Quand on parle de la Justice, on pense d’abord à la fonction judiciaire sans lui associer nécessairement un véritable pouvoir, car dans l’imagerie populaire, le pouvoir ne peut découler que de la politique et de l’exercice du commandement, le juge lui-même n’étant perçu que comme un instrument au service du pouvoir. C’est une grave méprise.
Le juge pose au quotidien les limites de l’acceptable et de
l’inacceptable pour définir les règles du vivre ensemble collectif
La démocratie repose sur le respect de la liberté et de l’équité des citoyens. Comme telle, elle ne peut s’épanouir sans un pouvoir judiciaire indépendant. La justice qui est rendue au nom du peuple malien est donc un bien commun de tous les citoyens. D’un point de vue institutionnel, le député vote la loi au nom du peuple pendant que le juge l’applique au nom du même peuple. Cependant, l’application de la loi amène aujourd’hui le juge à l’interpréter, à créer le droit grâce à la jurisprudence. Ce pouvoir véritablement normatif du juge est-il pour autant incompatible avec la démocratie ? Pas nécessairement, parce que le juge se révèle de plus en plus comme un régulateur social très proche de l’actualité. En tant que tel, il pose au quotidien les limites de l’acceptable et de l’inacceptable pour définir les règles du vivre ensemble collectif, ce qui opère un déplacement du pouvoir de régulation sociale du législateur vers le juge et une confusion de plus en plus marquée entre la qualité de citoyen et celle de justiciable. En cela, on peut dire que la séparation des pouvoirs et leur équilibre intelligemment maintenu permettent l’expression de la démocratie.
Alors que dans les pays de « common law »le raisonnement du juge est caractérisé par une démarche inductive, la Révolution française a voulu limiter le pouvoir des juges à la seule application de la loi. Cette conception révolutionnaire qui dénie au juge tout pouvoir d’interprétation influencera pendant longtemps la vision française de l’office du juge dont nous avons hérité. Les légistes prétendaient ainsi encadrer le travail du juge dans les limites rigides d’un syllogisme dont la prémisse majeure est la loi et la prémisse mineure le fait, le jugement étant censé s’imposer de lui-même comme l’expression la plus achevée d’un processus purement déductif. Il ressort de cette conception classique que le pouvoir du juge est d’appliquer la loi et non de dire le droit. Cependant, quelques années plus tard, l’article 4 du Code Civil imposera aux juges le devoir de trancher, même dans le cas “du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi”, sous peine d’être “poursuivi comme coupables de déni de justice”. Le code légitime ainsi le pouvoir du juge d’interpréter la loi et de l’adapter aux évolutions de la société. Ce pouvoir réel concédé aux juges se trouve conforté aujourd’hui par les évolutions dictées par l’intégration sous régionale, régionale et la mondialisation.
La production des rapports d’audit dans la transparence
a fait beaucoup de bien au Mali et à l’image de son président
La perception de la justice et du juge au Mali a été forgée par des pratiques consacrées d’abord sous le parti unique, puis sous le régime militaire avant d’être curieusement entretenues sous l’ère démocratique comme si certains des principaux animateurs de la démocratie naissante avaient beaucoup à craindre d’une justice indépendante et équitable. Effectivement, le véritable pouvoir est celui du juge et cela pour au moins deux bonnes raisons. D’abord, dans un pays de foi comme le Mali, la vraie justice relève incontestablement du divin, ensuite elle est rendue de par la constitution au nom du peuple malien. C’est pourquoi le magistrat et même les auxiliaires de justice (notaires, avocats, huissiers) prêtent solennellement serment avant d’entrer en fonction, comme le président de la République qui se trouve être le président du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Dans la situation actuelle faite de corruption à grande échelle et d’impunité, sans aller jusqu’à demander « un gouvernement des juges », la justice apparaît tout de même comme le levier le plus sûr pour obtenir un changement rapide des comportements. Ne dit-on pas que la peur du gendarme est le commencement de la sagesse ? Toutefois, cela ne pourrait se réaliser sans repenser le développement autour des valeurs d’équité et de patriotisme et surtout, sans restituer à la justice ses lettres de noblesse et toute sa crédibilité. Pour que la justice redevienne crédible et respectée afin de jouer pleinement son rôle de régulation sociale, le juge doit être compétent et moralement irréprochable, capable de se placer au dessus des contingences pour résister aux tentations qui sont multiformes.
Le président de la République dont la bonne foi n’a pas encore été prise à défaut gagnerait à garder sa posture faite de non immixtion dans les affaires judiciaires quelque soit le dossier, mais, il devrait se pencher de façon plus spécifique sur la situation du juge. Laisser la justice faire son travail est la meilleure façon d’amener tout le monde bon gré mal gré sur la voie de la sagesse. Le ministère de la justice occupe un rang honorable dans l’architecture gouvernementale. C’est un acte politique fort qui doit trouver son prolongement dans un meilleur recadrage de l’action du juge. Il existe encore fort heureusement de nombreux cadres intègres et compétents qui ont une haute idée de leurs charges. En attestent les récents rapports d’audit produits par la section des comptes de la Cour Suprême et le Bureau du Vérificateur Général. Et contrairement à ce que beaucoup pourraient penser, la production de ces deux rapports dans la transparence la plus totale a fait beaucoup de bien au Mali et à l’image de son président. Pour renforcer cette image d’homme attaché au respect des institutions et des lois, il faut laisser la justice situer clairement et rapidement les responsabilités parce que des normes ont été sciemment violées, faisant penser à une volonté de détournement de ressources publiques.
La moralisation de la justice et la responsabilisation du juge sont les armes les plus sûres pour lutter contre l’impunité, la corruption et l’enrichissement illicite. En effet, lorsque le juge refuse la compromission ou devient difficile à corrompre, les prédateurs de l’économie et des bonnes mœurs sont freinés. L’année 2014 ayant été décrétée année de la lutte contre la corruption et l’impunité, le président réussira-t-il à réorganiser la justice pour en faire un outil performant au service de la démocratie et de la protection du citoyen? C’est la condition pour atteindre l’un des objectifs les plus importants de son programme.
Mahamadou CAMARA
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