Le volume et la qualité du travail, le niveau du chômage, la hauteur des revenus et de la consommation des ménages, doivent constituer ensemble une des toutes premières préoccupations des dirigeants. Cette préoccupation est totalement ignorée au Mali, avec des alibis innombrables et sous divers prétextes. Dans une troublante complicité, la classe politique et les forces sociales « ignorent » ce souci, livrant le pays affamé au désespoir, et sacrifiant jusqu’à la paix civile. – La vieille économie coloniale qu’on s’évertue à faire prospérer sur cette misère aggrave celle-ci, accélère la destruction du tissu social et exacerbe le désespoir. Résultat : une spirale sans fin de déchéance humaine ; des milliers de jeunes livrés à la délinquance ou à l’exil. – A quand un débat national sur cette question ?
Au Mali, l’écrasante majorité de la population valide (environ 70%) est au chômage ou largement sous-employée. Marqué par une productivité nulle (ou très faible) et un absentéisme particulièrement élevé, le travail est une véritable damnation. Il l’est au vu de ses outils surannés, de ses techniques obsolètes, de son organisation rudimentaire, de son administration quelconque, de ses conditions insalubres, de son univers socio-juridique précaire et de ses revenus infrahumains irrégulièrement payés.
Un trou sans fond
Tout le pays en souffre et s’en trouve chaque jour plus appauvri.
L’économie Malienne en pâtit : son « décollage » est sans cesse raté et sans cesse différé. La jeunesse s’en désespère. Elle se livre à l’alcool, au thé dans les grins et à la drogue. Ou elle émigre massivement vers des horizons lointains, présumés plus hospitaliers. Le Mali perd ainsi ses bras vigoureux, sa confiance en lui-même et ça et là son espoir en quelque avenir que ce soit. – Avec des moyens encore plus rudimentaires et plus réduits « à chaque nouvelle lune », le pays enregistre de nouveaux records de baisse de productivité et d’augmentation du nombre de pauvres et d’indigents. Telle une vis sans fin, la régression sociale est sans limites ! Le pays est en chute libre dans un trou sans fond, depuis certes longtemps mais s’est empiré sous l’ère du renouveau démocratique. La lutte pour la survie est donc partout, en désordre. C’est le sauve-qui-peut. Le tissu social se déchire sans cesse. Sans toit, ni revenu, ni nourriture, les ménages se disloquent par milliers. Des lignages éclatent. Les réseaux de solidarité claniques se distendent partout. Par milliers, des enfants privés de protection forment des essaims de petits mendiants, ou des hordes de milice ou des bandes de délinquants ; ils squattent les espaces publiques de la capitale, des décharges publiques, des immeubles inachevés ou à l’abandon, des rues, des marchés publics…. A la faveur de la faim, l’insécurité se généralise : extorsions, corruptions, concussions, détournements, casses, viols, drogues, alcoolisme et délinquance. Partout, on survit grâce à des expédients, à la débrouillardise ; les petits métiers et les cimetières explosent et la mort se banalise. Tous les individus en sursis sont de redoutables prédateurs aux dépens de leur entourage immédiat : en parfaits opportunistes, ils exploitent chaque « lueur de chance » qui s’ouvre devant eux pour rançonner et même écraser leurs semblables. Dans des eaux sociales aussi troubles, la recherche des rentes de position et des avantages indus est partout une pêche miraculeuse. Les loups mangent les loups. Les maliens sont presque tous devenus des drôles de sangsues, qui survivent grâce au sang sucé auprès des autres sangsues voisines ou apparentées. Le parasitisme de proximité est devenu, depuis le milieu de la décennie 1996-2007, la seule modalité pour chacun de prolonger son sursis. Dans toute sa barbarie, le darwinisme est devenu la loi sociale et la norme morale au Mali.
Pour exister, il faut tuer alentour
Par des méthodes douces que sont la ruse, la duperie, la tricherie, le chantage, le vol, la corruption, l’usure, la concussion, l’escroquerie, les détournements. Ou par des méthodes violentes que sont les pillages, les arrestations arbitraires, les viols, les assassinats, les meurtres, les invasions et les conflits litigieux de terrains ou entre deux communautés. Assise sur le désespoir, une nouvelle culture n’en finit pas de s’inventer : celle de l’opportunisme parasitaire à très courte vue ; celle de l’irresponsabilité devant sa propre vie et d’insensibilité devant le sort de sa communauté ; celle de l’ignorance et du désintérêt envers son pays ; et surtout celle de l’évasion de tous les instants dans le bruit et dans d’incessantes « veillées de prières ». L’abattement moral et le fatalisme rodent partout.
Une omerta collective
Pendant que la déchéance collective est en marche, il n’existe aucun débat national, depuis plus de deux décennies. Au mieux, il s’agit des « questions techniques» traitées en circuits fermés et confiées à des cercles d’« experts ». Et quels « experts» ? Il s’agit des « experts » en matière de « petite délinquance » ou des « enfants de la rue », en matière d’inflation ou d’agriculture, en matière d’investissements extérieurs ou en matière de fiscalité… ! N’importe quoi ! Aucun regard politique, aucun débat public ne circonscrit ce sinistre national dans tous ses contours, dans sa mécanique et ses rouages propres, ainsi que dans ses conséquences néfastes sans cesse amplifiées. Le silence qui plane sur les questions du travail, de l’emploi, du revenu et de la consommation, devient de plus en plus insoutenable. Même s’il ne s’est pas sensiblement policé au Mali, le débat politique se démarque peu à peu de l’invective. Dès lors, l’alibi de « la violence verbale » ne tient plus la route pour justifier ce silence. Dans leurs programmes d’action, la classe politique et les institutions du pays évitent d’aborder toutes ces questions, et continuent à cafouiller dans du superficiel. En particulier, la question de l’emploi est littéralement ignorée, et, avec elle, celle des conditions de travail à améliorer et des revenus décents à garantir dans le pays. – Ignorance ? C’est non. Il s’agit plutôt de l’insouciance généralisée et de l’irresponsabilité institutionnalisée. C’est une sorte d’omerta que la société malienne semble avoir décrétée sur son propre drame, pour couvrir ses crimes dirigés contre elle-même. Sans pousser un moindre gémissement, le caïman malien est occupé de s’avaler totalement lui-même, en commençant par sa propre queue ! Où sont donc passés les « projets de société » arborés et revendiqués par ce pléthore de partis et plateformes politiques du pays ? Toute cette littérature n’avait-elle aucune autre utilité que celle de meubler les discours lors des cérémonies de sortie officielle et de grossir les archives de l’administration ? Un constat indiscutable : les partis et plateformes politiques ne sont pas plus audibles à propos de ce drame national. Ils ne donnent pas de la voix, y compris lorsque les électeurs les interpellent sans ménagement à la veille des élections. C’est de la dérobade : meetings et discours dérivent vers des polémiques sans portée sur le destin du pays, ni sur les conditions de vie de ses habitants. On balbutie. On cafouille. On gesticule, on gonfle les muscles. On se réfugie derrière de vieux slogans éculés. Ni bilans. Ni prospectives. Ni programmes. Le pays est tout entier rendu. On l’a dit, et on ne le dira jamais assez : les cris de détresse qui montent du Congo profond au sommet de l’État et aux états-majors politiques réclament des conditions de vie humaines, par delà la paix et la sécurité. La garantie d’accès à un emploi épanouissant et rémunérateur est une voie de passage obligée. Les gouvernants ne sont pas non plus justifiés de répondre à ces cris de détresse en brandissant, comme programmes ou comme bilans, quelques ouvrages de génie civil, souvent érigés à un coût exorbitant, aux dépens d’un trésor public déjà au plus mal ou grâce à de nouvelles dettes, et en recourant à une expertise et une main d’œuvre étrangères. Quelque somptueux que ces ouvrages puissent être, le discours politique passe à côté de la question sociale, et tourne court ! Dans le pays, personne ne donne de la voix sur la question de l’emploi, ou plutôt sur une des véritables plaies nationales que constituent la rareté et la pénibilité du travail, le chômage et le sous-emploi généralisés, ainsi que les revenus indécents et instables. Et pourtant, c’est indiscutablement de ces facteurs que découlent principalement la précarité généralisée des conditions de vie, la gangrène de la corruption, l’instabilité institutionnelle et la vulnérabilité de l’État. Mais la loi du silence enveloppe tout : les maliens sont à l’abattoir, silencieux et imperturbables, tels des agneaux.
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Paul N’guessan