Au moment où le « désenchantement démocratique » semble avoir gagné une grande majorité de nos concitoyens, il sied de rappeler certains progrès que la démocratie a tout de même permis à notre pays de réaliser depuis 1991. L’un des plus importants et des plus symboliques est la liberté d’expression garantie par la Constitution de 1992. Elle a favorisé l’éclosion d’un espace médiatique pluraliste, comme l’illustre la multiplication des stations de radios, des titres de presse et des chaines de télévision.
De plus, le progrès des technologies de l’information et de la communication a contribué à élargir progressivement cet espace médiatique, brisant le monopole étatique sur les médias et celui des élites sur les discours. Ainsi, les blogs, les groupes WhatsApp, Facebook, Twitter et différents médias en ligne sont venus élargir l’offre médiatique et sont devenus des espaces où se construit par tuilage la formulation du dissentiment à l’égard des pouvoirs dominants. De même, ces derniers mois, les débats politiques visant à éclairer les événements en cours dans notre pays ont connu un envol certain.
Cependant, force est de constater que cela n’est pas suffisant. Aujourd’hui, nonobstant un paysage médiatique en essor perpétuel, la qualité des débats sur les questions d’intérêt général reste faible. Cette mauvaise équation tient principalement à trois facteurs.
D’abord, la course à l’audimat caractérisée par la recherche effrénée du « scoop » et du sensationnalisme. À l’instar des grands médias occidentaux, les « médias locaux » semblent miser davantage sur la polémique que sur les débats de fond. Les articles ne sont plus que de simples contenus aux titres vendeurs et les journalistes assignés à l’audience. Les citoyens sont devenus des « consommateurs » régulièrement abreuvés de propos sans fondements et ne contribuant guère à l’amélioration de la compréhension des enjeux d’intérêt général.
Ensuite, les propriétaires de médias et les animateurs de débats font le choix d’invités dont l’expertise sur les sujets est discutable. L’invitation « d’experts en expertise », parfois sans qualifications académiques avérées et manquant de rigueur, se fait sur la base de copinage et contribue à dégrader le débat démocratique. Il n’est pas rare de voir un « expert en expertise » intervenir le matin dans un média en tant que « spécialiste des questions de sécurité », à midi comme « constitutionnaliste » chez un autre et le soir comme « spécialiste des violences basées sur le genre ». Ainsi, ceux qui énoncent de grands poncifs sans argumentaire solide écument les plateaux au détriment de ceux qui mènent des recherches approfondies et produisent régulièrement des articles scientifiques, y compris dans des revues spécialisées.
Enfin, le déficit de spécialisation des journalistes constitue également un frein à la tenue de débats structurés et enrichissants. Les émissions ont un parfum de « va-vite », souvent avec les mêmes invités toute la semaine. Les thèmes abordés ne semblent pas faire l’objet d’une préparation minutieuse en amont et les invités peuvent aisément aligner des « éléments de langage » sans jamais avoir à les étayer par des faits vérifiables. Les journalistes, se contentant généralement d’acquiescer, ne jouent pas leur rôle de chef d’orchestre. Ils agissent ainsi comme de simples « répartiteurs » de la parole plutôt que de véritables modérateurs et garants du débat.
Attachés à la liberté d’expression, à la diversité d’opinions et préoccupés par la faiblesse structurelle des débats, nous ne saurions terminer notre appel sans faire quelques propositions concrètes. Premièrement, il nous semble important de valoriser davantage les productions des chercheurs et universitaires maliens, que ce soit ceux établis au Mali ou à l’étranger. Certains d’entre eux sont payés par l’argent du contribuable et doivent de ce fait « livrer la marchandise ». Deuxièmement, il convient de procéder à une vérification en amont des compétences des invités sur les sujets pour lesquels ils sont appelés à faire valoir une expertise. Troisièmement, afin d’améliorer la qualité des débats et de permettre aux auditeurs ainsi qu’aux téléspectateurs de s’enrichir et de se faire une opinion, il est important de mieux structurer et équilibrer les débats.
Nous sommes persuadés que le rôle des médias dans le processus de résolution de la crise dans notre pays est aussi important que celui des pouvoirs publics. Les journalistes doivent s’engager dans une véritable lutte contre les « infox », qui constituent une menace importante pour notre pays. Nous n’invitons pas les professionnels des médias à être des justiciers, mais à s’investir d’une mission de salut public visant à protéger l’image du pays et à renforcer sa crédibilité. Notre disponibilité est entière pour réfléchir ensemble sur des pistes d’amélioration, car nous sommes également conscients des difficultés.
Signataires
Abdoulaye Diarra, chercheur ; Aboubacar Ibrahim, journaliste indépendant ; Alhoudourou Maïga, journaliste ; Alkeydi Touré, consultant en politiques publiques ; Baba Dakono, chercheur ; Bokar Sangaré, journaliste et chercheur ; Boubacar Salif Traoré, consultant, directeur d’Afriglob ; Bréma Ely Dicko, sociologue ; Ibrahim Maïga, chercheur ; Madina Thiam, historienne ; Maïmouna Dioncounda Dembélé, consultante sur les questions de genre ; Mohamed Maïga, consultant sur les questions territoriales ; Nana Alassane Touré, consultante sur les questions de paix et de sécurité