Nous vous proposons in extenso, en raison de son importance historique avérée, l’intervention d’Amadou Djicoroni Traoré lors du procès intenté contre lui pour diffamation par les héritiers de Feu Faran Samaké.
Monsieur le Président, j’étais dans le cercle de Bougouni le Directeur de l’école de Garalo de 1950 à 1954. J’ai donc connu Feu Faran Samaké enfant, des dizaines d’années avant la naissance de ces enfants-là qui m’assignent aujourd’hui devant vous. M’assigner devant vous au motif infâmant de diffamation de la mémoire d’un défunt! Je ne suis ni juriste, ni magistrat mais un Bambara de 82 ans, enseignant par vocation, militant politique d’action et de conviction. C’est une injure grave au regard de mon âge, de mon parcours professionnel et politique. C’est une injure grave, au regard de mon statut dans la société et surtout au regard des valeurs sociétales du Mali.
Injure parce que, dans la culture africaine et malienne en général, Bambara en particulier, l’âge qui confère le statut de l’ancien, du patriarche, privilèges et responsabilités, grandeur et servitudes dont je mesure le poids, fonde les relations avec les générations. Injure parce que le maître d’école que j’ai été de 1949 à 1986 et qui, toute sa vie durant, a enseigné à beaucoup de générations de jeunes filles et de garçons, la morale, les vertus auxquelles je me suis toujours efforcé de m’identifier, et qui, au soir de sa vie, se voit sur le banc de l’infamie avec au centre la mémoire de Feu Faran Samaké.
Injure parce que le militant que je reste, formé à une école adepte du combat à visage découvert contre tout adversaire – Feu Faran n’en est pas un – comble de malheur est accusé de profiter de la chose la plus épouvantable sur terre, la MORT, pour souiller une mémoire. Monsieur le Président ; je n’accepte pas l’injure.
Mon cœur saigne Monsieur le Président et comme Don Diègue du "Cid " de Corneille, je m’indigne et clame: Ô rage! Ô désespoir! Ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie! … Non, Monsieur le Président, je ne mérite pas un si cruel traitement. En plus des nombreux Rodrigue, soldats d’honneur présents dans cette salle et partout au Mali, je me défendrai.
Comment donc se fait-il qu’on puisse imaginer un seul instant que le maître d’école que j’ai été, s’abaisse à diffamer son ancien élève, et qui, de surcroît, n’est plus de ce monde? C’est une injure grave, Monsieur le Président, à l’adresse de ma personne et à l’adresse de ma fonction, car c’est nous les enseignants de cette époque qui avons permis à l’enfant de Faraguaran d’émerger pour devenir le Docteur que l’on connaît.
C’est une injure grave à l’adresse du militant anticolonialiste que j’ai été, puisque je n’ai été muté à Bougouni en 1950 que pour me placer dans un cercle où la majorité de la population était opposée au RDA, dont j’étais un jeune cadre à l’époque. Dans toute la circonscription, qui englobait les actuels cercles de Yanfolila, Bougouni et Kolondiéba, je n’ai trouvé que 8 membres du RDA.
Monsieur le Président, c’est par notre combat politique que nous avons fait sauter les verrous qui empêchaient les enfants soudanais de se présenter aux examens académiques (Brevet élémentaire, baccalauréat, licence, doctorat, etc.) pour ouvrir largement le chemin de l’instruction à nos compatriotes. Pendant toute la période coloniale, et jusqu’en 1946, les indigènes soudanais que nous étions ne pouvaient accéder qu’au CEP, les autres examens ne permettant d’acquérir que des diplômes dits "baroques" (diplôme d’EPS, diplômes d’écoles normales Katibougou, Dabou, Ponty, diplômes de médecins, de sages- femmes, de vétérinaires et de pharmaciens "africains"). Des diplômes qui n’étaient pas reconnus en France.
M’accuser de diffamation, c’est donc une injure à mon éthique politique et personnelle, ainsi qu’à mon sacerdoce professionnel. Mais c’est aussi une injure au responsable politique de la Première République que je fus, ce dont je suis fier. Je n’étais pas seulement un adhérent, mais un cadre politiquement conscient et un formateur. En effet, j’étais professeur dans les écoles du parti, dans les écoles syndicales et dans les écoles de la jeunesse, pour enseigner les principes moraux et sociaux, les valeurs culturelles et sociétales qui expliquent les choix de l’USRDA et fondent la Nation malienne. Cet enseignement était sain, clair et scientifiquement élaboré. Nous, nous ne salissons pas, nous ne détruisons pas, nous n’insultons pas, nous ne diffamons pas. Car, quand on est porteur de nos valeurs, on est nécessairement au-dessus de tous les comportements dégradants. C’est donc une injure grave de m’accuser de diffamation.
Ceci dit, de quoi s’agit-il? Monsieur le Président, dans ce dossier, il est question principalement de la mort du Premier Président de la République du Mali. C’est pourquoi ce dossier intéresse tout le monde, au Mali et ailleurs. Il n’est que de voir l’importance de la foule ici présente dans la salle, autour de la salle, dans la cour et dans les rues adjacentes. Tout le monde veut savoir comment est mort le Président Modibo Kéita. Tout le monde veut savoir qui en est la cause. Et pourquoi.
Les deux enfants de Feu Faran Samaké, en prenant la responsabilité d’ouvrir ce procès, ont provoqué la mobilisation générale, attisé l’attention de tous et créé l’espoir qu’enfin la vérité éclatera. Monsieur le Président, c’est à vous que revient l’honneur de combler l’attente du peuple malien. C’est aussi cela l’enjeu de ce procès. Monsieur le Président, disons-le haut et fort, il s’agit d’un procès éminemment politique, d’une tentative de règlement de comptes par des mains invisibles contre quelqu’un qui dérange, qui se bat contre la falsification de l’histoire récente de notre pays, qui témoigne, qui assume, de façon responsable, son devoir de génération. Gloire à Dieu qui m’a conféré santé et maîtrise pour agir jusqu’à ce jour!
Procès politique, parce qu’il s’agit du Père de la Nation malienne, du Secrétaire général de l’US RDA, du Président Modibo Keita, de sa vie – ô combien bien remplie – et aussi de son assassinat par des mains traîtresses. Monsieur le Président, il s’agit de celui dont les Maliens sont si fiers et auquel je reste fidèle à vie, parce que nourri à la même mamelle idéale d’honneur, de dignité et de patriotisme; de celui dont le nom est objet d’évocation élogieuse quotidienne dans notre pays et ailleurs.
Quoi de plus normal qu’à l’occasion du Cinquantenaire de notre indépendance et de notre souveraineté vraies de l’époque, œuvre de son parti à la tête du peuple combattant de notre pays, quoi de plus normal que Nara et Guiré (villages d’origine de la famille de Feu le Président Modibo Kéita), la terre de ses glorieux aïeux, organisent, à l’instar de tout le Mali reconnaissant, des manifestations commémoratives pour magnifier l’enfant prodige du terroir, au destin exceptionnel?
Quoi de plus normal qu’en cette occasion, Amadou Seydou Traoré soit invité par deux Associations de la Société civile (AMEMOK et Groupe Zeyna) pour animer une conférence sur la vie du Président Modibo Kéita, sous la présidence de Madame le ministre de la Promotion de la Femme, de l’Enfant et de la Famille, elle aussi originaire de Nara? Je suis un acteur et un témoin privilégié de la vie politique de notre pays, de 1946 à ce matin! Mes nombreuses publications en font foi: – Défense et illustration de l’action de l’USRDA; – Le salaire des libérateurs du Mali; – Modibo Kéita, une référence, un symbole, un patrimoine; – La Guinée, le Mali: deux poumons d’un même corps; – L’Ecole malienne, hier et aujourd’hui; – Du CMLN à l’UDPM : 23 ans de mensonges!; – La mort de Fily Dabo et de ses compagnons; etc.
Tout le monde sait que j’ai beaucoup écrit, animé de nombreuses conférences publiques, des émissions radiophoniques et télévisées, publié de nombreux articles dans la presse, tant nationale qu’étrangère. Et c’est de notoriété publique qu’à l’occasion de toutes ces activités, je demande aux lecteurs, aux auditeurs et à toute personne intéressée d’apporter des amendements à mes formulations, de me contredire, avec preuves à l’appui, ou même de répliquer, par la parole ou par l’écrit. A ma connaissance et jusqu’à ce jour, personne n’a démenti mes propos avec quelque preuve que ce soit.
Mieux, des institutions comme la Présidence de la République, les Archives Nationales et d’autres s’adressent à moi pour obtenir des documents sur le Mali, son histoire, ses archives photographiques ou autres. Beaucoup de chercheurs, d’étudiants maliens et étrangers, fréquentent le Centre de documentation (La Ruche à livres) que j’ai créé chez moi à Bolibana, depuis bientôt dix ans. Monsieur le Président, qu’est-ce qui a été dit ce jour-là, là-bas à Nara, lors de cette conférence publique, relayée fidèlement par notre presse nationale, une des conquêtes essentielles de la glorieuse révolution du 26 mars 1991?
Tirant matière de mes écrits, j’ai abondamment illustré la vie et le parcours politique exceptionnel du camarade Président Modibo Kéita. S’agissant de son lâche assassinat, il est intervenu quand j’étais en détention dans la grande "Université du Nord", à Kidal, avec les valeureux compagnons de lutte du Président. Mais, quand, après ma libération, j’ai appris le rôle qu’on a fait jouer à Faran Samaké dans la mort du Président de la République Modibo Kéita, j’ai décidé d’approfondir la recherche. Je ne pouvais que me référer à la commune conviction de tous, au Mali et ailleurs, conviction fondée sur les déclarations, témoignages, articles de presse, ouvrages, dont les auteurs les plus significatifs – Dieu merci – sont encore en vie. Ils ne peuvent pas ne pas être convoqués à la barre pour témoigner: Moussa Traoré, Youssouf Traoré, Assimi Dembélé, Soungalo Samaké, Zan Coulibaly, Sémoulu Kéita et tous ceux que j’ai cités.
Parlant de la vie de n’importe quel homme, comment éviter de parler de sa naissance et de sa mort? C’est donc tout naturellement qu’en terminant mon intervention, j’ai dit ce que tout le monde savait au Mali et partout dans le monde au sujet de la mort du Président Modibo Kéita. Je n’ai fait que résumer ce que Youssouf Traoré, membre du soi-disant "Comité militaire" et ami personnel de Moussa Traoré, a dit, 22 ans avant moi, dans sa mise au point contre Moussa Traoré, suite à l’interview que ce dernier avait accordée à Ibrahima Baba Kaké dans "Mémoire d’un Continent" (en voici la cassette); ce que le Colonel Assimi Dembélé, ex- Commandant du Génie militaire a écrit 15 ans avant moi, dans son livre intitulé "Transferts définitifs"; ce que le Capitaine Soungalo Samaké a écrit, depuis 4 ans, dans son livre intitulé "Ma vie de soldat", actuellement porté sur la scène théâtrale par Blonba. Cette production, qui a déjà circulé en France, en Belgique, au Luxembourg et qui s’apprête à aller au Canada et aux U.S.A, est très explicite sur l’assassinat du Président Modibo Kéita.
Le Gouvernement du Mali, et notamment le ministère de l’Education Nationale et des Langues Nationales, ont pris des dispositions pour faire en sorte que le maximum d’élèves de Bamako voient cette pièce. Les écrits et déclarations concernant l’assassinat du Président Modibo Kéita sont là, publiés, sous la protection du Bureau Malien des Droits d’Auteur ou en plaquettes, accessibles à tous. Des journaux et des revues du Mali ou de l’étranger ont publié des articles confirmant la même version. Toutes ces personnes ont écrit et parlé de la même chose, et jamais aucune réaction n’a suivi leurs déclarations. Je n’ai fait – quant à moi – que rappeler une chose connue, de notoriété publique, une chose affirmée et publiée par des officiers connus, des hommes bien placés pour savoir ce dont il s’agit, des amis de Feu Faran Samaké, de Feu Tiékoro Bagayogo et de Moussa Traoré. Pourquoi jamais aucun d’eux n’a-t-il fait l’objet d’aucune attaque, alors que moi, le simple répétiteur, je suis traîné devant les tribunaux? Pourquoi?
Amadou Seydou Traoré n’a fait que reprendre ce qui avait été dit, écrit, publié, ressassé, diffusé à grande échelle, de 1977 à 2010, pendant 33 ans, sans que personne ne soit accusé de diffamation ni de feu Faran Samaké ni de ses commanditaires, par les héritiers ou un quelconque ami putatif. Qu’a donc fait Amadou Seydou Traoré pour qu’on lui intente un tel procès, injurieux, inutile et aux conséquences imprévisibles car l’indignation est générale? A la limite, dans ce procès, ne s’agit-il pas tout simplement d’un acte de provocation basé sur le mépris? Or, dans ce jeu-là, le plus méprisable se trouve ailleurs. Ce n’est surtout pas moi, loin de là. Ou bien, s’agit-il d’une entreprise inspirée par des milieux qui, tout en souhaitant que l’on mette un cran d’arrêt aux clarifications qui dissolvent instantanément et définitivement les mensonges sur les problèmes de la nation, exploitent l’immaturité des jeunes Samaké pour les jeter dans le brasier d’un procès où l’on cherche en vain ce qu’il peut leur apporter d’autre que l’humiliation?
Monsieur le Président, dites à ces enfants qu’ils se sont lourdement trompés, car, moi, je me place au-dessus d’un acte de diffamation. Surtout concernant l’un de mes anciens élèves, qui plus est, n’est pas de ce monde. Si encore il était vivant! Mais, trente ans après sa mort, dans les conditions que l’on sait, qu’est-ce que cela m’apporte? À quoi cela peut-il me servir? Il faut quand même faire preuve d’un minimum de logique. Diffamer son élève après sa mort tragique peut apporter quoi de positif au maître? L’enseignant que j’ai été de 1949 à 1986, le responsable politique que je fus pendant 53 ans, l’identité que j’incarne, ne saurait succomber à une vulgaire dérive de diffamation.
C’est pourquoi je me sens insulté grossièrement et gratuitement, Monsieur le Président. Je fais donc confiance au tribunal pour rétablir les choses, car nous sommes devant un cas inacceptable d’injure publique faite à une personne honorable, par des enfants qui n’ont aucunement le droit d’agir ainsi sans conséquence. Cette atteinte grave à mon honneur, à ma dignité est flagrante et j’espère que le tribunal y répondra de la bonne manière, en appliquant la sanction idoine, à la hauteur de l’outrage commis. Monsieur le Président, je voudrais faire remarquer aux enfants du Docteur Feu Faran Samaké que, selon moi, la question qu’ils devraient se poser n’est pas celle de savoir s’il y a diffamation ou non. Il s’agit plutôt de savoir de quel drame la mort de leur père fait partie? Il s’agit plutôt de savoir pourquoi et comment leur père est mort? Le Docteur Feu Faran n’est pas mort de diffamation; il s’est donné la mort, et c’est cela qu’il s’agit d’éclaircir, et non de succomber à un sentiment de vexation superficielle, pour se fourrer la tête dans le sable à la manière de l’autruche. La chose est plus sérieuse que cela. Il s’agit du plus grand drame du peuple malien durant le XXème siècle passé, un drame qui a commencé le 19 novembre 1968 par un coup d’Etat et l’affirmation publique et solennelle de mettre à mort le Président Modibo Kéita et tous ses compagnons de détention, dont je fus.
Monsieur le Président, je suis révolté devant le drame qui a emporté le Président de la 1ère République du Mali, Modibo Kéita, le drame qui a emporté le Docteur Feu Faran Samaké, un de nos cadres nationaux les plus valables techniquement, le drame qui a emporté son neveu Tiékoro Bagayogo et d’autres personnes, durant les 23 ans de régime personnel de Moussa Traoré, qui les a tous sacrifiés pour consolider son pouvoir, dans l’illusion de le conserver éternellement. Monsieur le Président, Youssouf Traoré, le responsable à la communication de Moussa Traoré, a écrit ceci au sujet d’une rencontre que ce dernier a eue avec des jeunes en 1979: "Si je me sens soutenu par la jeunesse, il ne restera plus que Moussa à la barre". Cette phrase jette rétrospectivement un éclairage nouveau sur le principe directeur de Moussa Traoré dans la conduite des affaires publiques: se débarrasser de ses collègues officiers, membres du Comité Militaire de Libération Nationale, par tous les moyens. La mise en œuvre de cette idée macabre commença donc par le Capitaine Yoro Diakité, Président du premier gouvernement mis en place au lendemain des événements du 19 Novembre 1968. (A suivre).