La chaîne logistique du secteur de la santé publique connaît des dysfonctionnements au Niger. L’un de ses principaux maux est la difficulté d’acheminer les produits médicaux des grands centres vers les centres de santé périphériques. Le recours aux entreprises privées, censé résoudre le problème, n’a pu rien changer et semble même l’accentuer. Cette solution palliative, qui n’en est pas vraiment une, a créé un business florissant pour certains opérateurs économiques, au détriment du bon fonctionnement des centres de santé.
La chaîne logistique souffre de divers maux qui font que les produits médicaux arrivent à leurs destinataires, parfois à une période où leur impact sur les indicateurs de santé (notamment les taux de fréquentation des centres de santé, les taux de guérison ou encore de morbidité…) reste minime, voire insignifiant. Cette chaîne est malade, ce qui ne permet pas de tirer le meilleur parti des investissements réalisés dans ce secteur. Insuffisance du stock, voire sa rupture, peut advenir au niveau des centres de santé périphériques, lorsque la chaîne de transport connaît des failles.
Ali Ado, infirmier au centre de santé intégré de Bambèye, se rappelle la rupture d’antipaludéens en juillet 2017. Selon lui, ils durent se résoudre à rédiger des ordonnances à tous les patients diagnostiqués, y compris les patients de moins de cinq ans. Ces patients bénéficient pourtant d’une prise en charge gratuite totale par l’Etat depuis une décennie. «Quand les médicaments nous arrivent en retard, nous sommes impuissants», affirme quant à elle Djamila Iliassou, sage-femme au Centre de Santé Intégré (CSI) de Tébaram.
À la date du 18 janvier 2019, la direction régionale de la santé publique de Tahoua attendait encore qu’un stock de vaccins contre la poliomyélite soit acheminé dans les centres d’Illéla et Bouza. Une partie de ce stock est prévue en complément de la campagne de vaccination qui commençait à la date sus-indiquée.
Diagnostic difficile
Ces dysfonctionnements sont admis, à demi-mot, par le ministère de la santé publique. Il existe «quelques retards çà et là» dans l’acheminement des produits vers les centres de santé, explique Dr. Maitournam Rabi, directrice des immunisations au ministère de la santé publique. Dr. Maitournam poursuit, en indiquant qu’avec l’extension des programmes de vaccination et l’introduction de nouveaux vaccins, le système de distribution est soumis à des tensions sans précédent. Ce système n’ayant pas changé depuis des décennies, il est clair que des failles apparaissent.
Dans le système de santé nigérien, il y a un magasin central qui approvisionne des entrepôts régionaux qui, à leur tour, alimentent des entrepôts de provinces, puis de districts qui finissent par approvisionner les centres de santé locaux. Ce système prévaut encore aujourd’hui. Il s’agit-là d’une stratification «inutile» des réseaux de distribution, estime la directrice des immunisations au ministère de la santé publique. Cette stratification est l’une des causes de «l’efficacité limitée» des programmes de vaccination dans notre pays.
Pour la directrice des immunisations, si cette multiplication des niveaux de stockage avait tout son sens il y a 30 ans, en raison de la faiblesse des communications, la technologie des télécommunications de notre époque a changé la donne. On n’a plus besoin d’un entrepôt à chaque niveau administratif parce qu’avec la pénétration de la téléphonie mobile, une personne du centre de santé peut désormais appeler directement le magasin central. La téléphonie mobile a fait des progrès au Niger avec un taux de pénétration de 45,54% en 2017. Ce discours semble aligné sur celui de l’organisation mondiale de la santé (OMS).
Au Niger, l’OMS et l’organisation non gouvernementale PATH mettent en œuvre le projet Optimize. Ce dernier prône l’usage de la technologie de l’information pour s’attaquer à l’un des plus gros problèmes rencontrés par les systèmes de distribution des vaccins : le surstockage. Ce dernier augmente les frais de conservation réfrigérée et entraîne des pertes (quand les vaccins sont perdus, endommagés ou non utilisés avant leur date de péremption, ou bien quand toutes les doses d’un flacon multidose ne sont pas administrées), tel est le principal argument donné par l’OMS pour justifier ce projet. Tout en reconnaissant l’inadéquation de l’organisation administrative dans cette chaîne, un autre coupable -tout désigné– revient avec insistance dans certains services techniques du ministère de la Santé publique : le réseau routier.
À ce niveau, ce ne sont point les routes reliant la capitale aux différents chefs-lieux de région qui sont visés. Mais les axes secondaires qui font cette jonction -importante- entre le second niveau et les centres de santé périphériques. Cependant ces deux arguments se contredisent. À ce propos, le président du Réseau des Organisations et Associations du Secteur de la Santé du Niger (ROASSN), Idé Djermakoye, estime qu’il s’agit d’une «confusion qui est faite à dessein». «Le recours à la téléphonie (là où elle existe) est une bonne chose, mais est-on sûr de pouvoir livrer ‘’la commande’’ dans les délais ?» s’interroge M. Djermakoye. D’une part, il est affirmé que le stockage n’est pas efficient et qu’il faut recourir aux technologies qu’offrent aujourd’hui la téléphonie mobile. De l’autre, l’état des routes ne permet pas d’acheminer en temps voulu dans les centres de santé périphériques les produits. Pire, les centres de santé sont situés essentiellement dans les zones rurales où l’accès reste réduit à certaines périodes de l’année.
Le district sanitaire de Tahoua compte, par exemple, 17 centres de santé intégrés ; quatre en zone urbaine et 13 en milieu rural, distants de plusieurs dizaines de kilomètres. Tous ces dysfonctionnements ne sont pas sans impact sur le taux de couverture sanitaire du pays qui reste assez faible (49,08%), d’après l’enquête démographique et de santé de 2017. Un taux à peine plus élevé que celui de 2016 (48,31%) donné par l’annuaire des statistiques sanitaires du Niger de la même année publié en juin 2017.
Au nombre des difficultés citées par les responsables de l’administration sanitaire, pour justifier ces dysfonctionnements, figure l’état du parc automobile du ministère de la Santé publique. Il est dans un état «peu enviable», selon Mme Djermakoye Hadiza JACKOU, coordinatrice du programme national de lutte contre le paludisme (PNLP). Cet argument est remis en cause par l’état du matériel roulant tel qu’il est répertorié dans l’annuaire des statistiques sanitaires du Niger de 2016 publié en juin 2017.
À cette date, cet annuaire reste le plus récent du pays et la principale référence en la matière. Selon cet annuaire, le parc automobile du ministère de la santé publique compte 620 véhicules. Ce nombre inclut les véhicules de toutes catégories (ambulances, véhicules administratifs, gros porteurs…). Ils se répartissent ainsi qu’il suit : 293 sont en bon état ; 184 dans un état passable tandis que 143 sont jugés en mauvais état. Cette dernière catégorie désigne «les véhicules hors d’usage», tandis que ceux dits passables «présentent des pannes récurrentes à intervalles réguliers».
Interrogée sur le sujet, dans le cadre de cette enquête, Mme Sani Fatouma Ali, assurant l’intérim du directeur des statistiques du ministère de la santé publique, a admis son incapacité à fournir des chiffres plus récents.
Recours aux privés
L’état des véhicules sur lesquels est censée s’appuyer la chaîne de distribution a conduit les responsables de ce ministère à se tourner vers les entreprises privées de transport, expliquent certains cadres que nous avons rencontrés. La coordinatrice du programme national de lutte contre le paludisme (PNLP) ajoute que ce «système est antérieur» à son arrivée à la tête du programme. Elle reconnaît, tout de même, n’avoir pas pu changer la donne. Pourquoi recourir aux transporteurs privés, en dépit de l’existence d’un parc automobile destiné à l’accomplissement de cette tâche ? Lorsqu’est évoqué l’interventionnisme, tous les regards sont braqués sur les politiques et les cadres de l’administration.
La réponse à cette question se trouve dans l’intéressement des acteurs dans l’attribution des marchés, selon Abdoutan Harouna, chercheur associé au Laboratoire d’Etudes et de Recherches sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local (LASDEL). D’une part, les opérateurs privés sont à l’affût de telles opportunités à même de booster leurs activités. D’autre part, les responsables de l’administration en charge de cette attribution ne sont point insensibles aux retombées financières et politiques qui peuvent en découler. Un opérateur économique dont l’entreprise bénéficie d’un marché reste un client politique, voire un bailleur pour des activités politiques. D’où la place grandissante que ne cesse de prendre l’intervention des acteurs politiques dans l’attribution des marchés publics. Les marchés de transport de médicaments n’y échappent point.
Interventionnisme
Dans le cadre de la passation des marchés publics, les prestataires sont recommandés par un coup de téléphone ou une note d’un responsable, selon le rapport sur les «comportements des agents de santé au Niger» de 2017. C’est le résultat d’une étude réalisée en juillet 2017 par le Laboratoire d’Etudes et de Recherches sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local (LASDEL). «On peut également vous envoyer un fournisseur et vous dire de lui donner un marché, même s’il n’a pas les moyens d’honorer le marché. Ce qui pose problème. Ceci fait que vous ne pouvez pas faire votre travail comme vous le voulez», déplore Adamou Boubacar, le chef de service administratif et financier de la direction régionale de santé publique (DRSP) de Tahoua, au cours de l’entretien qu’il nous a accordé à son domicile dans le cadre cette enquête.
Pour Mamane Wada, secrétaire général de l’association nigérienne de lutte contre la corruption –section de Transparency International (ANLC/TI) : «la passation des marchés publics est le nid de l’interventionnisme et de la corruption». Il semble que l’attribution des marchés du transport des médicaments n’échappe pas à cette logique.
Un responsable haut placé peut introduire une demande afin de voir «un agent placé à tel poste, même s’il ne peut pas l’assumer et ne le mérite pas», selon Mamane Adamou, chef du personnel du ministère de la santé publique. Abdoutan Harouna, chercheur associé au LASDEL ayant participé à l’étude sur les comportements des agents de santé mentionnée plus haut, estime que l’interventionnisme a plusieurs sources. Il peut être politique, c’est-à-dire basé sur un mobile politique et peut également être le fait d’un politicien ressortissant du terroir où l’action doit être réalisée ou les produits convoyés, poursuit-il.
Cette présence de l’interventionnisme dans les marchés publics de transports de médicaments est loin de laisser indifférent l’organe en charge de la régulation des marchés publics. Sur 182 marchés, «nous avons annulé 17 marchés passés sous le ressort du Ministère de la santé publique sur les exercices 2016, 2017 et 2018», indique Souley Abdou, directeur des affaires juridiques de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP). Ce chiffre représente 9,34% des marchés publics de ce ministère.
Souley Abdou poursuit en précisant que sept de ces marchés annulés sont relatifs au transport de médicaments et intrants médicaux. Ces annulations ont fait suite à «l’incapacité des soumissionnaires à exécuter les prestations», ajoute-t-il.
Au cours d’une restitution d’une étude sur «les comportements non-observant des agents de la santé publique» au ministère de la santé, Zakari Oumarou, un membre du parti au pouvoir et gouverneur de la région de Maradi (Centre), a admis publiquement devant les partenaires techniques et financiers, ainsi que des journalistes, que l’interventionnisme est une gangrène, mais qu’on ne peut s’en passer. «C’est vrai, l’interventionnisme, c’est un grand problème. Il nous cause des problèmes. Mais le chef est là, le garde du corps est là avec moi. Même chose avec le SG (Secrétaire général, NDLR), le directeur de cabinet et autres directeurs. Ils ont tous des cousins, des neveux, des frères qui viennent les voir pour ceci ou cela. S’ils viennent me voir pour une intervention, comment pourrais-je faire ? » conclut-il.
Contacté par téléphone, le gouverneur Zakari Oumarou reconnaît avoir tenu ces propos avant d’ajouter «qu’il s’agit d’une triste réalité» et que personne n’en est fier.
Si les acteurs institutionnels (chercheurs, société civile et politiques) semblent unanimes et presque fatalistes sur le problème, qu’en pensent ceux à qui bénéficient les marchés de transports de médicaments ?
Dans les documents retraçant les prestations de transport du ministère de la santé publique, il ressort que la société NTH revient de façon récurrente. Le patron de cette société est un opérateur économique réputé proche du parti présidentiel, élu chef de canton en 2018. Cette société a son siège dans le quatrième arrondissement de Niamey. À la périphérie Est de Niamey, un garage où sont stationnés cinq semi-remorques et trois remorqueurs. L’absence de roues nous fait déduire qu’ils ne sont point en état de rouler. C’est là que nous sommes reçus par Garba Nabirni, gérant de l’entreprise de transport NTH. Il montre avec une certaine fierté les engins qui servent dit-il à exécuter «tous les marchés que nous gagnons».
Selon M. Nabirni, sa flotte exécute du transport pour le compte du ministère de la santé, celui de l’éducation ainsi que l’office des produits vivriers du Niger (OPVN). Ceux-ci sont essentiellement attribués «directement» à leur entreprise. La précision prend toute son importance lorsqu’il ajoute que d’autres entrepreneurs ont recours également aux camions de la NTH pour exécuter des charges qu’ils n’auraient pas les capacités d’accomplir dans les délais impartis. Il reconnaît que la NTH recourt également à la même technique. Il s’agit, selon lui, du procédé de sous-traitance. La sous-traitance doit être autorisée par la personne responsable du marché et ne peut excéder quarante pour cent (40%) de la valeur globale d’un marché (article 23 du Code des Marchés Publics et des Délégations de Service Public).
Un taux qui n’est pas toujours respecté de l’aveu de M. Nabirni qui reconnaît ignorer l’existence d’une telle limitation. Dans un angle de la concession un local d’à peine quatre mètres sur trois. C’est le bureau, indique notre hôte tout en nous conviant à y entrer. À l’intérieur, une table, quelques chaises disposées tout autour. Accroché au mur un calendrier mural (2018) tient aux côtés du certificat d’immatriculation au registre du commerce des «Ets NTH». Le parc automobile de cette entreprise comporte «une dizaine de véhicules», à en croire M. Nabirni. Dans ses locaux, on peut constater la présence de cinq semi-remorques et trois remorqueurs. Notre interlocuteur se veut pourtant rassurant quant à leur fiabilité : le reste des camions se trouve dans un second local ; le «garage», explique-t-il.
Quand nous exprimons le désir de nous y rendre, il promit de nous rappeler le lendemain. Devant notre insistance, il nous conduisit dans ce qu’il présente comme le «garage». À la devanture du «garage» se trouvent deux camions dont l’un chargé de sacs de maïs. La cargaison, propriété de l’Office des Produits Vivriers du Niger (OPVN), était à destination de Loga, à 214 kilomètres de Niamey. À l’intérieur un air de déjà vu : plusieurs véhicules donnent l’impression d’y être stationnés depuis belle lurette. Quand nous observâmes que les engins ne sont pas opérationnels, notre interlocuteur rétorqua : «en ce moment il n’y a pas de travail».
«Personne ne peut prétendre avoir un quelconque marché que ce soit sans coup de pouce»
À l’évocation des marchés annulés par l’autorité de régulation des marchés publics, Garba Nabirni affirme : «je ne suis pas autorisé à vous parler de ça». Cette autorité a procédé à l’annulation de six marchés de transport dont l’entreprise NTH est titulaire sur la période 2016-2018. Il s’agit d’une petite partie des 62 marchés de transport dont a bénéficié cette société, sur les trois années au ministère de la santé. Pendant ce temps, trois autres sociétés se contentaient de 29 marchés. Une hégémonie remise en cause par les recours devant l’autorité de régulation des marchés publics.
Le Comité de Règlement des Différends qui est l’instance établie auprès de l’Agence de Régulation des Marchés Publics, chargée de statuer sur les irrégularités et les recours relatifs à la passation des marchés publics, a connu 12 plaintes contre NTH en 2018. Une information sur laquelle la société NTH s’est refusée à tout commentaire. «Plus de la moitié» des 62 marchés accordés à la NTH l’ont été selon la procédure de «l’entente directe», selon Souley Abdou, directeur des affaires juridiques de l’Autorité de Régulation des Marchés Publics (ARMP).
L’attribution des marchés par entente directe reste légale dans des cas exceptionnels, au titre de l’article 27 n°2016-641/PRN/PM du 1er décembre 2016 portant Code des Marchés Publics et des Délégations de Service Public. Cet article dispose que : «Les marchés peuvent être passés soit par appel d’offres ouvert ou restreint, en une ou deux étape(s), avec concours, soit par Sollicitations de Prix, soit par procédure négociée par entente directe».
«Entente directe», les transporteurs apprécient !
Elhadj Alla Zangui, président régional du syndicat national des transporteurs de marchandises (SNTM) de Tahoua, reconnaît que «chacun se débrouille comme il peut» pour obtenir des marchés et faire fonctionner son entreprise. Visiblement gêné d’aborder cet aspect de son activité, Elhadj Alla Zangui tenta vainement d’orienter nos échanges vers d’autres sujets. «Personne ne peut prétendre avoir un quelconque marché que ce soit sans coup de pouce» finit-il par lâcher, un peu exaspéré.
Garba Nabirni, gérant de l’entreprise de transport NTH, semble du même avis. Lequel avis est à l’opposé des textes qui régissent les marchés publics au Niger. La réglementation des marchés publics fait l’objet d’un foisonnement de textes au Niger. En plus des directives communautaires de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), au plan interne le Niger y a consacré une loi, sept décrets pris en conseil des ministres et 11 arrêtés !
Au nombre de ces textes, le décret n°2011-688/PRN/PM du 29 décembre 2011 portant code d’éthique des marchés publics et des délégations de service public. Ce dernier impose un certain nombre d’obligations notamment aux candidats et titulaires de marchés publics. L’article six de cet arrêté oblige ceux-ci à éviter «notamment les délits tels que le faux, la corruption, la concussion, la concurrence déloyale, le faux et usage de faux, le renoncement injustifié à l’exécution d’un marché, les manœuvres frauduleuses et tout acte similaire».
Par Issa Mahamadou Mourtala