« Les violations récurrentes des textes adoptés par les autorités de la Transition, constituent les symptômes visibles de la mauvaise gouvernance. Cette manifestation de mauvaise foi dans la conduite des affaires publiques ne rassure ni les partenaires sociaux de l’intérieur, ni les partenaires techniques et financiers de l’extérieur. Cela crée tout simplement de la méfiance », c’est du moins l’avis de Dr Mahamadou Konaté, publiciste/ Professeur. Ci-dessous son analyse.
Le droit public, qu’est-ce que c’est ? C’est l’ensemble des règles de conduite édictées par les autorités publiques, pour organiser d’une part, la coopération entre ses administrateurs dans l’exercice de leur fonction, et d’autre part, entre elles-mêmes et ses administrés. Les administrés, autrement appelés les particuliers, représentent tous les citoyens qui ne travaillent pas au compte des administrations publiques.
L’observation de ces règles de droit public peut procurer des avantages, et leur violation peut provoquer des punitions.
Le droit public rend donc possible la vie en société, en garantissant que l’Etat-arbitre n’abusera pas de sa position de puissance – car soumis à un certain droit au même titre que le citoyen – et que le citoyen sera protégé dans ses droits fondamentaux.
Le droit public est la fondation de l’Etat de droit. Celui-ci est conçu comme un Etat dans lequel, les pouvoirs publics sont soumis à l’autorité de la loi, et où la justice est rendue de manière impartiale entre les citoyens.
Sans le droit public, du moins lorsque ses textes fondateurs sont bafoués, l’Etat-arbitre devient autocratique ; il devient oppresseur, fait et défait les règles à sa guise ; il devient lui-même la loi suprême. Les citoyens, vivant dans leur chair cette injustice, et ployant sous son poids écrasant, commencent par chercher l’échappatoire en montant sur les plus faibles. Et au final, l’appréhension d’une fin sans espoir les amène à se révolter à la première aubaine, contre l’oppression originelle.
Un état d’exception peut-il se passer du droit, ou du moins d’un droit public spécial ?
Un état d’exception est une période courte, spéciale, dans le fonctionnement de l’Etat où l’ordre habituel des normes politiques et/ou juridiques est interrompu, en vue de le conserver. Il survient généralement, à la suite d’une guerre, d’un coup d’Etat, et d’une révolution. La Constitution malienne prévoit des dispositions particulières différentes dans les trois cas (articles 50, 121) :
dans le premier cas, d’une guerre ou d’une révolte populaire en cours, la Constitution prévoit comment gérer l’Etat pendant cette période : « lorsque les Institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national, l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exceptionnelles exigées par ces circonstances, après consultation du Premier ministre, des présidents de l’Assemblée nationale et du Haut conseil des collectivités ainsi que de la Cour constitutionnelle…L’application de ces pouvoirs exceptionnels par le président de la République ne doit en aucun cas compromettre la souveraineté nationale ni l’intégrité territoire… » (Article 50).
Dans le deuxième cas, d’un coup d’Etat, la Constitution condamne les auteurs, tout en leur laissant la latitude de gérer cette situation comme bon leur semble : « Tout coup d’Etat ou putsch est un crime imprescriptible contre le peuple malien. » (article 121, alinéa 3);
Et dans le troisième cas, d’une révolution ou d’une révolte populaire qui renverse l’ordre politique établi, elle reconnait et limite l’exercice de ce droit, tout en laissant également à leurs auteurs, la latitude de gérer la période post-révolution à leur guise : « La forme républicaine de l’Etat ne peut être remise en cause. Le peuple a le droit à la désobéissance civile pour la préservation de la forme républicaine de l’Etat. » (article 21, alinéa 2)
L’existence de l’article 50 de la Constitution, en soi, est la preuve qu’un état d’exception ne saurait être viable sans un minimum de règles de droit public adaptées à la situation, qu’on pourrait appeler « l’Etat de droit résiduel ». Il pose ce principe cardinal de référence pour les deux autres cas, dont il n’a pas prévu les règles de fonctionnement. Et cela est d’autant plus pertinent, que par leur nature et leur conséquence, il serait illusoire d’imposer des règles aux personnes qui ont reconquis à tort, dans le cas d’un coup d’Etat, ou à raison, dans le cas d’une révolte populaire, leur liberté d’action vis-à-vis du système politico-juridique établi. Néanmoins, ces acteurs doivent se donner eux-mêmes de nouvelles règles ou reconnaitre certaines déjà établies, qui leur permettront de gérer au mieux la situation exceptionnelle qu’ils ont engendrée.
Dans tous les cas, les règles de conduite qu’ils proclament librement, anciennes ainsi que nouvelles, forment « l’Etat de droit résiduel » de la période exceptionnelle auquel ils se soumettent, avant de rétablir l’ordre public ancien ou de créer un ordre public nouveau, qui consacre le retour au fonctionnement régulier de l’Etat. Sans le respect de ce corpus de droit spécial, de surcroit par ceux qui en sont les auteurs, il n’y a point de gouvernance possible. On serait soit dans un coup d’Etat permanent soit dans un coup d’Etat contre une révolution.
Sabotage de l’Etat de droit
Dans l’un comme dans l’autre, l’anomie finit par produire le désordre et le désastre ; et plus cela dure, moins l’Etat sera en capacité de se relever. L’anomie est « sociéticide ». Elle est l’incarnation de l’égoïsme et de l’égocentrisme des dirigeants du moment.
Le sabotage de l’ « Etat de droit résiduel » conduit à la ménopause du régime d’exception.
Dans la situation actuelle du Mali, les officiers militaires qui ont amorcé l’état d’exception après le renversement du pouvoir le 18 août 2020, voulaient casser l’ordre public ancien tout en le préservant. C’est cette ambivalence qui explique le manque de sens dans leurs propos et dans leurs actions. Quand un dirigent ne peut se faire comprendre de son peuple, il a déjà perdu le pouvoir…Le reste n’est qu’une question de temps.
Les officiers militaires de la révolte populaire, organisés au sein du Comité national pour le salut du peuple (CNSP), n’ont pas voulu la suspension de la Constitution ; et de ce fait, ils se sont inscrits dans la perspective du rétablissement de l’ordre public interrompu. En même temps, ils ont adopté un Acte juridique fondamental n°001 du 24 août 2020 qui encadre les pouvoirs du CNSP, et fait adopter une Charte de la Transition du 12 septembre 2020 qui, tous les deux, contredisent la Constitution et prennent le pas sur elle, contre toute logique.
Il y a certains principes de droit public qui sont indérogeables en période de paix comme en période de crise ou d’exception : la Constitution est la loi suprême de l’Etat (tant qu’elle existe) ; le respect des droits humains fondamentaux, etc.
Fouler aux pieds ces principes de gouvernance, c’est vouloir aller de l’avant en marchant en arrière. Alors que dans l’article 2 de la Charte de la Transition, il est fait mission de la promotion de la bonne gouvernance. Que comprendre ?
violation de toutes les procédures
D’ailleurs cette Charte a été retouchée, au moins deux fois, en violation de toutes les procédures en la matière. Une première fois, pour ramener entre autres, le plafond d’âge du candidat à la présidence de la Transition de 70 à 75 ans, et une seconde fois, pour élaguer la refondation de l’Etat des missions du vice-président et son pouvoir de remplacer le président en cas d’empêchement. Toutefois, cette dernière version est restée muette à dessein, sur qui remplacera le président de la Transition en cas d’empêchement. Autrement dit, il est toujours possible que l’intérim soit assuré par le vice-président. Car, l’article 11 de la Constitution de 1992, toujours en vigueur, nous prévient que tout ce qui n’est pas interdit par la loi ne peut être empêché.
De nombreux autres manquements à la parole donnée et aux règles de conduite établies par les dirigeants de la Transition eux-mêmes, ont été constatés. Les derniers en date sont les fameux décrets présidentiels portant modalités de désignation et clé de répartition des membres du CNT. L’article 3 du premier décret n°0142 du 09 novembre 2020 frappe d’irrecevabilité toutes les candidatures qui n’émanent pas des composantes désignées et suivant le double du quota attribué. L’article 1er du second décret n° 0143 du 09 novembre 2020 fixe le quota de chaque composante du CNT.
Au bout du compte, des candidatures individuelles ont été demandées et reçues, des quotas n’ont pas été respectés ; pire, des gens ont été nommés sans qu’ils n’aient soumis de dossiers de candidature.
En plus, le décret consacrant ces nominations a été annoncé à la télé sans être publié au journal officiel. Et la photocopie dudit décret qui a circulé sur les réseaux sociaux n’était pas signée, et n’obéissait à aucune forme en la matière. Tout cela a choqué l’opinion publique, étant donné que dans l’article 1er de la Charte, les autorités publiques se sont engagées à cultiver le « mérite, le sens de la responsabilité et la redevabilité ».
Dans ces conditions, le CNT a été mis en place le 03 décembre 2020 ; et jusqu’au 7 décembre 2020 où une copie du décret de nomination signé, cette fois par le président de la Transition, a circulé sur les réseaux sociaux, comportant des ratures et différente de la première photocopie rendue publique quatre jours auparavant, il n’y avait pas de trace de publication du dudit décret au journal officiel. Or cette publication principielle, observée jusqu’ici par la Transition, est une condition sine qua non pour la mise en œuvre des textes réglementaires. Si on devait s’en tenir, et on doit le faire, le CNT n’a pas encore été installé régulièrement. A cet égard, on devrait en profiter pour corriger les erreurs et fautes commises lors du processus de nomination de ses membres, et le réinstaller en bonne et due forme. Il en va de la promotion de la bonne gouvernance.
Solutions envisagées
Les violations récurrentes des textes adoptés constituent les symptômes visibles de la mauvaise gouvernance. Cette manifestation de mauvaise foi dans la conduite des affaires publiques ne rassure ni les partenaires sociaux de l’intérieur, ni les partenaires techniques et financiers de l’extérieur. Cela crée tout simplement de la méfiance.
Personne ne croit plus en l’Etat. Les partenaires se recroquevillent, et ne défendent que leurs intérêts propres, dans le but d’arracher le maximum qu’ils peuvent, de ceux qui font exactement pareil au sommet de l’Etat. C’est pourquoi, les grèves intempestives et récurrentes ne cesseront, que si l’Etat change de paradigme de gouvernance.
Les tenants du pouvoir, pour ce faire, doivent se libérer de l’emprise des décideurs de l’ombre, réparer les torts, adopter une démarche participative et rétablir la confiance perdue. En ce moment, cela doit être la priorité des priorités.
Sans confiance, rien de constructif ne se fera au Mali. Et pour la restaurer, il faut commencer par là où elle a été brisée : respecter les règles de conduite édictées et reconnues par soi-même.
Les juges ont un rôle éminent à jouer, pour entrainer les acteurs de la vie publique dans cette voie. Tant que la Constitution de 1992 demeure, ils doivent dire le droit à sa lumière, tel qu’ils l’ont appris à l’Ecole et tel qu’ils le pratiquent depuis toujours. Les textes de droit constituent, pour servir la Nation, les seules armes en leur possession.
Sans peur ni crainte, que chacun se serve de ses armes pour protéger l’Etat et les citoyens. Ce sera justice. Et la justice est le socle de la bonne gouvernance.
Dr Mahamadou Konaté
Publiciste/ Professeur
Ecole d’Etat Major Nationale (Armées sous-régionales)
Faculté de Droit Public, USJP de Bamako