Au moment où le peuple malien s’apprête à vivre en chaleur les élections générales de 2007, rite d’apprentissage d’un mode d’habilitation politique avec ses relents de mimétisme, de bonnes et mauvaises copies, la grande majorité de nos concitoyens se retrouve comme toujours au banc d’exclusion de la vie publique par le truchement d’un article constitutionnel qui pourvoit une langue étrangère, le français en l’occurrence, du statut de langue officielle, au détriment de nos langues nationales dépouillées, déclassées, désappareillées, rangées de fait dans la catégorie du vulgaire, de l’accessoire.
Cette honteuse disqualification des langues du pays qui fondent et animent nos communautés linguistiques, structurent nos identités culturelles, ne pose pas de problème majeur à ceux-là qui comprennent et parlent couramment français, sauf, évidemment, dans les situations impératives comme les élections où ils ont besoin, eux, de l’adhésion de la grande masse, toujours hébétée, voire éberluée, devant leurs dissonants discours, leurs charabias, d’autant plus applaudis qu’ils restent désespérément incompréhensibles pour elle, comme des incantations mystiques d’une «magie blanche». Ainsi, par ce jeu pervers d’auto satisfecit, nous contribuons nous-mêmes, inconsciemment, à l’extinction progressive de nos langues et à l’avilissement des valeurs humaines qu’elles charrient depuis des siècles.
Avant d’en arriver au tableau des multiples torts découlant de cette misère, il serait raisonnable de se demander combien finalement nous sommes à comprendre, lire et écrire le français : une minorité insignifiante démographiquement (moins de 100000 locuteurs) sur une population totale de plus de 13 millions d’âmes. Et, dans ce pourcentage dérisoire, combien maîtrise véritablement cette langue apprise peu ou prou pour pouvoir la posséder dans sa fonction normative de conception et d’efficacité opérationnelle des structures et des mécanismes institutionnels, l’appréhender dans ses dimensions explicatives de l’être et d’intelligence des choses, la domestiquer dans le processus imaginaire de la créativité artistique et de l’abstraction scientifique, l’enrichir dans la consignation des savoirs et la capitalisation de l’expérience, et enfin y puiser une source féconde d’utilité fonctionnelle et sociale pour la collectivité organisée par la force du verbe ?
Ce que la belle, admirable et tant vantée langue française n’a pu produire chez nous du temps où elle était encore bien parlée par nos aînés, elle ne saurait l’effectuer par miracle de nos jours avec des diplômés et gradés qui la parlent mal, et n’en ont cure. Ils la comprennent à peine, incapables qu’ils sont de s’émouvoir devant la sublime beauté des lettres superbement ignorées ni d’apprécier le talent littéraire dans un pays laissé à la merci des philistins.
Il est temps, grand temps, que nous cessions de jouer inutilement à nous faire peur avec des épouvantails agités par des pseudo intellectuels soudoyés, bourrés autant de préjugés que de mépris pour nos langues, qu’ils dédaignent parce que les ignorent outrageusement. Faisant preuve de peu de courage, ils décrètent, frileux et craintifs, une inaptitude supposée de ces dernières à nous mener au progrès universel, ne réalisant nullement que cette courte vue nous amène à perdre définitivement les acquis millénaires de civilisation de nos sociétés antérieures, d’une part, et oubliant que l’adoption faite de la langue étrangère, soi-disant «internationale», ne nous a pas non plus permis d’avancer, à ce jour. Vrai ou faux ? Faut-il dire que c’est nous, bons avocats de la francophonie, qui défendons partout le français et menons le combat sur l’arène internationale aujourd’hui, là où il vous arrive de voir des représentants français choisir de s’exprimer préférentiellement en anglais ?
Par ailleurs, nos anciens de l’Education au Mali, qui ont initié ici des classes expérimentales de «méthodologie convergente», témoigneront des résultats probants de cette «innovation pédagogique», car personne ici ne réclame l’abandon du français. Nul ne peut mettre en cause l’extraordinaire force d’acquisition de l’enfant dans sa langue maternelle. Voilà ce qui est dit. Et, une fois cette vérité admise, qu’est-ce qui serait un obstacle à une généralisation de l’introduction des langues nationales à l’école ? Rien ! Les manuels, les livres, nous avons les ressources et les compétences pour les faire, les éditer ; les maîtres, nous pouvons les former sur place. Que reste, sinon l’adaptation de l’appareil administratif à la philosophie de la glorieuse réforme de l’Education de 1962. La chose n’est pas si simple dira-t-on, et c’est vrai. Soit ! Mais, le fond du problème, c’est clair, c’est indéniable, c’est dit, il y a un manque de volonté politique quelque part, si ce n’est plutôt un défaut de courage politique face aux injonctions et cadrages de partenaires puissants qui veillent sur l’héritage colonial.
Revenons à nos langues dans l’Etat, dans le service public, dans l’espace citoyen, dont le vote. La langue étrangère s’avère un sournois facteur invalidant pour nos populations discriminées légalement dans leur propre pays. Limités, et même handicapés, dans leur moyen d’accès à l’information courante dans la vie publique : documents administratifs officiels, actes de l’autorité civile, notifications, inscriptions, prescriptions, presse, correspondances, etc. ; les millions de citoyens marginalisés de la sorte n’ont qu’une participation en seconde main à l’accomplissement individuel et collectif. Ils ne sauraient faire preuve ni d’efficacité ni de réactivité, encore moins d’assurance, baignant permanemment dans le doute d’avoir bien compris ce dont il s’agit, bloqués dans l’attente de se convaincre de la fiabilité de l’interprétation. Les populations n’ayant donc pas confiance en elles-mêmes dans ce système méconnu qui les fragilise et les paralyse à plusieurs niveaux, elles n’osent trop risquer, s’aventurer, entreprendre, s’élancer, demeurant cernées d’incertitudes, sans repères solides. Le frein à l’esprit d’initiative est là ; les capacités en souffrent profondément.
Le mouvement global vers le développement ralentit inéluctablement, victime simplement de la réserve de prudence des véritables producteurs de richesse contraints d’opérer dans un environnement non familier, inadapté, et même souvent hostile, avec des fonctionnaires véreux, cupides, corrompus, qui tentent sans relâche d’abuser de leur méconnaissance des règles définies en langue étrangère pour les intimider, les escroquer, les détrousser, sans pitié. C’est dire l’effet désastreux de l’imposition de la langue étrangère dans le fonctionnement de nos institutions et de l’appareil administratif.
Voyez le cas des élections, assez illustratifs et plein d’enseignement. Les affiches s’adressent à la majorité, mais ne parlent qu’à une minorité. Les autres trinquent dans l’amertume, ou se réfugient dans l’indifférence, se contentant des seules images muettes. Bien entendu, c’est de bon sens que les politiques et les serviteurs de l’Etat, à l’occasion, ont recours aux langues nationales.
Les autorités s’adressent opportunément au public, à la foule, en langue du milieu d’accueil selon la culture et l’intelligence situationnelle de la personnalité. Ceux qui ne peuvent renoncer à leurs discours préparés en français se font piteusement applaudir par des populations frustrées par toutes ces occasions manquées de s’écouter, de s’entendre, et de se dire des choses intelligentes et intelligibles, dans une langue commune. «Ce n’est pas aux populations d’apprendre une langue «officielle» pour aller bénéficier d’un quelconque service public, non ! C’est aux fonctionnaires, aux politiciens et aux élus à leur service d’apprendre leurs langues pour être dignes d’être là, de les représenter et de venir les entretenir sur les questions d’intérêt général qui les engagent». Voilà pourquoi nous avons des Républiques plutôt à l’envers. Ce n’est pas étonnant, puisque chez nous, curieusement, c’est l’acheteur qui dit merci au vendeur.
Le débat sur l’officialisation de nos langues ainsi soulevé ne date pas d’aujourd’hui. Depuis la première république, le législateur s’y est penché. C’était le temps de la Dignité et non de l’Argent. A la conférence nationale, en 1991, avec la participation des paysans, la question a été chaudement et âprement discutée. Mais, rien n’y fit, on a gardé le statu quo. L’idée du français- «langue de travail» de l’Etat, ou encore «langue d’expression officielle», n’a pas été retenue. L’échec de ces discussions s’explique à deux niveaux.
Le premier, c’est celui du concept. Qu’est-ce qu’une langue officielle ? Il ne s’agit pas de réciter, mais de raisonner. Nous accusons une réelle faiblesse de prise en charge intellectuelle de la question au plan de l’exégèse juridique. Faut-il exclusivement une seule langue officielle ? Ceci expliquant cela, le deuxième, c’est le manque notoire d’imagination de la classe politique, qui ne mène pas de lutte d’idées, autrement elle aurait vite compris la gravité de l’enjeu. La place de la langue est essentielle dans le jeu démocratique, dans le processus de démocratisation. Il ne saurait y avoir de démocratie réelle lorsque la majorité est exclue du système de participation.
La preuve a été faite, avec la mission de décentralisation, que le facteur linguistique était primordial dans l’approche des consciences et dans la gestion des collectivités. Le découpage administratif ne doit pas être un acte volontariste de hasard. Ce serait de la pyromanie. Il faut veiller à ne pas créer des problèmes avec des solutions légères, désinvoltes, équivoques, qui ne manqueront pas de produire les germes d’autres difficultés, d’autres misères mal appréhendées. La décentralisation se doit d’être une réponse à la «question nationale», dans le respect des volontés de vie commune, des repères historiques, psycholinguistiques, culturels, géoéconomiques, sans ignorer l’effet inducteur du psychisme d’appartenance. Ce sont là un certain nombre de critères d’une bonne structuration des circonscriptions.
L’Afrique du Sud, au sortir de l’Apartheid, dénombre 11 langues officielles. La question de la langue a trouvé des réponses appropriées dans des ensembles historico-étatiques plus vastes, avec plus de communautés distinctes que chez nous. Allons nous continuer à nous complaire dans une situation qui blesse notre majorité utile, nos vrais acteurs du développement ? Serons nous complices passifs de la dégénérescence de nos langues dans la servilité inqualifiable pour la langue du colonisateur ?
Certes, il faut des préalables, mais, à condition de se mettre au travail. Ce n’est pas en s’accommodant de cette injustice qui ne dérange pas les quelques «dociles usurpateurs» que nous parviendrons à une solution judicieuse, plus profitable à tous. Il va falloir sans doute faire des compromis, aller par étape, réguler le rythme. Il est clair qu’il serait stupide de vouloir d’autorité imposer une de nos langues aux autres, mais de convenir de choix objectifs arrangés qui servent l’intérêt national. Nous ne pouvons pas ne pas nous entendre sur l’essentiel, étant entendu que tout esprit insidieux d’hégémonie serait une imposture pour nos familles de brassage multiethnique, d’estime réciproque, sauf dans la tête de quelques complexés récurrents, se prenant pour ce qu’ils ne sont pas. Nous avons et aimons nos mamans américaines, arabes et asiatiques, bambaras, bobos, bozos, dafings, dogons, françaises et européennes, haoussas, khassonkés, malinkés, maures, miniankas, mossis, peules, sénoufos, songhaïs, soninkés, tamasheqs, toucouleurs, wolofs, etc.
Nos grandes communautés linguistiques sont connues. Les minorités également, et surtout elles, doivent bénéficier de dispositions favorables de promotion de langue dans la nouvelle configuration géopolitique décentralisée. Quoiqu’il en soit, il est préférable que nous ayons pour nos affaires une ou des langues de nos communautés : Soninké, Peul, Songhoï, Bambara, Sénoufo, Tamasheq, … que de continuer pour l’éternité dans l’emprunt de la langue de ceux qui, après nous avoir écrasés, violés, massacrés, continuent de nous mépriser, et de nous humilier même chez nous, nous traitant de «poubelles», ou encore de «misère du monde».
Nous savons que des personnalités politiques avisées de ce pays ont toujours été solidaires de l’action volontaire du peuple en faveur de la promotion de nos langues, dont certaines ont une envergure internationale indiscutable. Pour les militants et sympathisants de cette cause nationale, aujourd’hui, il s’agit de savoir qui parmi nos postulants à la magistrature suprême, ou à la députation, accède à cette demande populaire, à ce droit légitime de pouvoir dans son pays s’exprimer et écouter les officiels directement dans sa langue, et de bénéficier en retour de la considération des salariés, payés sur les impôts et contributions du peuple souverain, lui qui se retrouve étranger chez soi, écarté comme malpropre, congédié du contrôle permanent des agents de l’Etat manipulant les deniers publics, et dont quelques parvenus poussent l’outrecuidance jusqu’à se prendre pour des maîtres des lieux au lieu de simples serviteurs.
C’est dans le but de renverser la vapeur et de donner une ultime chance à nos langues qui agonisent en silence que le Mouvement Culturel pour le Développement – N’KO (MCD-N’KO) s’apprête à organiser des manifestations d’appel à l’officialisation de nos langues nationales. Cette lutte doit-être celle de tous les intellectuels qui ont conscience des dégâts de l’abandon de nos langues, qui ont souci de préserver notre riche patrimoine dont la langue est le premier récipient. C’est un combat de tous les souverainistes qui ont compris que l’indépendance politique de nos Etats n’a pas mis un terme au processus d’aliénation des populations qui se poursuit, nous délestant de nos bagages de culture, nous désarmant, nous privant de nos références. Halte à la mystification du peuple au moyen d’une langue tierce de domination, d’exclusion, de spoliation !
Tous, ensemble pour revendiquer le droit imprescriptible de chacun à s’exprimer librement dans sa langue, sur son sol natal, le plus officiellement du monde.
Mohamed COULIBALY
Ingénieur
“