Si les pères de l’indépendance se sont battus pour soustraire notre pays du joug colonial avec son lot d’humiliations, les Martyrs de 91 sont montés au front contre la dictature qui a réduit à néant le formidable travail d’émancipation du peuple malien. Leur combat visait donc à libérer la parole et les énergies, à vulgariser le culte du travail et de l’excellence en vouant aux gémonies la délinquance financière, le népotisme, le favoritisme… Hélas, près d’un demi-siècle après, ce changement qui a exigé tant de sacrifices vacille encore entre chimère et illusion. La révolution tarde à combler les attentes, car ceux à qui nous avons confié notre précieux «Bébé» (démocratie) se sont montrés plus voraces, plus cupides et surtout moins consciencieux que les bourreaux qui voulaient empêcher sa naissance. Ils ont perpétué les maux dénoncés plus haut et combattus par les Martyrs.
Au lieu de contribuer à bâtir une société modèle, le libéralisme politique a perverti davantage l’existante. Qui devait porter le changement ? Cette question est essentielle. La Révolution a aujourd’hui un goût d’inachevé parce que nous avons toujours donné un blanc-seing à ceux qui nous ont gouvernés. Nous leur avons abandonné nos prérogatives de maîtres du jeu démocratique. Nous n’avons pas non plus compris que le changement ne vient pas d’un miracle, mais d’une évolution positive de notre mentalité, de notre comportement vis-à-vis de nous-mêmes, de notre société, du denier public… Nous souhaitons tous le changement, mais personne ne veut en faire les frais comme ces fidèles qui veulent goûter au paradis sans mourir. Qui veut aller au paradis ? Tout le monde lève la main ? Qui veut alors mourir tout de suite pour aller tout droit au Paradis ? Personne ne réagit ! Cette scène, qui s’est passée lors d’un prêche public, nous renvoie à nous-mêmes, aux Maliens qui, depuis bientôt 25 ans, attendent un hypothétique changement après la Révolution de Mars 1991. Nous voulons tous le changement sans payer les prix, sans en consentir les frais. Alors que le changement à l’échelle nationale commence d’abord à un stade individuel. Chacun doit faire violence sur lui-même, ne serait-ce qu’au niveau comportemental.
Entre mirage et utopie
De 1991 à nos jours, quels sacrifices nous nous sommes imposés pour être des citoyens consciencieux ? À quoi avons-nous renoncé pour l’intérêt de notre pays ? Peut-on par exemple vaincre la corruption alors que nous envions les délinquants financiers, nous vivons au-dessus de nos revenus et qu’une grande majorité d’entre nous sont couchés la bouche ouverte en attendant que le fruit mûr tombe de l’arbre ? Les réponses sont connues, si chacun d’entre-nous devait répondre en âme et conscience. Chacun se braque quand ses intérêts sont menacés par le changement indispensable au bien-être de tous, à la juste répartition des richesses d’une entreprise, d’un service administratif, voire du pays ! Nous préférons abdiquer que consentir ce sacrifice.
Le changement attendu de la Révolution de Mars est devenu un mirage, puis une utopie parce que nous voulons tous faire des omelettes et avoir aussi les poussins. Dans la vie, tout a un prix, y compris le changement qui nécessite surtout des sacrifices momentanés avant de récolter ensemble les fruits. Oubliant qu’il n’y a pas d’acquis irréversibles si l’on dort sur ses lauriers, nous sommes devenus des citoyens naïfs et passifs après le 26 Mars. C’est-à-dire des personnes qui ont délibérément choisi de ne pas participer à la vie publique. D’être ceux-là même qui se battent pour être des citoyens actifs, c’est-à-dire déterminés à jouer un rôle essentiel par l’exercice du droit de vote, par exemple. Le bulletin de vote est l’outil le plus redoutable que la démocratie donne à un citoyen pour sanctionner ou encourager les politiques, les gouvernants à l’échelle nationale ou locale. Mais qu’en avons-nous fait ? Nous l’avons échangé contre des pagnes, des tee-shirts, du thé et de modiques sommes d’argent. Objectivement, comment peut-on faire confiance à quelqu’un qui vous soudoie pour avoir votre suffrage ? N’est-ce pas se faire hara-kiri ? Les élections et le bulletin de vote permettent au citoyen d’apporter une contribution majeure à la société. En votant mais aussi en faisant acte de candidature à une élection, il fait valoir son point de vue, change ou confirme les gouvernants, ou encore décide des grandes orientations de la politique nationale (référendum). En dehors des élections, souligne un politologue, les citoyens peuvent également, de façon quotidienne, jouer un rôle important dans la société en adhérant à une association, un syndicat ou un parti politique. Et cela, pour tenter de faire évoluer la société dans laquelle ils vivent, de venir en aide aux autres ou d’influencer la politique nationale. Aujourd’hui, ce n’est pas la finalité recherchée par la majorité d’entre-nous en adhérant à un syndicat, à une association ou à une chapelle politique. Notre principale ambition est avant tout notre propre réconfort, le plus souvent aux dépens des deniers publics, de l’intérêt national.
L’efficacité de l’acte et non la démagogie du discours
Mais, la lenteur dans le changement n’interpelle pas seulement les citoyens. Les dirigeants sont les plus interpellés, car ayant échoué dans la formation citoyenne du peuple qui est une part importante de leur mission au service de la démocratie. Ils ont contribué à pervertir la jeunesse malienne en la détournant des vertus de l’effort, des valeurs du travail. En effet, la courte échelle est devenue la règle de la réussite socio-professionnelle. Parce qu’ils n’ont jamais su être de vrais modèles et des références irréprochables pour la jeunesse que celle-ci manque aujourd’hui cruellement de boussole pour être des acteurs du changement, de l’émergence. On peut alors aisément comprendre que notre pays soit en pleine déliquescence. Est-il logique que nos dirigeants continuent d’exhorter les jeunes à «mouiller le maillot» pour réussir parce que «seul le travail paye», alors qu’ils ne pensent qu’à faire la promotion des chevaux boiteux dont le seul mérite est d’être de leur écurie ?
«…Toutes ces victimes innocentes mortes pour avoir voulu le meilleur pour le Mali. C’est ça ma boussole. Je n’en ai pas d’autre. Ce n’est pas pour moi un rituel banal. C’est un rituel plein de significations», a déclaré le président de la République, après avoir déposé une gerbe de fleurs au Monument des Martyrs le 26 mars dernier. Et le chef de l’Etat avait ajouté, «beaucoup de nos êtres chers sont partis. Ça c’est une émotion qui restera à vie, indélébile. Et c’est ça notre aiguillon, c’est ça notre guide au quotidien. Ce Mali dont ces jeunes pour la plupart ont rêvé. Nous avons le devoir et la mission aujourd’hui de réaliser ce Mali avec l’aide de tous». Très émouvant et une réussite en termes de marketing politique. Sauf que le sacrifice des martyrs ne semble être qu’une boussole théorique pour nos dirigeants, de 1991 à nos jours.
IBK aura du mal à convaincre l’opinion nationale de la sincérité de tels propos parce que, dans la pratique, son régime porte les gènes de tout ce que la Révolution de Mars était sensé combattre. Il ne fait donc pas exception à ce que nous vivons depuis l’avènement de la démocratie. Et pourtant, depuis la Révolution de Mars 91, rarement une personnalité avait incarné le changement autant que lui ! Au moins, on espérait que son mandat allait sonner l’ère du culte de l’excellence dans tous les secteurs. Hélas, le mérite risque de longtemps rester dans les placards de cette démocratie. Tout comme la bonne gouvernance, la justice sociale…
Et pourtant, Monsieur le président, il ne dépend que de vous pour que le dépôt d’une gerbe de fleurs au Monument des Martyrs ne soit plus un «simple rituel». Sinon, il est difficile de démentir le Parti pour la renaissance nationale (Parena) dont les leaders ne cessent de nous rappeler que «jamais depuis l’indépendance, la famille d’un président n’a joué un rôle aussi prépondérant dans les affaires publiques, en si peu de temps, à la Présidence de la République». Et que «ce sont des pans entiers de la puissance publique qui ont été confiés aux membres du clan présidentiel», dixit Tiébilé Dramé du Parena. La réalité quotidienne ne cesse d’apporter de l’eau au moulin de l’opposition et donner de la matière à nous, chroniqueurs politiques. De septembre 2013 à nos jours, combien de promotions ont été réellement méritées par les bénéficiaires ? Que peut-on attendre d’un Directeur général qui débourse 100 millions de Fcfa pour conserver son poste, sinon continuer à se sucrer sur le dos du contribuable, du peuple malien ?
Changeons pour changer
Que peut-on espérer d’un autre nommé sur des considérations politiciennes, sans aucune autre compétence ou un quelconque mérite professionnel ? Rien d’autre que d’être l’otage de son parti qui lui servira toujours de bouclier dans sa délinquance financière ? Ne laissons plus le changement au bon désir de nos dirigeants. Rappelons toujours, comme le disait la jeune entrepreneure culturelle Awa Méïté sur les réseaux sociaux, que «le changement doit venir de tout un chacun, car nous avons tous une aspiration légitime à la dignité, à la justice et à l’égalité». Dans une société comme la nôtre, chacun doit être «porteur de rêves» et montrer que cela est possible en se donnant les moyens de le concrétiser. Dans «Le Prix de l’âme», Moussa Konaté (1951-30 novembre 2013) nous rappelle qu’«aucune victoire n’est définitive». C’est dire aussi que la démocratie n’est jamais définitivement acquise. Comme tout système politique, elle n’est pas irréversible ! Nous devons donc continuer à nous battre pour que le sacrifice de nos Martyrs ne soit pas vain. Si oser lutter, c’est oser vaincre, la lutte doit continuer ! Ainsi, tout instant de répit, tout relâchement peut-être fatal à la démocratie, retarder davantage l’échéance du changement pour lequel nos Martyrs ont versé leur sang, donné leur vie… Ne l’oublions jamais !
Moussa BOLLY