Le succès professionnel ou l’ascension social sont des notions qui semblent étrangères aux Noirs, si elles ne sont pas accompagnées d’un attribut « blanc ».
COMBIEN d’entre nous n’ont pas, en désespoir de cause, fini par déterrer ce fameux 3ième prénom (Roger ou Anatole) du fin fond de leur acte de naissance, dans l’unique but d’augmenter les chances de leur CV ?… ou encore pire, combien d’entre nous sont persuadés que leurs enfants auraient plus de chance en étant café au lait… Chance de quoi ? Je me le demande.
Avant tout, quel est l’intérêt de traiter ce sujet ?
Selon moi, votre humble serviteur, il en va de la survie de notre « self-estime ». De notre capacité à progresser, évoluer, avancer dans le respect de notre identité. En effet, il est acquis dans l’imaginaire collectif, le nôtre en particulier, que la réussite d’un Noir se justifie par sa capacité à s’éloigner de son identité propre. Les joueurs de l’équipe de foot de France ne nous contrediront certainement pas sur ce point… Pas plus que ne le feront l’industrie cosmétique et nos médias soit-disant « afros », qui véhiculent et imposent, avec notre apparente approbation, une beauté noire forcément métisse ou light Skin, « parce que nous le valons bien ».
Ce ne sont pas non plus les clips de nos chers rappeurs américains ou frenchies, qui iraient renier cette image de la beauté noire à la mélanine minimale. A croire que même certains de nos chefs d’Etat africains doivent passer leur temps devant des clips de Ja Rule, car le continent noir doit certainement détenir le record des « premières dames » blondes….
Manipulation médiatique ? Si il n’y avait que ça, ça irait encore, mais ce n’est pas le cas. En effet, lorsque nous-mêmes mettons en scène notre réussite ( business, art, show-biz, haute-responsabilité politique), le message que nous envoyons à nos congénères est que nos talents ou nos compétences ne suffisent pas, c’est le « cachet blanc » qui prouve que vous êtes quelqu’un d’important, que vous êtes « intégré », que vous êtes intelligent… Paranoïa ? Je ne crois pas. Au-delà de son brillant parcours académique, est-ce un hasard si Rama Yadé s’appelle en fait Yadé-Zimet ?…
Mais au fait, comment est-ce que nous en arrivons là ? Comment notre environnement ou notre éducation à l’occidentale nous prépare quasiment dès la naissance ( que je sache, aucun de mes ancêtres ne s’appelait « Anatole »…), à déposer les armes, pire, à ne surtout pas nous battre ? Si nous ressentons déjà les effets du « pourquoi t’es "noirte ?" » , du « holàlà t’as un nom bizarre, toi… », dès les cours de récré de la maternelle, c’est dans le monde du travail que se cristallisent tous les malaises liés à notre identité, toutes les suspicions de "bountysme" des femmes de ménages noires et toutes les concessions du « Noir de service », « pas comme les autres », faites à nos collègues blancs. Quelques conseils aux jeunes qui débutent dans l’univers impitoyable de Dallas… enfin de la Défense.
Usual suspect.
L’ascension sociale d’un Noir est toujours suspecte… elle se traduit par « vendu » pour certains et par « pas comme les autres » pour les collègues du bureau. Ces négations d’une capacité à réussir tout en gardant une identité noire, expriment les complexes de supériorité des uns et l’auto-dénigrement des autres. C’est donc au bureau que ces contradictions prennent tout leur sens. Constamment sur-estimé ou sous-estimé, chaque interaction, chaque fait et geste, sont déterminés par notre couleur, que ce soit avec ses collègues, sa direction, un client ou la femme de ménage.
Qui n’a pas vécu le regard inquisiteur de cette brave femme de ménage noire, à qui personne ne dit jamais bonjour, et qui vous fusille du coin de l’oeil de réflexions que vous seul pouvez entendre : « toi le vendu, tu dois être encore pire qu’eux ». Quel choc pour celle-ci lorsque vous la saluez avec allégeance (normal, c’est dans votre éducation de saluer les adultes) et quel choc encore plus grand pour vos collègues. La femme de ménage se rend compte que vous êtes « un Noir en costard, assis devant un ordinateur (wow quel exploit !) et qui ne rejette pas ses origines ». Vos collègues découvrent avec stupéfaction que vous avez une affinité certaine avec cette personne « de couleur », qui pourrait être votre mère… Vous êtes donc Noir… Bah, merde alors….
Les vertus éclaircissantes de la vie au bureau.
Certains collègues blancs au bureau finissent bizarrement par occulter le fait que vous êtes Noir, comme pour se rassurer, ils pensent que si vous êtes là c’est que vous êtes comme « eux », car il n’y a que des gens comme « eux » qui ont la capacité d’arriver là où ils sont arrivés. Ces oublis donnent droit à des libertés fâcheuses, du style : « holàlà, j’ai bossé comme un nègre aujourd’hui ». Pardonnez-moi, si je cède quelque peu à des généralités, mais c’est en regardant les extrêmes que l’on prend la mesure des choses. Bref… ou en étions-nous ? ? Oui, je disais, de toute évidence certains de nos collègues blancs ont besoin de se rassurer.
Réussir à se prouver par tous les moyens que bien qu’il s’appelle Amadou Sidibé, le nouveau directeur marketing n’est forcément « pas comme les autres ! ! ». Que Amadou ça ressemble un peu à « Aimé » ou à « Armand » ou à « Alain »… Si c’est pas le nom, ça doit être autre chose… C’est peut-être le beau-frère du patron… Non, parce que si il occupe un poste pareil c’est qu’il est forcément comme nous ! Qui n’a jamais eu l’immense plaisir de se voir attribuer le titre suprême de « Noir pas comme les autres » ? De voir son prénom francisé sans aucun tact : « Tu t’appelles Nbilu" ?, bon et bah on t’appellera Bibi c’est plus simple… »
Quel choc quand ils se rendent compte que vous ne prenez pas de café le matin, que vous ne fumez pas, ne buvez pas (ou peu) et que pour vous, le fait que la standardiste soit blonde ne suffit pas à vous faire oublier le fait qu’elle n’a pas de fesses ni de lèvres… Mais bon, au final, ils trouvent toujours un moyen de se rassurer en vous prêtant des vertus « Mundele » (lingala pour blanc), du genre il doit au moins avoir la dernière compil de Johnny…
BAC + 4 option trop cool.
Être le seul Noir au bureau c’est « cool », du moins c’est comme cela que certains de nos collègues veulent nous voir. Parce que, une fois que avez réussi à leur faire comprendre que vous pouvez être diplômé et qualifié sans forcément être le fils du ministre des finances de votre pays d’origine, vous devez maintenant leur prouver que vous n’êtes pas non plus le clown de service. Moi-même, votre serviteur, je me suis vu demander en plein séminaire de « tourner sur la tête comme Sydney* », car j’avais eu l’imprudence de dire que j’aimais le Rap….
Et ça c’est rien, parce que là où ça se gâte c’est quand vous devez révéler l’endroit où vous habitez, surtout si c’est en banlieue : « ah, tu habites en banlieue ? On dirait pas »… Avec les plus sympas on a droit a un agréable : « Yo mec, ça va le che-pé » … Nous ne sommes pas dupes, même ceux qui jouent le jeu ou font semblant de ne pas comprendre, ces simagrées visent à nous jeter à la face nos origines sociales et nous rappeler qu’on n’est pas du même « niveau » qu’eux.
Autre moment fatidique, le Xième pot de départ ou la soirée du C.E est une étape cruciale du « blanchiment » en entreprise. Dès l’instant où le DJ glisse l’anachronique "tube Zouk du moment" (Zouk machine : haaaaaaaaaaaaaa ! la musique dans la peau ! ! !), tout le monde vous regarde avec des gros yeux, l’air de dire : « Allez vas-y gigotes, on sait que tu aimes ça ». Le plus comique reste quand même les phrases creuses visant à créer une pseudo-connivence ou à nous faire croire qu’ils comprennent quelque chose à nos origines, à notre culture ou à nos problèmes :
– Je suis du Sénégal
– Ah ouais ? J’ai un ami Malien !
– Nous, les Noirs, on a beaucoup de mal à trouver un logement ou du travail en France.
– Bah, mes potes Arabes y se font contrôler tout le temps par les flics…
Entre chiens et chats.
Les relations entre Noirs ne sont pas plus simples à gérer. Deux noirs qui discutent ça va, trois c’est le début de la conspiration communautariste. Affront ultime, vous mangez entre amis (tous Noirs, comme par hasard) au réfectoire… Tout le monde vous regarde, gêné, angoissé, et vous voilà propulsés dans les locaux du Black Panther Party. En plus de ces suspicions d’insurrections nègres, qui poussent de nombreux Noirs à éviter scrupuleusement leurs congénères au bureau, histoire de soigner leur quote auprès de leurs collègues blancs et de conserver le précieux titre de « Noir pas comme les autres », nous avons parfois le chic pour créer entre nous des rivalités aussi ridicules qu’inutiles.
C’est la course au Award du « Nègre apprivoisé » qui parle un français que même les français eux-mêmes ne parlent pas… ça chokobi* grave : « ouais-eu, stéphan-eu, on va’s prendre un caou-eu, p’tain, j’ai la tête dans’l’cul, j’te raconte pas-an »… Refus de communiquer, d’échanger, d’affirmer nos affinités, par peur d’être démasqué :« Si on me voit avec des Noirs, on risque de découvrir que je suis Noir moi aussi »… Il est évident que le simple fait d’être les deux seuls Noirs d’une entreprise n’induit pas automatiquement un lien amical, mais dans un groupe de 500 personnes, ça crée des liens inévitablement.
Silence, on tourne !
Tout cela est effectivement une vaste comédie. La comédie des complexes et des luttes de domination. Il est possible de briser le fameux plafond de verre, dès l’instant où l’on accepte de jouer le rôle qu’ils attendent de nous, ce que fait à la perfection l’ami Magloire. Alors pour avoir une promotion, chers amis, voici quelques conseils imparables :
– Dites « Yo », au lieu de « bonjour » le matin, vos collègues auront l’impression de parler à Will Smith, même si vous avez arrêté les onomatopées depuis l’âge de 15 ans…
– Mettez-vous à fumer et boire du café 4 fois par jour… même si avez été élevé au thé et au Bissap…
– Soyez la "sex-machine" et le "zouk-lover" de toutes vos collègues lors des soirées du C.E… même si vous détestez vous « afficher ». Je vous suggère même de prendre « Franky Vincent » comme deuxième prénom…
– Prononcez volontairement le "N" de votre nom… même s’il s’agit d’écorcher le nom de votre père. "N-Tumba" c’est quand même plus présentable que "Ntumba", et puis surtout ça n’oblige pas vos collègues à faire l’effort de prononcer correctement votre nom ( bien qu’ils sachent parfaitement le faire…)
Après cet interlude humoristique (enfin je pense), il est temps de conclure… ou d’ouvrir le débat.
Le fonctionnent du monde du travail en France est fortement basé sur le savoir-être au détriment du savoir-faire. Pour évoluer, certains d’entre nous se sentent obligés de laisser sur le pas de la porte une partie de leur identité. Le risque est que nous réussirons peut-être à gravir les échelons dans le monde de l’entreprise, mais ce sera en créant un fossé grandissant avec le reste de la communauté. Et si nos jeunes ne peuvent pas s’identifier à 100% a des réussites noires, parce qu’ils pensent que les dites réussites sont dues au « cachet blanc » et non à nos compétences, la situation risque bel et bien de stagner.
Il est primordial que nous sortions de ce complexe issu d’une autre époque, qui nous contraint à associer notre réussite à notre « blanchiment ». Épouser un Blanc pour s’élever socialement, interdire aux enfants de parler leur langue natale au profit du français… Autant d’aberrations qui sont entretenues par les réflexes de nos collègues blancs au bureau, qui s’effraient de voir que l’on peut être Noir, Muslim, venir d’une cité et être un professionnel efficace… pour ne pas dire « civilisé ».
Il est inutile d’avancer loin , si l’on ne sait plus qui on est à l’arrivée, car les nôtres ne sauront pas suivre notre chemin, et les autres continueront à nous rabaisser en pensant que l’on cherche à se rapprocher d’eux. Réussir pour un Noir ce n’est pas se rapprocher des blancs ou s’éloigner des siens, mais retrouver sa place dans l’échiquier de la société.
* Sydney : animateur de l’émission HIP HOP sur TF1
* Chokobi : Expression ivoirienne qui signifie parler français avec un accent surfait.
par Mbépongo aka Dédy Smith
texte et photos : ©laconscience.com
Le samedi 26 janvier 2008