J’avoue qu’il m’a fallu regarder une carte pour bien situer Lampedusa et Malte, ces îles qui résonnent la mort depuis quelques jours. Ces îlots perdus au milieu de la Méditerranée, à quelques miles marins des côtes africaines, sont les portes de l’Europe. Il a fallu que des femmes et des hommes désespérés y trouvent la mort, parce que leur embarcation a chaviré, pour que chacun d’entre nous prenne conscience qu’ils avaient préféré risquer perdre leurs vies et celles de leurs enfants en croyant au mirage de l’Occident, plutôt que de la perdre en restant chez eux. Car, c’est ça la réalité.
Ces migrants, puisqu’on ne parle plus d’eux que comme ça, qu’ils viennent de Somalie, d’Erythrée, de Lybie, du Mali, du Cameroun, du Congo, de Tunisie et d’ailleurs, sont en fait la partie volontairement cachée de l’iceberg du pillage des ressources de tout le continent, dont la richesse est devenue leur propre malédiction. Pour bien comprendre, il faut remonter à la Conférence de Berlin en 1885 quand l’Occident organisa la colonisation de l’Afrique, peu de temps après l’abolition de l’esclavage. En pleine révolution industrielle, les puissances ont alors légiféré pour disposer des richesses naturelles du continent et de la main- d’œuvre locale qu’ils allaient pouvoir exploiter à moindre coût. Les populations africaines ont, par la suite, servi de chair à canon quand il s’est agi de défendre «la mère patrie» mise en danger par les deux guerres mondiales.
Les Africains ont ensuite été «les bienvenus» dès 1945 au sortir de la guerre, lorsque l’Europe a eu besoin de main-d’œuvre pour se reconstruire. Cela dura pendant toute la période florissante des «30 glorieuses», c’est-à-dire jusqu’à la fin des années 70. À l’époque, en Europe, on ne parlait pas de migrants, on parlait de travailleurs étrangers. Au même moment, les colons quittaient le continent avec les indépendances, et bien sûr, ne voyaient pas les Pères fondateurs d’un très bon œil, car ils se fixaient l’objectif de réussir une Afrique moderne, faite par les Africains pour les Africains. Les puissances occidentales n’ont pas hésité, afin de maintenir leurs privilèges d’antan, à les éliminer, petit à petit, pour les remplacer par des chefs d’Etat plus complaisants à leur égard et surtout, plus intéressés par leur profit personnel que par le bien-être de leurs populations.
La dette publique imposée, héritage congénital de la colonisation, les aides au développement allouées par le FMI et la Banque mondiale à des taux d’intérêt usuriers, les plans d’ajustement structurel des années 80 qui ont anéanti les services publics difficilement mis en place, ont maintenu les populations dans le même dénuement qu’auparavant, en leur faisant croire à une politique bienveillante à leur égard et a permis à bien des décideurs locaux d’amasser une fortune personnelle, au vu et au su de l’Occident qui y trouvait son compte. C’est ainsi que se sont installés, dans l’esprit des populations africaines, un fatalisme et une dépendance vis-à-vis du monde occidental.
Les rivalités internationales de la guerre froide, puis de la mondialisation, les instabilités politiques au Moyen-Orient, l’émergence de certains pays et leurs besoins en ressources naturelles, ainsi que celle d’un certain Islam politique et capitaliste, ont fait le reste. L’Afrique s’est ainsi retrouvée prise au piège de convoitises diverses qui ont aggravé la précarité dans laquelle vivaient les populations.
Ainsi, pour beaucoup d’Africains, la seule chance de s’en sortir semble être l’émigration vers l’Europe, malgré le déchirement que cela représente. Qui peut penser que quitter son pays, quitter sa famille pour aller vers des contrées inconnues, est un choix que l’on fait sans y être contraint par une situation économique ou politique insupportable ? Qui peut penser que si les gens vivaient bien chez eux, ils choisiraient d’émigrer ? L’Europe qui a eu besoin de tous ces travailleurs étrangers pendant si longtemps, prétend aujourd’hui qu’elle ne peut pas «accueillir toute la misère du monde». Des lois de plus en plus strictes sont édictées, les visas sont de plus en plus difficiles à obtenir. Et pourtant, nombreux sont ceux qui, au péril de leur vie, prennent le chemin de l’Occident.
Ce chemin est toujours long, périlleux et coûteux, car de véritables réseaux de passeurs se sont organisés. Certains «migrants» vivent des mois de souffrance dans des campements de fortune, que ce soit dans le désert ou à la périphérie des villes du Maghreb, avant de mettre le pied en Europe. Certains pensent qu’ils sont presque arrivés, quand ils embarquent enfin sur les rafiots que des trafiquants d’êtres humains affrètent dans les ports du Sud de la Méditerranée. S’ils ne périssent pas en mer, aux larges de Lampedusa ou de Malte, ces femmes et ces hommes deviennent des «sans papiers» qui travaillent en Europe et y payent leurs impôts, tout en risquant, tous les jours, d’en être expulsés. Ces travailleurs qui se sacrifient pour que leurs familles restées au pays vivent mieux, alors que leurs dirigeants roulent en 4×4 et résident dans de somptueuses villas, n’expliquent pas toujours à leurs parents que la vie est dure en Europe. Et leurs familles ne cherchent pas toujours à savoir comment l’argent qu’elles reçoivent est gagné et quels sacrifices humains cela exige.
Il faudrait que tout ceci soit expliqué à ceux qui rêvent de cet Occident, pour que plus personne n’aille périr en mer. Les cercueils alignés à Lampedusa et à Malte devraient rappeler aux dirigeants occidentaux et africains ainsi qu’aux entreprises multinationales, tous ivres de profit, que c’est la boîte de Pandore du pillage des ressources naturelles, soigneusement entretenue depuis plus d’un siècle, qui est la seule cause de cette migration, de ce malheur humain, et donc, qu’ils en sont les uniques responsables.
Françoise WASSERVOGEL