Apprenti conducteur de camion-remorque, ferronnier, vidangeur, vendeur de colliers… Aboubacar Kanté aura embrassé bien des métiers avant de devenir directeur du label de la star ivoirienne de reggae, Tiken Jah Fakoly. Un parcours semé d’embûches que l’intéressé, qui souffre d’un handicap aux jambes, relate au micro de Sputnik.
Oser et se battre, tel a toujours été le leitmotiv d’Aboubacar Kanté, handicapé de naissance, qui dirige la radio, la bibliothèque, le studio d’enregistrement et les deux salles de répétions appartenant à Tiken Jah Fakoly, chanteur de reggae de renommée internationale.
C’est l’entreprise qu’Aboubacar Kanté a fondée en 2017 qui a effectué les travaux de construction et d’aménagement de l’immeuble qui abrite toutes ces infrastructures, ainsi que la résidence de Tiken Jah quand il séjourne à Abidjan (l’artiste est installé depuis plusieurs années à Bamako).
Rien ne laissait pourtant présager un tel accomplissement pour cet entrepreneur de 45 ans, marié coutumièrement depuis février 2017 et père de quatre enfants, l’aînée ayant 20 ans et la benjamine à peine un mois. À sa naissance en 1974 à Abobo, une commune populaire d’Abidjan, on lui découvre une déformation des os des jambes, en dépit de laquelle il parvient tant bien que mal à se mouvoir.
«Dans la société ivoirienne, on ne croit pas aux potentialités des handicapés. Et cette marginalisation commence depuis la famille, depuis le bas âge. Il y a des parents qui rechignent à scolariser un enfant handicapé, parce qu’ils voient cela comme un investissement inutile. Ils se disent que même s’il réussit ses études, au final, il n’aura pas de boulot», explique à Sputnik Aboubacar Kanté.
Cette réalité, lui, «l’enfant conçu hors mariage, chose que la religion musulmane condamne», il peut en témoigner, car l’ayant vécue lorsque sa mère dont il était l’unique enfant s’est mariée à un autre homme.
«Quand mon beau-père a commencé à avoir ses propres enfants avec ma mère, je sentais que moi, je n’étais plus désirable. À tel point que ma mère a dû faire de petits commerces pour me scolariser, car cela lui tenait beaucoup à cœur. Pendant que mon beau-père s’occupait très bien de ses enfants», affirme Aboubacar.
Vivant de plus en plus mal cette situation, il finit par fuguer de la maison à l’âge de 14 ans. Et arrête de ce fait l’école en classe de CM2.
«Ma mère a vraiment galéré pour s’occuper de moi. Je me sentais responsable de toutes les galères qu’elle endurait dans son foyer à cause de moi. Je me suis dit que si je pars, ce serait le mieux pour elle et pour moi aussi», explique-t-il.
«Comme tout le monde le sait, sous nos cieux, vidangeur, c’est un métier très sale et dégradant, il n’était pas question que j’y passe ma vie», confie Aboubacar Kanté.
Avec ses économies, il ouvre un kiosque de restauration rapide. Il exerce cette activité durant trois ans. Les affaires ne marchent pas comme il le souhaite. En 2003, il vend le kiosque dans l’intention d’aller s’installer au Burkina voisin, pour un nouveau départ. Cette même année, le passionné de musique qu’il est réalise sa première maquette. Depuis 1996, il compose des chansons. La musique un exutoire et un moyen d’expression face aux «déboires de son existence».
En partance pour le Burkina, il fait une escale à Bouaké où il apprend que sa sœur cadette, qui souffre d’une maladie inconnue, vient de perdre l’usage de ses deux jambes. Il engage progressivement toutes ses économies dans ses soins. Son projet de nouveau départ tombe à l’eau et il se retrouve «finalement coincé» à Bouaké, ville qui est alors depuis 2002 le fief de la rébellion dirigée par Guillaume Soro et qui le restera jusqu’à la fin de la crise postélectorale de 2010-2011.
En 2007, dans la foulée de la cérémonie de la Flamme de la Paix, censée marquer l’arrêt des hostilités entre forces rebelles et forces loyalistes, il est sélectionné par la télévision nationale ivoirienne pour représenter Bouaké à Tempo, une célèbre émission musicale, exceptionnellement organisée dans la ville.
«J’ai très vite acquis de l’expérience. J’ai fini par devenir moi-même un entrepreneur en créant mon entreprise de construction.»
En 2017, il crée donc BSC International. Outre l’immeuble qui abrite le label de Tiken Jah Fakoly, l’entreprise a notamment réalisé pour la star du reggae un site touristique au Mali et une école primaire à Sokoro, un village de la Guinée.
Pour la gestion de son label et ses réalisations immobilières, le reggaeman ivoirien de 50 ans fait confiance à Aboubacar Kanté, qui n’est autre que son neveu, le fils de sa défunte sœur aînée.
«Si Fakol [pseudonyme d’Aboubacar, ndlr] est là, ce n’est pas parce qu’il est mon neveu, des neveux, j’en ai plein. S’il est là, c’est parce qu’il m’a prouvé sa valeur et m’a fourni les résultats que j’escomptais», a l’habitude de déclarer Tiken Jah Fakoly.
«Il y a de nombreux handicapés qui refusent de se résigner, qui ont entrepris des activités pour s’en sortir et qui ont besoin d’un coup de main. Ils ont de la volonté, des idées, mais pas de moyens. L’ONG est censée leur apporter un soutien. Aujourd’hui, par la grâce de Dieu, je suis dans une position où je suis entouré d’hommes compétents et de confiance qui peuvent m’accompagner dans ce projet», conclut Aboubacar Kanté.