Kadia Sylla : « Mon mari attendait ce droit pour s’occuper de ses enfants, aujourd’hui j’attends ce droit de mon mari décédé en 1992 pour m’occuper de mes petits enfants »
Si le cinquantenaire nous offre l’heureuse occasion de saluer les bonnes œuvres accomplies par des femmes, des hommes et des jeunes déterminés à bâtir un Mali libre, prospère et souverain dans une Afrique unie, il est légitime, voire judicieux de savoir que les différentes générations du Mali indépendant n’ont pas les mêmes jugements sur ces ouvres accomplies au nom de l’Etat. C’est pourquoi, la Rédaction du Journal a instauré cette rubrique spéciale pour décrire certaines des plus grandes injustices sociales des cinquante ans du Mali. Pour ce numéro, nous présentons le cas des ex travailleurs de la SCAER. Voici une Société d’Etat qui fut liquidée en 1983 dans le cadre du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) des institutions de brettons Wood. 27 ans après, les licenciés courent encore derrière leurs fonds de réinsertion et de reconversion. Ils ont crié, frappé comme un sourd. La lettre n°313-PRM du 2 juillet 1984 du Secrétariat Général de la Présidence de la République qui atteste le versement d’un milliard cinq cent millions de nos francs par la banque mondiale pour couvrir leurs droits n’a jamais eu de suite favorable.
SCAER, une société d’Etat
La Société de Crédit Agricole et d’Equipement Rural a été créée par la première République du Mali avec pour mission de financer les travaux ruraux et agricoles d’intérêt local, d’octroyer du crédit aux organismes coopératifs ruraux, de participer à des opérations d’investissement agricole ou agro-industriel et d’équipement de la paysannerie à travers l’achat de matériels et animaux. Sa couverture était presque nationale avec des délégations régionales à Kayes, Koulikoro, Sikasso, Ségou, Mopti, Gao et avec des magasins dans beaucoup de cercles. En 1964, l’ancêtre de la SCAER était pris en charge par un organisme de la Banque de la République du Mali. A partir de 1968, la SCAER s’érige en service autonome. Il était chargé de mettre à la disposition des agriculteurs, en temps opportun et aux meilleures conditions de prix, le matériel agricole et les produits.
A partir de 1980, l’année des ajustements structurels en Afrique, des insuffisances sont reprochées à la SCAER entre autres, le manque de rigueur dans la gestion, la fourniture de matériels inadaptés et l’effectif pléthorique.
Le 24 août 1983, l’arrêté N°2849/MF-CAF signé du Ministre des Finances en la personne de Drissa KEITA, portant liquidation de la SCAER stipulait que les travailleurs désignés ci-après sont licenciés à la suite de la cessation pour liquidation et bénéficieront des droits prévus par la réglementation en vigueur. Le crédit agricole disparaît alors au profit de la BNDA qui va même absorber certains licenciés. Les droits prévus par la réglementation étaient le droit du licenciement, le droit des avancements et le droit de la réinsertion et de la reconversion. Le droit de licenciement fut vite octroyé.
La période de résignation des ex travailleurs de la SCAER (1983-1991)
Malgré la lettre n°313-PRM du 2 juillet 1984 du Secrétariat Général de la Présidence de la République attestant un versement par la banque mondiale d’un fonds de 1500 000 000 F, l’ordonnance n°21/PRM du 3/12/88 instituant un fonds de réinsertion et d’indemnisation devant permettre aux travailleurs compressés d’initier des projets viables et le décret n°363/PGRM/12/88 fixant les modalités de fonctionnement du dit fonds, les compressés de la SCAER restent priver de ces droits. Pire, ils furent réduits en silence par la politique d’oppression du régime militaire. Le recours judiciaire ne pouvait pas être envisagé, la notion d’Etat de droit absent dans le vocabulaire juridique au Mali. L’absence de la liberté d’expression, censure des organes de presse ont empêché tout commentaire sur le dossier des 231 compressés renvoyés au chômage, à la pauvreté et à la misère. Ces laissés-pour-compte ont été victimes de la violation des accords et du manque de mesures d’accompagnement sensées atténuer les impacts du PAS sur les intéressés.
Le combat juridique des ex travailleurs et ses limites (1992-2009)
La révolution du 26 mars 1991, qui a mis fin au régime militaire de Moussa Traoré, a ouvert l’ère du combat juridique pour les compressés de la SCAER. Le Comité Transition pour le Salut du Peuple (CTSP), avec lequel ils voyaient une lueur d’espoir à leur sort, n’ouvrit même pas le dossier SCAER. L’horizon était devenu plus sombre qu’avant. Le désespoir, la misère, le mépris des responsables vont commencer à avoir raison sur les plus touchés par la compression c’est-à-dire les manœuvres, les gardiens et les commis. Sont morts entre 1992 et 2000 Cheickna Sangaré (gardien, époux de Kadia Sylla qui réclame ce droit aujourd’hui), Cheickna KALOGA, comptable, Sana Tembely (manœuvre), Bréhima Traoré (manœuvre), Issa Ballo (commis), Tahirou Cissé (chauffeur), Sidi Coulibaly (chauffeur) Molobaly Traoré, Boubacar Zan (directeur de délégation), Sékou Diarra (directeur de délégation), Mme Kadiatou Amara Diarra (secrétaire), Alexandre Konaté (ouvrier mécanicien), Flanzié Konaté (gardien), Abdoulaye Niang (comptable), Sallah Diallo (commis).
Rassurés par l’avènement de la démocratie, les compressés de la SCAER vont assigner le Fonds de réinsertion pris en la personne de l’État malien devant le Tribunal du Travail de Bamako en réclamation de 3 années de salaire chacun. Le dossier fut enregistré sous le n°56/RG. Le jugement n°141 de l’affaire ex travailleurs SCAER contre Fonds de réinsertion (Kamafily DEMBELE, Président, Mamadou Doumbia, assesseur employeur, Mme N’Diaye, Greffier secrétaire) a délibéré en faveur des ex travailleurs. La cour a pris bonne note de l’appui de leur requête relative a leur statut d’employés à la SCAER plusieurs années durant avant d’être compressés suivant l’arrêté n°2849/MF-CAF du 24 août 1984 date de la liquidation de la société d’Etat. La cour a pris bonne note du fait que la dite liquidation est intervenue dans le cadre du programme d’ajustement structurel comme le cas d’autres sociétés d’Etat (SOMIEX, Air Mali) qui ont bénéficié via l’Etat des fonds de réinsertion de trois années de salaire versé par la banque mondiale. Le Tribunal ayant considéré le bien fondé de la requête au motif que le fonds de réinsertion pris en la personne du ministère de l’emploi et du travail et du ministère des finances n’a pas comparu, ne s’était pas représenté ou déposer mémoire en défense, a condamné le fonds de réinsertion à payer aux ex travailleurs suivant l’arrêté de liquidation un an de salaire chacun à titre d’indemnité de réinsertion. Le jugement prononcé publiquement le 23 décembre 1993 n’a pas amené l’Etat à s’acquitter totalement de ces droits. Comme pour étouffer l’affaire, le Président Alpha Oumar Konaré leur paya des sommes modiques en reconnaissance de sa bonne foi.
La voix meurtrie au milieu des dizaines qui s’éteignent de jour en jour
Cette voix est celle de Kadia Sylla, une veuve de l’un des ex travailleurs de la SCAER. Son mari était gardien de la délégation de Ségou. Après 1983, le couple a sombré dans la précarité. A l’époque, elle a travaillé jour et nuit pour subvenir aux besoins des trois garçons respectivement élèves en 2e, 5e et 6e année. Elle prétend que son mari attendait ses droits de réinsertion pour s’occuper de ses enfants et aujourd’hui, Kadia âgée de 65 ans ne veut pas mourir sans percevoir ces droits. Elle s’en prend au Président ATT et pense, qu’avec lui, le dossier n’a pas évolué. La colère de la grande mère contre le Président ATT s’agrandit quand elle a été appelée à Bamako pour les arriérés d’allocation de ses neuf enfants sur une période de 26 ans. A la caisse, on lui remet la somme de sept mille francs (7000 FCFA). Ici, nous faisons économie de ce qu’elle a fait pour retourner chez elle à Ségou. Cependant, c’est aux experts de nous dire sur quelle base ce calcul a été fait ?
Ce cri du cœur d’une bonne dame désespérée interpelle aujourd’hui le Ministre du Développement Social et de l’Economie Solidaire, le Ministre de la Justice, le Ministre du Travail, le Conseil Economique, Social et Culturel, le Médiateur de la République et le Ministre des Finances.
A 65 ans, elle n’a plus la force d’arpenter les ministères encore moins de grimper la colline de Koulouba, mais elle a la force de dire et de raconter.
Le cinquantenaire, c’est aussi permettre de voir ces quelques cas d’injustices sociales commises par l’Etat sur des dignes fils du pays.
Mahamadou Sangaré