Le problème du nord, avec la révision constitutionnelle qu’il a induit, est interprété par certains comme l’ébauche de la partition du Mali. Et pour d’autres, elle transparaît dans le redécoupage occulte de 2012 du pays en 20 régions, surtout quand les responsables, à tous les échelons, semblent bien tirer la couverture du budget national vers leur terroir.
Les Maliens, ceux qu’on appelle depuis 1960 de ce mot français d’origine malinké, regardent la scène, incrédules, se demandant lequel des trois adages suivants conviendrait à la situation de leur pays : «L’homme ignore peut-être le plat qu’on lui destine lors d’un festin, mais il reconnaît un propos qui le vise» (sagesse bamanan) ; «quand les acteurs d’une cause deviennent des spectateurs, c’est le festival des brigands» (Modibo Keïta, premier président de la République du Mali). Mais, moins culinaire et peut être plus intellectuel et plus vrai, celui-là, dû au chancelier Bismarck : «la Géographie est la seule composante invariable de l’Histoire».
Le Mali est un jamana
En soninké on dirait «jamaane» ; Kadhafi disait «Jamahiriya arabe libyenne socialiste et démocratique». Le mot, d’origine arabe, signifie «pays, région, regroupement, masse…», évoquant à la fois la formation politique et l’étendue géographique. Vient ensuite le «Faso», l’équivalent de nos régions actuelles. Le terme «Kafo» est également d’origine arabe, désignant une subdivision politico-administrative plus petite, comme le cercle, le département, la préfecture. C’est-à-dire qu’on pourrait, comme Kadhafi, abandonner le mot “République“ (là-bas, c’était d’ailleurs un royaume). On aurait donc : «Mali Jamana» (Mali Jamaane). En fait, chez nous, le jamana était désigné par un nom propre : Niangana, Wagadu, Soso, Mandé, Khaso, Segu, Wasulu, Kenedugu, Gao ou Songey, Macina…
Lois non écrites
Le nom du pays serait désormais, en français : «Le Mali» tout court en éliminant le mot «République» ou, au besoin, on dirait «le Jamana», comme on dit «Le Faso» chez nos voisins burkinabè. L’actuel Mali est composé de 10 Faso qui sont : le Faso Xayi à l’Ouest, le Kulukoro, le Segu et le Macina au Centre, le Songey et le Timutu à l’Est, l’Azawad (Kidal, Ménaka, Tawudenit) au Nord et le District de Bamako, la capitale, c’est-à-dire le siège du gouvernement central du Jamana. Il est entendu que les noms de Faso ci-dessus peuvent différer selon les langues. Par exemple en bamanankan, on dira Koroborola pour le Songey ou Burudamela pour l’Azawad, etc.
Une migration interne des hommes et des noms de clans a créé de forts liens d’amitié et des règles de coexistence pacifique manifestées par le Kalun goraaxu (ou sinankuya en bamanankan).
Le jamana, voire le Kafo, a ses règles civiles bien codifiées et scrupuleusement respectées, même si la «République» feint de les ignorer. Elles changent quand on se déplace d’un Faso à un autre. Ainsi Traoré, ou Diarra, noms de princes dans le Mandé et à Segu, peuvent être des patronymes d’esclaves au Kaarta ou au Nord. Le nom Koïta, princier au Soroma et au Tiringa, est porté par des griots dans le Baxunu (Kafo de Nara). Maître Demba Diallo nous apprend que dans sa famille, on laisse volontiers les esclaves prendre le nom Diallo et le transmettre à leur descendance. Feu Seydou Badian, avant sa mort, a abandonné le nom Kouyaté pour celui de Noumboïno, signant ainsi son appartenance à une nouvelle ethnie et à un nouveau Faso.
«La République» ferme sournoisement les yeux sur cette violation grave des lois traditionnelles des Faso d’autant plus que certains de ses propres hauts magistrats, pour leur propre reconnaissance sociale, luttent pour leur abolition. Un descendant d’esclave ou de nyamakala (homme de caste) peut alors prétendre à la main d’une fille noble. Toutefois, en cas de création d’une fédération des Faso, chacun de ceux-ci pourrait, profitant de la forte autonomisation obtenue, mettre en place des lois démocratiques plus faciles à mettre en œuvre et supprimer les coutumes désuètes.
Au Mali, quand on change de nom, on change de statut social, de Kafo ou de Faso. Le Conseil des ministres du 20 février 2019, au titre des mesures législatives et réglementaires autorisant certaines personnes à changer de nom, aurait donc dû préciser les noms en question : pour les Maliens il ne s’agit nullement d’une question personnelle mais d’une affaire nationale. Quitter «un nom de famille» (terme impropre, on le voit), c’est donc quitter un clan, un Faso et éventuellement une ethnie.
Ces lois non écrites, inscrites dans les mœurs, sont très fortes. Mais une menace leur pèse dessus : celle des médias monolingues, avec le bamanankan comme langue unique. Dans une génération ou deux, il est à craindre qu’une plate uniformisation les remplace, reproduisant chez nous le modèle unitaire français au moment où, dans ce pays, la Corse, la Bretagne, la Catalogne, affirment leur personnalité, sans craindre de revendiquer une forte autonomie voire l’indépendance. Sans parler des territoires d’Outremer : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Nouvelle-Calédonie (ou l’indépendantiste Jean Marie Tchibaou a été assassiné pendant la présidence Mitterrand).
CONJURER LE MAL
Kayes, Kita, Segu, Nioro, Nara forment le Faso des Bamanan, des Khasonké, des Toucouleur, des Malinké et des Soninké. Bien entendu, le Beledugu, le Kaarta et Kangaba sont inclus dans cet espace. Il existe un lien de sinankuya entre les Malinké, les Soninké et les Bamanan. Il y aurait parjure si les uns acceptaient de se désolidariser des autres à l’occasion de l’actuel redécoupage. On dit que la République (française) ne considère pas les ethnies, les prenant pour source de division, sauf à l’hôpital, où le médecin lors de certains examens, s’en enquiert, sachant peut-être que, quelque part, c’est vital.
Ibrahima Koïta
Journaliste