Le Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Monsieur Soumeylou Boubèye Maiga, auditionné le 11 mai 2011 par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, pose un regard avisé sur les défis et enjeux sécuritaires dans la région sahélo-saharienne.
L’audition du Chef de la diplomatie malienne, unanimement saluée pour son exceptionnelle densité par les parlementaires français, reste un moment fort d’échange et de dialogue entre le Mali et la France sur un sujet de préoccupation commune, à savoir la sécurité au Sahel.
Dirigée par le Président de la Commission des Affaires étrangère, M. Axel Poniatowski, l’audition de SBM s’est déroulée en présence d’éminentes personnalités politiques françaises telles que Mme Elisabeth Guigou et M. Robert Lecou, président du groupe d’amitié France-Mali. Elle a porté, entre autres, sur la menace terroriste, l’impact de la crise libyenne sur la sécurité au Sahel, la coopération régionale et extrarégionale.
Le défi sécuritaire au Sahel :
Les défis auxquels le Sahel est confronté sont la conséquence de plusieurs crises imbriquées les unes dans les autres. Au niveau interne, la zone est traversée par la persistance de rébellions, de revendications identitaires et de mouvements terroristes qui constituent des causes structurelles de vulnérabilité : il faut parvenir à reconstruire la paix civile. En outre, elle connaît une explosion de la criminalité organisée et du trafic de drogue, qui sont le résultat d’une transformation « génétique » de l’économie informelle très développée à certains endroits.
La menace terroriste se développe, la présence d’AQMI faisant de la zone l’une des pointes de l’arc de crise qui va jusqu’au Pakistan. En dépit de la crise actuelle du djihadisme, il conserve des bases d’appui essentielles au Sahel. La réponse à ces crises imbriquées ne peut être qu’internationale, mais doit aussi tenir compte de la complexité régionale.
J’estime que cette réponse doit articuler un volet national, un volet régional et un volet extra-régional.
Au niveau national, il faut avoir pour objectif de renforcer immédiatement la sécurité mais aussi d’atteindre une stabilité durable, ce qui passe par le développement. Un programme pour la sécurité, la paix et le développement a été élaboré en faveur du nord du Mali. Il a conduit au redéploiement de l’appareil sécuritaire autour de onze pôles. Sur ce volet, les autorités maliennes souhaitent une aide permanente de la France. En effet, les interdictions de voyager décidées par la France se sont traduites par l’interruption de l’aide, alors que le pays a absolument besoin de celle-ci et que son retrait a laissé des zones entières en déshérence. Tout le pays a finalement souffert, notamment à cause de l’interruption de la coopération décentralisée. La stabilité doit être un défi commun au Mali et aux pays qui le soutiennent : quitter le Mali ne saurait être la solution.
La nécessaire coopération régionale :
Au niveau régional, j’ai effectué de nombreux déplacement afin de faire le point sur la situation sécuritaire et l’opérabilité des outils disponibles, comme l’état-major conjoint mis en place par le Mali, l’Algérie, la Mauritanie et le Niger, et les efforts de coordination en matière de renseignements. Ces outils doivent conduire à planifier des actions afin d’assurer une présence durable des forces de sécurité sur le terrain, alors que les opérations ponctuelles et les dispositifs ad hoc ont montré leurs limites. Cette action sécuritaire durable doit s’accompagner de mesures en faveur du développement, afin d’éloigner les populations du joug des terroristes.
La dimension extra-régionale concerne les Etats-Unis, mais surtout l’Union européenne. Nous en attendons un appui pour la formation, la logistique et le partage de renseignements. Le Sahel s’étend sur 8 millions de km2 et le nord du Mali qui en fait partie représente plus de 800 000 km2. Il s’agit de 60 % de notre territoire, sur lequel vivent seulement 10 % de la population nationale.
Il faut parvenir à une présence de la puissance publique suffisante pour garantir la sécurité et le développement, mais sans apparaître comme coercitive. Nous avons besoin d’un partenariat et de concertation avec les puissances extérieures à la sous-région pour relever ces défis, qui sont communs : aujourd’hui, le Sahel constitue de fait la frontière sud de l’Europe ! Il est une source de menaces pour la sécurité de tous !
La crise libyenne : Une question de sécurité nationale
Concernant la crise libyenne, il faut rappeler que le Sahel est un espace marqué par une grande continuité territoriale. On peut passer de la Mauritanie à la Libye sans contrainte administrative. Il y a également une grande homogénéité identitaire.
La circulation des armes est donc traditionnelle dans la région, qui a abrité la légion islamique, celle-ci ayant même mené des actions dans la région. Bien sûr, la situation actuelle en Libye a aggravé ces phénomènes, les arsenaux étant aujourd’hui très mal contrôlés.
La crise a accentué le trafic des armes et modifié les équipements qui circulent. On parle désormais d’armes anti-aériennes, personnelles ou montées sur camions. De nombreux véhicules de transport de troupes ont également été déplacés. Cette amplification de la circulation des armes aggrave l’insécurité et peut profiter autant aux trafiquants qu’aux terroristes.
Nous considérons la Libye comme une question de sécurité nationale. Nous souhaitons donc avoir une position harmonisée sur l’issue de la crise. Nous sommes favorables à la démocratie et l’Etat de droit, et en avons nous-mêmes supporté les coûts pour notre pays, mais il y a des évolutions inquiétantes, notamment le retour de la composante libyenne d’AQMI vers son territoire d’origine. Nous souhaitons également trouver une issue à la crise afin d’éviter la partition, qui fragiliserait tous les pays de la région en créant un chapelet de micro-états du Sud Soudan à la Mauritanie. Nous souhaitons donc être en harmonie avec la France sur l’issue de cette crise.
Les interdictions de voyage : Un paradoxe de la coopération au développement
S’agissant de l’impact du classement en zone rouge ou orange du Mali sur les revenus du tourisme, nous estimons qu’il faudrait imaginer un cadre de discussion où nous pourrions évaluer ensemble la situation sécuritaire et définir la meilleure attitude à adopter. Ce qui nous paraît discutable aujourd’hui est le caractère unilatéral des choix et l’appréciation contestable des informations sur la sécurité dans la zone. Le Mali est ouvert sur le monde et constate que la France n’empêche pas, voire encourage, le tourisme dans des régions où l’insécurité, voire le terrorisme, sont permanents. Il y a un paradoxe à ce que la France soit le quatrième donateur bilatéral pour le Mali et que la mise en œuvre de notre coopération soit empêchée par des décisions prises à Paris.
Le problème est que, si toute activité internationale est interdite au Nord, toute l’économie sera détruite et sera remplacée par l’économie mafieuse et l’emprise des groupes terroristes sur la population sera forte. En augmentant la dispersion de la population, on réduit le nombre de lieux où le seuil minimal de concentration d’habitants pour lancer des activités de développement efficace est atteint. On laisse alors le champ libre aux organisations criminelles.
Le risque serait de transformer le Nord en une simple juxtaposition de territorialités. Il faut assurer une présence permanente dans le Nord, notamment avec la France, et nous estimons que notre action actuelle est pénalisée.
Les relations algéro-maliennes : A l’aune de la confiance retrouvée
Pour ce qui est de l’Algérie, j’ai eu des relations régulières avec ce pays au titre de mes fonctions précédentes comme directeur du service de renseignement puis ministre de la défense. J’ai eu, ces derniers temps, l’impression que l’on attendait beaucoup plus des Algériens que ce qu’ils ne sont prêts à donner. Je pense qu’ils sont prêts à agir y compris en fournissant un soutien aérien, mais nous-mêmes ne sommes pas favorables à une intervention terrestre de leur part sur notre territoire.
Nous souhaitons une coordination des actions au sein de l’état-major de Tamanrasset, ce qui implique une coopération pour l’appui et la formation. Nous souhaitons ainsi créer un centre de formation des forces armées de la région pour favoriser la cohérence des modes opératoires. L’état-major fonctionne depuis un an, a identifié les conditions et les zones d’intervention et les tâches que les différentes armées doivent remplir. La coopération est une urgence au vu de l’effondrement du Nord.
L’impact du trafic de drogue sur la sécurité
La drogue est une question majeure. Le Sahel est devenu un des axes principaux du trafic mondial. On estime que 50 tonnes de cocaïne transitent tous les ans, soit un tiers de la consommation annuelle en Europe. Cela a complètement déstructuré la société et les économies de ces zones, et a provoqué la criminalisation des économies. Nous pouvons attendre de l’Europe une aide pour le renforcement de nos capacités. Ainsi, un avion cargo s’est posé dans le désert, car ainsi on peut acheminer des produits stupéfiants vers l’Europe à travers l’Afrique du Nord. Nous avons besoin de meilleurs moyens d’investigation pour renforcer nos groupes judiciaires spécialisés.
La réunion des ministres des affaires étrangères le 20 mai prochain à Bamako doit permettre de faire passer l’état-major de Tamanrasset en phase opérationnelle. Jusque là, cette structure servait à la conception, cette fois-ci nous sommes prêts à aller vers plus d’opérationnel. Mais nous ne souhaitons pas transformer le Sahel en zone de guerre, car le risque de déstabilisation de la région est trop grand.
La présence d’AQMI : Quelle menace pour le Sahel ?
Concernant les liens entre les Touaregs et la Libye, le Sahel a longtemps un réservoir pour la légion islamique, puis pour le djihadisme. Ces liens ont subsisté. Ce que nous craignons aujourd’hui est le recrutement de Sahéliens par les deux camps, Benghazi et Tripoli, et que leurs retours dans la zone sahélienne ne génèrent une grande déstabilisation.
L’autre crainte concerne la jonction entre les groupes islamiques. AQMI a réussi à fédérer de nombreux mouvements dans la région. Si les islamistes réussissent à peser en Libye, cela risque de déstabiliser encore davantage le Sahel, et créer un réservoir de troupes dont la Libye serait la tête de pont.
Les effectifs d’AQMI au Mali sont estimés entre 250 et 300 personnes. Je considère que les effectifs réels des combattants se situent plutôt autour de 100 auxquels il faut ajouter ceux qui vivent de l’activité d’AQMI. L’influence d’AQMI se mesure à l’aune des réseaux qui l’alimentent financièrement. Je crois pouvoir en déduire qu’AQMI est plus vulnérable qu’auparavant.
Il est certain qu’AQMI n’aurait pas pu s’implanter durablement sans la protection d’une partie de la population. Cependant AQMI paraît aujourd’hui plus vulnérable : La population semble s’en détacher progressivement pour revenir dans le giron de l’Etat car la présence d’AQMI a perturbé l’économie et la société locales. Les populations locales ont constaté que les bénéfices attendus du commerce avec AQMI ne concernaient finalement qu’une poignée d’entre eux. Le contrôle de ces populations est un enjeu pour AQMI comme pour l’Etat.
La gouvernance de cette zone est déterminante pour la démocratie au Mali mais elle pose à l’Etat la question de l’attitude appropriée à adopter : chaque hypothèse – une présence trop appuyée ou une distance trop marquée – amène sont lot de problèmes. Dans cette perspective, il est indispensable de s’appuyer sur les élus locaux pour assurer la gestion de la région et y développer la puissance publique.
En 2025, le Sahel comptera 100 millions d’habitants dont près de 71 % ont moins de 25 ans. Au Mali, 48% de la population a moins de 18 ans – les aspirations de cette population jeune sans prise sur la vie démocratique pèsent néanmoins sur les politiques publiques. La donne démographique est un défi majeur qui oblige à prendre des mesures conséquentes pour éviter que celle-ci soit un facteur de déstabilisation.
La question migratoire est particulièrement aiguë avec le Nigeria que l’on peut considérer comme appartenant au Sahel. Nous devons traiter cette question avec l’appui de tous. Les phénomènes migratoires soulignent l’importance de nouer des partenariats mais aussi de favoriser le développement économique sans lequel tous les efforts en matière de sécurité demeureront vains.
Le paiement des rançons est un facteur de déstabilisation des Etats
Notre souhait est d’obtenir la libération des otages détenus par AQMI sans transaction financière et sans confrontation militaire. La vulnérabilité actuelle d’AQMI permet d’espérer leur libération mais il ne faut pas renoncer à exercer des pressions en ce sens. Nous pourrions progressivement aboutir à leur libération sans le versement de sommes qui déstabilisent le Mali.
Je rappelle que les rançons perçues par AQMI depuis ses débuts représentent 150 millions de dollars tandis que l’aide bilatérale de la France s’élève à 53 millions d’euros.
Soumeylou Boubèye MAIGA,
Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale