Les élections au Mali concluent théoriquement pour les Maliens (et les Français) une crise débutée en 2012. Mais l’analyse de quelques traits de ces élections montrent que les aspirations nées de la crise autant que les alliances qu’elle a générées n’ont pas disparu et ont été appropriées et recomposées en faveur du candidat IBK.
Pendant la campagne et en particulier dans l’entre deux tours, les postures des finalistes de l’élection, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) et Soumaïla Cissé, sont apparues contrastées[1]. Alors qu’IBK obtenait de nombreux ralliements en forme d’allégeance, Soumaïla Cissé cherchait les soutiens. Ces ralliements ont sans doute été déterminants dans la victoire d’IBK. Reste à expliquer comment un tel contraste a pu se construire en si peu de temps entre deux hommes issus du même sérail politique. Au-delà de la personnalité et du parcours des candidats, il convient de démêler quelques enjeux et alliances issus de la crise pour saisir la victoire d’IBK.
IBK et Soumaïla Cissé se connaissent de longue date, notamment pour avoir participé au même gouvernement dans les années 1990, et s’être disputé le leadership de l’ADEMA, le parti du président Alpha Oumar Konaré, créé après la révolution de mars 1991. Ce sont d’ailleurs ces rivalités liées à l’investiture du parti pour la présidentielle de 2002 qui ont finalement conduit à une double scission. IBK démissionne en 2000 de l’ADEMA et fonde dans la foulée le Rassemblement pour le Mali (RPM) en 2001. Soumaïla Cissé quitte également le parti mais après l’élection de 2002, et fonde l’Union pour la République et la démocratie (URD) en 2003.
Toutefois, cela n’a pas empêché ces trois partis d’intégrer pleinement le consensus instauré par le président élu en 2002, Amadou Toumani Touré (ATT), qui pendant une décennie a opéré une véritable transformation – certains diront neutralisation – du jeu politique démocratique dans le pays.
À la suite du coup d’État du 22 mars 2012, IBK et Soumaïla Cissé ont adopté des positionnements divergents. IBK est passé de la coalition anti-putschiste à une attitude plus neutre, avant d’opérer un rapprochement avec la junte militaire et ses soutiens politiques via notamment sa cellule d’appui (IBK 2012).
La polarisation pro/anti-putschistes restituée à travers les médias était un outil de cadrage confortable[2] mais finalement trop simpliste. En fait, on a assisté tout au long de la crise à un ensemble d’ajustements tactiques dans les prises de positions des uns et des autres[3]. L’état d’urgence instauré le 12 janvier 2013 après l’intervention française, en mettant fin aux marches et aux rassemblements, a tout d’abord été un « coup d’arrêt » aux mouvements de contestation et aux influences putschistes. Mais il a également ouvert une période permettant de stabiliser ou encore de renégocier des configurations issues de la crise. Les différents « camps » en présence étaient en fait plutôt hétérogènes dans leur composition (associations, syndicats, partis), et beaucoup se sont délités ou recomposés à l’arrivée de la période électorale, puis dans les ralliements de l’entre-deux tours.
« Pro-putschistes »
Les deux principales centrales syndicales ont été des acteurs structurants du champ politique après le coup d’État. Alors que le secrétaire général de la Confédération syndicale des travailleurs du Mali (CSTM) prenait la tête de la Coordination patriotique du Mali (COPAM), regroupement ouvertement pro-putschiste, l’Union nationale des travailleurs du Mali (UNTM) entrait dans le Front uni pour la sauvegarde de la démocratie et de la République (FDR), mouvement légaliste appelant au respect de la Constitution.
Pour autant, ces mêmes syndicats ont adopté une position de retrait pendant la période électorale. Cette réserve tient moins à une volonté de ne pas influencer la campagne qu’à des dynamiques internes : luttes pour le leadership au sein de l’UNTM et dissensions entre la composante associative et syndicale de la COPAM et les partis politiques. Parmi les associations et mouvements adhérents, qui avaient inégalement constitué la base civile de soutien aux putschistes lors des premiers mois, certains ont manifesté leur soutien à un parti en pleine ascension au cours des dernières années : la Convergence pour le développement du Mali (CODEM), qui a obtenu 4,75 % des votes lors du premier tour (5ème). D’autres, regroupés au sein du Mouvement Populaire du 22 mars (MP22) ou encore le Yere wolo ton (« l’association des dignes fils du Mali »), ont soutenu Oumar Mariko, le candidat du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI), parti de gauche situé dans la mouvance « alter-mondialiste ». Considéré comme l’un des seuls véritables opposants au régime ATT avant sa chute, il a été l’une des figures politiques la plus ouvertement pro-putschiste pendant la crise. Après avoir obtenu 2,57 % des votes au premier tour (6ème sur 27 candidats), Mariko a soutenu IBK dans l’entre-deux tours, tout en précisant le faire par défaut.
Les « centristes »
La Convergence pour sauver le Mali (CSM), qui inclut des candidats à la présidentielle tels Mountaga Tall ou Moussa Mara, incarne une alternative d’apparence plus modérée pendant la crise. Ils incarnent l’option dite « centriste » au regard des polarisations « pro » et « anti » lors de la crise, « condamnant » le coup mais soutenant par ailleurs les justifications ayant conduit au putsch. C’est également la position d’organisations institutionnelles de la « société civile », comme le Forum des organisations de la société civile (FOSC). Elle se divise également suite à l’intervention française et se refonde partiellement dans le Partis Unis pour la République (PUR), groupement de onze petits partis autour d’un parti ascendant, la CODEM. Ses membres signent alors un pacte en faveur du président et candidat de ce dernier : Housseini Amion Guindo dit Poulo. L’exclusivité des soutiens apportés à Poulo a exclu d’emblée les autres figures politiques de la CSM aux ambitions électorales comme Mara (1,53 %) ou Tall (1,54 %).
Les « anti »
Les « anti-putschistes » du FDR s’affirment de leur côté plus nettement via une plateforme électorale signée le 31 mai 2013 qui se mue enAlliance pour la démocratie et la République (ADR/FDR). 23 partis et associations politiques cosignataires – dont le parti URD de Soumaïla Cissé – s’engagent à soutenir le candidat issu de leurs rangs qui passera le premier tour.
Le 19 juin, le Parti pour le développement économique et la solidarité (PDES), considéré comme héritier politique du président déchu ATT, s’engage derrière Soumaïla Cissé. Ce ralliement entraîne les craintes d’une « restauration » de l’ancien régime au-delà des seuls mouvements de gauche plus ou moins radicaux comme le MP22 ou le Yerewolo ton, qui en avaient les premiers souligné les dangers.
La « jeunesse islamique » : le réajustement de l’influence religieuse lors de la crise
Certaines figures ou institutions religieuses continuent de politiser leur présence. Ils sont visibles pendant la crise tout d’abord via le Haut conseil islamique du Mali (HCIM) et son président wahhabite Mohamoud Dicko, qui s’était illustré notamment par sa capacité de mobilisation populaire dès 2009 contre le projet du gouvernement de réforme du code de la famille malien puis par un rassemblement identique en 2012 en appui du Premier ministre de la transition, Cheick Modibo Diarra (2,14 %). Mais les hésitations de M. Dicko dans la gestion de la problématique islamiste au Nord sont considérées par beaucoup comme suspectes. Il rééquilibre son discours pendant la période électorale en se limitant à encourager le devoir de vote auprès des croyants.
En revanche, des figures confrériques et charismatiques plus autonomes vis-à-vis du corps institutionnel du HCIM s’affirment, comme le chérif hamalliste de Nioro, Mohamed Ould Cheickne Haïdara dit Bouyé. Ce dernier a su traverser la crise en s’exprimant plus explicitement en faveur des putschistes puis des mouvements civils s’y étant associés. Bouyé, aux inclinaisons pro-putschistes reconnues, se réintroduit dans le débat électoral via des groupements dits de « jeunesse islamique » (dont les membres ont en moyenne 35-40 ans). L’un des plus remarqués remonte à fin 2011 en prévision des élections de l’année suivante : Sabati 2012. Sa première grande mobilisation le 23 juin 2013 à la grande mosquée de Bamako égraine via différents intervenants « invités » (descendants de familles fondatrices, président du HCIM, fils du chérif de Nioro, leaders d’associations militantes…) un discours anti-FDR à peine voilé. Ces derniers dénoncent les dérives du système depuis 1991 tout en énonçant les qualités attendues – notamment piétistes – du candidat idéal. Sans que son nom n’ait été prononcé lors des discours, la figure d’IBK est discutée à la sortie de la mosquée. Le 13 juillet 2013, IBK est à Nioro où il rencontre le chérif de la ville, bailleur de Sabati. Le 19 juillet, Moussah Bah, président de Sabati 2012, se fait porte voix du chérif de Nioro et déclare son soutien à IBK.
La presse : l’ajustement d’une image
Il convient de rappeler qu’IBK a habillement remodelé au fil des années son image selon un angle piétiste et populiste après l’échec de la présidentielle de 2002. Cette image fut relayée au fil du temps par le journal Info Matin, journal qui tentait lui-même de s’approprier une image de contestation populaire en arguant être le journal des « sans voix » sans qu’il y ait de relations avec le mouvement homonyme[4]. Le directeur de publication d’Info Matin, Sambi Touré, devient le responsable de la communication de la direction de campagne d’IBK en 2013[5].
Les militaires
La branche politique des putschistes, anciennement Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État (CNRDRE), se positionne en faveur d’IBK, dans la continuité des rapprochements de 2012. La supposée collusion des deux figures anime les discussions. Les militaires font également campagne pour IBK dans leurs différents campements à travers le pays.
IBK président
Les candidats ont tous investi la thématique de la rupture et du changement, qui avait déjà justifié le coup d’État et a ensuite été reprise par des mouvements civils au fil de la crise. Cette thématique s’est particulièrement manifestée à travers les slogans et mots-clés qui ont dominé la campagne : la fierté, l’honneur et l’intégrité.
En choisissant d’intégrer le regroupement anti-putschiste (FDR) qui a défendu, avec le soutien de la communauté internationale, le maintien des institutions et de la Constitution, Cissé s’est heurté au nationalisme vivifié par la crise. Il finit par apparaître comme la figure de proue des politiciens comptables des régimes d’Alpha Oumar Konaré et d’ATT. Économiste de formation, ses orientations libérales et son style d’exposition « technocratique » lors d’entretiens télévisés se heurtent également à un dissentiment dorénavant diffus vis-à-vis des politiques de privatisation des structures publiques comme la Compagnie malienne du développement du textile (CMDT).
De son côté, IBK pourtant premier ministre sous Alpha Oumar Konaré (1994-2000), et président de l’Assemblée nationale sous ATT (2002-2007) a réussi à s’affranchir de ce bilan. Après un passage éphémère au FDR, il s’est d’abord autonomisé avant d’être étiqueté comme plus ou moins pro-putschiste, sans jamais cautionner ouvertement les militaires. En 2012, il a habilement profité des aspirations de rupture suscitées par le coup d’État et des attentes de fermeté voir d’autoritarisme après dix années de gestion considérées comme laxistes. En juin, les qualités attribuées par les citoyens ordinaires au candidat IBK portaient notamment sur deux points qui apparaissent comme des atouts indispensables pour la mise en place d’un véritable plan de sauvetage du pays : sa « poigne » dans la gestion de la crise estudiantine des années 1990 et sa parole. Il manifeste également un anti-interventionnisme français à l’occasion de colloques à l’étranger, une position qui s’aligne avec le nationalisme issu des premières négociations avec la CEDEAO pendant la crise. On peut supposer que les positionnements alternés et complexes d’IBK pendant la crise post-coup d’État lui ont permis de gagner la part de la population rejetant la classe politique en place depuis la révolution de 1991 – sans pour autant s’aliéner ceux dont les attentes étaient avant tout légalistes, vectrices de la stabilité de l’économie et de la reprise de l’aide internationale au Mali.
L’ordre des discours : attentes et difficultés
Le lendemain du second tour, on notait que des candidats vaincus se pressaient dans la cour du siège de campagne d’IBK, attendant ce dernier afin d’acter leur « disponibilité ». Cette attente d’alliances politiques des candidats souligne le risque d’une reproduction du consensus et une négation des aspirations populaires contre la classe politique et la corruption qui se sont exprimées et manifestées pendant la crise.
La thématique du « Nord » dominera probablement la première phase du mandat d’IBK. La proposition de tenir des « assises du Nord » est ainsi censée répondre à la demande de concertations nationales émise par les groupes pro-putschistes et/ou militants pendant la crise. Elles permettraient par exemple d’inclure et de confronter dans un cadre structurant les différentes voix qui se sont mêlées parfois confusément, voir violemment. Néanmoins, c’est précisément la neutralité organisationnelle et la représentativité large de ces assises qui seront déterminantes au regard de la vivacité du nationalisme et des attentes réformatrices.
IBK apparaît par ailleurs redevable d’acteurs non officiellement politiques comme les religieux et, dans une moindre mesure, les militaires. Si on peut envisager que les militaires sont potentiellement neutralisés avec la promotion récente au rang de général de certains ex-dirigeants de la junte, la laïcité semble pouvoir être renégociée en contrepartie des soutiens religieux. Pendant la crise, on a pu assister à la mobilisation de référents divers pour penser la réforme de la morale politique en relation avec la morale publique. Certains groupes militants s’embrasaient même pour l’idée d’une « révolution culturelle » en complément nécessaire de l’aboutissement d’une réforme politique. La recherche de référents fédérateurs formait à ce titre la matière des échanges et parfois des discours militants. Par exemple le groupe de réflexion djoko ni maaya, affilié à la COPAM, a proposé sans trop de visibilité une grille de lecture néo-traditionaliste à forte connotation mandingue. Les instants de tensions ethnicistes issues du temps long et réactivées dans le temps court de la crise au Nord semblent mineurs sinon déniés dans cette célébration proprement malienne du « vivre ensemble » et à l’heure de la victoire d’IBK. L’islam apparaît malgré tout comme comme le référent le plus englobant et donc le plus légitimé dans cette optique de moralisation politique et de reconstruction nationale. Pour autant, les thèmes ainsi que l’obédience et la hiérarchie des voix qui s’exprimeront dans les semaines à venir offriront des indices pour savoir de quelles manières les soutiens religieux d’IBK signent l’islamisation du champ politique au Mali.
Julien Gavelle (ethnologue, Association CASOA) et Alexis Roy(anthropologue), Groupe « Mali Elections 2013 ».
CASOA (Chercheurs Associés en Sociologie et Anthropologie) est une association malienne visant à établir des investigations approfondies en sciences sociales au Mali, en alliant la rigueur des recherches fondamentales et les enjeux développementalistes.
Le groupe « Mali Elections 2013 », porté par l’association Misali, est coordonné par Isaline Bergamaschi et composé de Mahamadou Diawara, Julien Gavelle, Abdou Segou Ouologuem, Alexis Roy, Youssouf Sanogo, Johanna Siméant, Laurence Touré et Laure Traoré.
Source: alternatives-economiques.fr/ posté le Mardi 20 août 2013
Article trés clair. Au moins on voit mieux que la crise n’est pas quelque chose qu’on efface malgré les jeux illusoires et révisionistes. Ya tellement de choses a faire. Merci aux journalistes qui ont pris le temps d’analyser et de documenter.
Comments are closed.