Les technocrates et les intellectuels sont-ils les seuls habilités à mieux diriger nos Etats ? Pas forcément ! Lula au Brésil et Amadou Toumani Touré au Mali en donnent un exemple concret. Peu attendus à ce niveau, ils ont fait preuve de volontarisme et de pragmatisme dans la gestion des affaire publiques avec une offensive diplomatique ayant permis à l’un de s’ouvrir de nouveaux marchés et, à l’autre, de se faire des "amis" généreux et qui partagent sa vision du développement. Toutefois, on ne saurait non plus s’accrocher au pouvoir sous prétexte qu’on a fait des réalisations pertinentes pour le pays. Dans ce sens, ATT se doit aussi de s’inspirer de Lula. Un bilan aussi brillant et prestigieux soit-il, ne doit pas servir de lit au viol constitutionnel.
Le Brésil va connaître une croissance comprise entre 7,5 % et 8% cette année, son meilleur résultat depuis l’arrivée au pouvoir du président Luiz Inacio Lula Da Silva en 2003. Le syndicaliste quittera ses fonctions le 31 décembre 2010. En la matière, le Mali est aussi l’un des meilleurs élèves de l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) depuis quelques années.
N’empêche que, entre le géant sud-américain et le Mali, il n’y a pas de comparaison, pas en tout cas sur les plans démographiques et économiques. Contrairement à celle du Mali, l’économie brésilienne a percé au niveau mondial tirée notamment par ses exportations (soja, volailles, éthanol à base de canne à sucre, tabac, cacao, cuir, fer). Elle est aujourd’hui la 8e au niveau mondial.
C’est dire que Dilma Rousseff (élue le 31 octobre 2010) hérite d’un pays en pleine croissance, un pays émergent et très respecté dans le monde. "La joie que je ressens aujourd’hui après ma victoire se mêle à l’émotion provoquée par le départ d’un homme d’une telle grandeur et générosité. Lui succéder est une tâche difficile, mais je saurai honorer son héritage", a conclu la première femme élue à la tête du Brésil.
Le successeur d’ATT pourra presque dire la même chose si ce dernier a, comme Lula, le courage de désigner officiellement un dauphin (ou une dauphine ?) dans la meute des prétendants à sa succession. Même si les Maliens vivotent aujourd’hui dans la galère, il faut aussi reconnaître qu’ATT a réellement posé les jalons du développement à travers de grandes réalisations au niveau de l’agriculture, l’énergie, les mines, le désenclavement, la santé…
Deux leaders, deux styles et deux parcours atypiques
Si l’écart est considérable entre le Mali et le Brésil, Lula et ATT ont des points communs dans leur parcours atypiques de dirigeants politique. Né le 6 octobre 1945, Luiz Inácio Lula Da Silva avait été élu président de la République fédérative du Brésil en 2002 et réélu avec plus de 60 % des suffrages en 2006. Elu personnalité de l’année en 2009 par le journal Le Monde, cet altermondialiste est classé l’année suivante par le Times comme le dirigeant le plus influent au monde. Le parcours politique de Lula a été façonné par son refus de l’injustice et des inégalités qui ont longtemps constitué le socle de la société brésilienne. "Le changement ! Voilà notre mot d’ordre ! L’espoir a vaincu la peur, notre société a décidé qu’il était temps d’emprunter une nouvelle voie", avait déclaré Lula dans son discours d’investiture le 1er janvier 2003.
En effet, dans les années 1960, le Brésil avait connu un boom économique, mais qui ne profitait pas à la classe ouvrière. Ce qui amena Lula à radicaliser son combat syndical en profitant de ses talents de tribun et de fin négociateur. Ainsi, en 1975, il devient président du syndicat de la métallurgie. Ce qui fait de lui une figure du syndicalisme brésilien. Ses prises de position lui valurent alors quelques brefs séjours en prison. En 1980, il décide de passer du syndicalisme à la politique et fonde le Partido dos Trabalhadores (Parti des travailleurs), d’inspiration trokiste. C’était à l’époque où le général Joao Figueiredo préparait lentement le pays au retour de la démocratie.
Né le 4 novembre 1948 à Mopti, Amadou Toumani Touré alias ATT est un Soudanais (Soudan français devenu Mali à l’indépendance). Après un séjour à l’Ecole Normale Secondaire de Badalabougou, il intègre l’armée à travers l’Ecole Militaire Interarmes (Emia) de Kati. Au sein du corps des parachutistes, il grimpe rapidement les échelons. Après plusieurs stages en Urss et en France, il devient commandant des commandos parachutistes en 1984. La suite est connue des Maliens et de la communauté internationale. En effet, après avoir renversé la dictature militaire et assuré la transition démocratique (26 mars 1991-8 juin 1992), le "soldat de la démocratie" prit sa retraite militaire le 1er septembre 2001 pour se lancer dans la vie politique en posant sa candidature pour l’élection présidentielle. Il est élu président du Mali lors de l’élection présidentielle en mai 2002, avec 64,35 % des voix au second tour.
Celui qui est connu pour être l’ami des enfants a été réélu président de la République du Mali le 29 avril 2007 dès le premier tour. Il a obtenu 71,20 % des votes tandis que son principal concurrent, Ibrahim Boubacar Kéïta, n’a recueilli que 19,15 % des voix. Ce dernier, comme les autres candidats de l’opposition réunis au sein du Front pour la démocratie et la République, conteste naturellement les résultats finalement validés par la Cour Constitutionnelle. Un an avant, en 2002, Amadou Toumani Touré se faisait élire au nom du Parti de Demande Social (PDS) avant de rempiler cinq ans plus tard sur la base du Projet de Développement Economique et Social (PDES).
Des préjugés défavorables
C’est loin d’être leur seul point commun. En plus d’un patriotisme à toutes épreuves, ils ont accédé au pouvoir avec plusieurs "handicaps" voire des préjugés défavorables. En effet, loin des milieux aristocratiques de leurs pays, peu d’analystes pouvaient miser sur Lula et ATT parce que le métallurgiste et le militaire de carrière n’avaient pas le "talent" des technocrates ou de ces grands intellectuels. Mais, chacun d’eux a réussi à prouver que l’exercice du pouvoir était avant tout une question de bon sens, de tact et d’ouverture d’esprit. Ils ont réussi parce que, sans être complexés, ils ont consenti à tous les sacrifices si cela pouvait apporter quelque chose à leurs pays. Et ils ont aussi fait preuve de fermeté quand il fallait.
Lula comme ATT ne sont pas venus au pouvoir par goût de l’aventure politique, mais surtout par défi avec la détermination de changer le destin de leurs pays et de prouver que la solution aux problèmes de développement n’est pas seulement entre les mains des technocrates ou des intellos ! Le métallurgiste, par son style franc et direct, a ébranlé les convictions et le microcosme politique du Brésil voire de l’Amérique du Sud. Il rend le tablier plus populaire que jamais et entre de fort belle manière dans l’histoire de son pays.
Tout comme Amadou Toumani Touré était déjà entrée dans celle du Mali en évitant au pays de sombrer dans l’anarchie et le chaos socioéconomique suite à l’entêtement d’un régime réfractaire à toute ouverture politique, démocratique notamment. Déjà en 1992, ATT avait déjoué les pronostics en cédant le pouvoir à un régime démocratiquement élu pendant la transition politique (26 mars 1991-8 juin 1992). Certainement une façon de défier la classe politique qui, par la suite, s’est montrée incapable de s’entendre sur l’essentiel : l’intérêt de la nation !
Et visiblement, fort de ce constat, ATT a poussé le challenge à prendre sa retraite militaire pour descendre dans l’arène démocratique et défier ceux-là mêmes qui n’ont pas cessé de l’accabler pendant la transition de peur qu’il ne s’accroche au pouvoir. Son élection en 2002 et sa brillante réélection en 2007 sonnent donc comme une revanche sur ces politiciens qui ont longtemps nourri le préjugé qu’un militaire ne peut conquérir le pouvoir que par la voie des armes. En vrai soldat, ATT a relevé tous ces défis tout en créant des conditions permettant à son pays de faire un bond prodigieux vers le développement dans les années à venir. Aujourd’hui, le vrai défi pour ATT, c’est de respecter les principes constitutionnels comme en 1992.
La leçon de realpolitik
Lula a hérité d’un pays en stagnation et il en a fait une puissance émergente, la huitième puissance économique du monde. Il a fait d’un pays de consommation, une puissance industrielle qui se bat aujourd’hui, sans complexe, pour s’accaparer de ses parts de marché à travers le monde, notamment en Afrique.
Quant à ATT, il a pris les commandes d’un pays qui venait enfin de se réveiller après 23 ans de dictature et de gabegie. Il en fait un Etat qui commence à se développer réellement et se modernise par des investissements pertinents. Même s’il n’a pas pu débarrasser l’administration et l’économie nationale de la pieuvre de la corruption, des actes concrets ont été posés dans le sens du développement durable (économie, politique, culture, santé, éducation, sport, infrastructures…).
Mais est-ce une raison suffisante pour se cramponner au pouvoir comme le souhaitent ses partisans ? Les reformes politiques proposées par ATT sont pertinentes et objectives. Mais, la meilleure contribution qu’il peut apporter à la consolidation de la démocratie malienne, c’est de rendre le pouvoir le 8 juin 2012, aussi élogieux que soit son bilan et quels que soient les chantiers de développement ouverts.
Comme il l’a souligné lors de la cérémonie de lancement des travaux de l’autoroute Bamako-Ségou, en rectifiant un ministre trop zélé, l’Etat est une continuité ! Cela est un principe constitutionnel. Aucune démocratie ne peut se construire sans alternance. Et ATT a beau faire toute sa vie au pouvoir, il ne pourra pas réaliser toute son ambition, il ne pourra pas régler tous les problèmes des Maliens. Si le bilan devait permettre à un président de ne pas céder son fauteuil, c’est sans doute Lula qui a sorti le Brésil de l’ombre, de l’anonymat pour en faire une puissance émergente lancée à la conquête de nouveaux marchés comme les puissances industrielles. Mais, l’homme a eu la sagesse de s’éclipser malgré son fabuleux bilan. Il est parti au sommet du succès, de la gloire. Et sa très grande popularité a profité à la dauphine qu’il a eu le courage et l’audace de désigner. Malgré la distance qui sépare le Mali du Brésil, cela est une leçon du realpolitik assénée aux partisans zélés d’Amadou Toumani Touré.
L’élégance en politique, c’est de rendre le pouvoir au moment conventionnel ! C’est ce que Tandja n’a pas compris au Niger ! Une erreur qu’il paye aujourd’hui derrière les barreaux ! Une mauvaise expérience que les partisans d’ATT veulent le contraindre à vivre. Et pour ne pas tomber dans ce piège d’intérêts sordides, il a intérêt de rééditer son choix de 1992 et de suivre l’exemple de Lula !
Kader Toé