourreau de Minneapolis et ses trois acolytes, complices impavides du supplice d’un être humain mis à terre.

Partout et, hélas, de tout temps, il y a eu des George Floyd mais leur terrible agonie n’avait pas été éclairée, avec une telle exactitude, par les technologies de l’information et de la Communication.

Oui, la même nausée ressentie devant chaque acte où “l’homme est un loup pour l’homme”, comme dans le Léviathan de Thomas Hobbes. Les coupables ne sont pas que des policiers au racisme avéré et au professionnalisme douteux.

Au registre de ces moments de honte de l’histoire de l’humanité, il nous faut citer, sans être exhaustif, la traite des Noirs, l’esclavage, l’Apartheid, les guerres de religion, les génocides, les pogroms, les dictatures qui remontent soudain dans notre mauvaise conscience. Deux exemples africains : le bouffon de sinistre mémoire Idi Amin Dada en Ouganda et Jean Bedel Bokassa, le mégalomane comique Empereur de Centrafrique. Ces personnages ubuesques ont tous été déchus en l’an de grâce 1979.

 

Délinquance politique et économique

Pour autant ces chutes salutaires n’ont pas, loin s’en faut, empêché la corruption de nos valeurs. Sous le vernis de la démocratie, des dirigeants accaparent toujours l’État et ses richesses au profit d’une oligarchie sans foi ni loi. Encore la nausée.

Certains, imposteurs parvenus dans les hautes sphères du pouvoir, rompus à la ruse politique, appuyés par des initiés des arcanes juridiques, entreprennent le tripatouillage des constitutions. D’autres, se présentant comme les défenseurs vertueux des “intérêts supérieurs” de la nation, ont pour sport favori le trucage des élections avec la complicité d’institutions à leur solde.

Ces exemples de délinquance politique, économique et financière commise et favorisée par l’exercice du pouvoir, sont pour le petit peuple l’occasion de vomir sa bile pour pouvoir respirer.

La nausée prend alors la forme de pneus brûlés, de barricades, de biens publics détruits. Excès nés d’une longue résignation qui veut respirer. Les dirigeants doivent y prendre garde : nos pays ne vivent-ils pas menottes aux poignets et genoux sur le cou ? N’assouplissent-ils pas la pression juste le temps de laisser passer le minimum d’air pour éviter un étouffement auquel eux-mêmes n’échapperont pas ?

Quand aurons-nous la nausée en même temps, pour les mêmes raisons et au même endroit, pour desserrer cette étreinte que nous endurons depuis plusieurs siècles ? Quand allons-nous entendre l’alerte pleine de lucidité et d’actualité de Martin Luther King “Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères sinon nous allons tous mourir ensemble comme des idiots”.

Une lueur d’espoir que nous observons avec prudence pointe toutefois à l’horizon. A peine son inhumation terminée dans la ville de son enfance à Houston, l’après George Floyd se dessine avec la sensation que le monde entier prend conscience que tous les hommes appartiennent au genre humain. Et aussi cette volonté affichée de s’attaquer au mal à sa racine avec la chasse aux esclavagistes et aux racistes.

Préjugés suprématistes

La mobilisation non raciale, unique par sa taille dans notre histoire contemporaine, cherche à comprendre et à éliminer les préjugés qui ont nourri tant de Chauvin, pullulant dans les cercles politiques et sécuritaires, les milieux religieux, le monde de la finance ainsi que celui de la pensée. Il leur a été seriné, sur des générations, la supériorité de leur race. Ils sont les héritiers malheureux d’une prétendue suprématie au nom de laquelle ils ont arrêté et soumis, exploité et maltraité, condamné et exécuté les autres pour les obliger à accepter et à perpétuer un complexe d’infériorité.

Cette nouvelle guerre pour humaniser l’homme est à saluer. Elle sera gagnée lorsqu’on lira sur les pancartes, non pas “la vie des Noirs compte”, (Black Lives matter) mais “toute vie compte” (All lives matter).

Une bataille de longue haleine a commencé. Elle est à la portée de notre intelligence. Engageons-la, ici et maintenant, en déboulonnant non pas que les statues en bronze ou en pierre qui encombrent nos avenues mais aussi les statues mentales où gît notre bestialité.

 

Par Hamadoun Touré, Journaliste

*tahamadoun@yahoo.com

 

 

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