Décryptage : Quelle place pour les opinions publiques ?

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Dans un certain triomphalisme, à Libreville, à Lomé, à Ouagadougou ou à Bamako, chaque régime se dit proche de l’opinion publique, oubliant au passage de tenir compte de ses désirs.

L’imprescriptible opinion publique

La notion d’opinion publique a été largement traitée par la sociologie qui la définit comme étant l’opinion d’un « public, c’est-à-dire l’opinion du peuple, d’une partie importante de la population ». Elle signifie la « chose publique », c’est-à-dire un problème d’intérêt général : éducation, justice, santé, sécurité, etc. Elle exprime les doléances générales d’une population : « vox populi, vox Dei ». L’opinion publique ne se décide pas en orientant l’avis du public pour avoir un résultat légitimant une réforme. Bien au contraire, elle émane librement de la volonté des populations. Par exemple, les dialogues actuels sur le continent doivent être un rendez-vous des soutiens et des opposants des gouvernants. Peine perdue. Pour l’instant, rembobinons !

Dans les années 1960, l’adhésion de l’opinion publique africaine aux luttes d’émancipation des artisans des indépendances a été déterminante pour la libération du continent des pouvoirs coloniaux. En 1991, en Afrique du Sud, l’abolition du régime d’apartheid est intervenue grâce à la mobilisation des opinions publiques nationales et internationales. Toujours en 1991, mais au Mali, grâce au soutien de l’opinion publique, le combat du mouvement démocratique, après avoir rasé les murs de la dictature durant 23 ans, a abouti à la chute du régime militaire de Moussa Traoré. Une dictature finit toujours par périr. En 2014, chez notre voisin burkinabè, le régime totalitaire de Blaise Compaoré a été dégagé avec l’appui de l’opinion publique, portée par le balai citoyen. Cela signifie que l’opinion publique, c’est cette puissance qui naît des tréfonds de notre humanité pour faire barrage à l’insupportable : abus, corruptions, humiliations, tromperies, violences, etc. Certes, parfois des plumes se perdent. Certes, parfois, des conflits d’ego nuisent à la visibilité des opinions. Mais, l’opinion publique reste imprescriptible. À l’aube naissante du 21eme siècle, les opinions publiques sont inévitables pour saisir et relever les défis actuels : énergie, paix, climat, scrutin.

 

Un brin de sursaut national

À propos de scrutin, le 30 avril 2024, Mme Fatoumata Jallow-Tambajang, cheffe de la mission d’observation électorale de la Cédéao pour les élections législatives et régionales au Togo, « a apprécié la bonne organisation du double scrutin ». Le 4 mai 2024, l’Union pour la République (Unir) célèbre sa victoire aux législatives togolaises dans un climat sans partage. Avec un taux de participation de 61 %, on assiste même à un exercice de consécration autour du Président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis presque vingt ans. En face, l’opposition togolaise dénonce un « hold-up électoral ». Elle reproche au Président Faure de s’éterniser au pouvoir grâce à la nouvelle constitution, qui pousse le pays de Sylvanus Olympio dans un régime parlementaire. Certains font ripaille.

D’autres mènent une vie marginale. Ne pestons pas ! Ailleurs sur le continent, le 9 mai 2024, le Président tchadien de transition depuis 2021, Mahamat Idriss Déby est élu au 1er tour du scrutin présidentiel avec 61 % des voix, selon l’Agence nationale de gestion des élections. Le taux de participation frôle les 76 %. Presque stalinien. L’opposant et Premier ministre Succès Masra (18 %) conteste les résultats, faute de transparence. Il demande l’annulation du scrutin. Mais rien à faire. Le scénario est bien rodé. La donne ne change pas. Hélas pour les héritiers de Toumaï et de François Tombalbaye. De nouveau, le peuple du Kanem-Bornou, du Baguirmi et du Ouaddaï est exposé au mauvais génie, celui de la division et de la violence. Mais, espérons qu’un brin de sursaut national apaisera les tensions.

Face à l’histoire, le bon sens

Reprenons du champ, car aussi bien en Afrique centrale qu’en Afrique de l’Ouest, des dispositifs de dialogues nationaux fourmillent. Finalités : résoudre les problèmes existentiels par le consensus, ramener la paix et esquisser une nouvelle architecture des États. Le 30 avril 2024, les conclusions du dialogue national gabonais recommandent de prolonger la transition du président Brice Oligui Nguema de deux ans. Silence, on travaille. Le 10 mai 2024, les participants au dialogue inter-Maliens réclament une transition de deux à cinq ans. À la prochaine présidentielle, la candidature du Président de la transition, Assimi Goïta, est aussi demandée. Le 12 mai 2024, les Parties signataires de la déclaration commune du 31 mars 2024 réagissent. Pour elles, le dialogue inter-Maliens est un « piège, un traquenard, un immense filet (djô) » des autorités en place pour « … s’éterniser au pouvoir… ». Elles exigent « le retour à l’ordre constitutionnel… ». Au lieu de rassembler, le dialogue divise.

De nouvelles entailles dans la cohésion nationale. Souvenons-nous que l’article 9 de la Charte révisée stipule que « Le Président de la Transition n’est pas éligible aux élections présidentielles et législatives qui seront organisées, pour marquer la fin de la Transition. La présente disposition n’est pas susceptible de révision ». Méconnaissance ou servitude volontaire ? Comment sortir de l’impasse ? Évidemment, une éventuelle candidature du chef de l’État à la présidentielle diverge avec la Charte alors même qu’une partie des Maliens le souhaite. Face à l’histoire, le bon sens exige du président Goïta l’articulation de l’esprit du dialogue (paix et réconciliation) et du respect des textes. Dans ce contexte, espérons que les Assises nationales burkinabès du 25 au 26 mai 2024 franchiront le cap des erreurs du passé. En attendant, gardons à l’esprit que nous vivons parfois dans deux univers fort éloignés l’un de l’autre que les chefs de l’exécutif doivent rapprocher. Certains tentent de manipuler d’autres pour tirer leur épingle du jeu. D’autres croupissent sous le poids de la faim, de la détresse et de l’insécurité. Tant pis ! Mais, revenons aux défis essentiels-, la paix et la réconciliation-, indispensables pour lutter contre le narcoterrorisme.

Désir d’éternité ?

Brice Oligui Nguema, Faure Gnassingbé, Ibrahim Traoré, Mamadi Doumbouya, Abdourahamane Tchiani, Assimi Goïta, Mahamat Idriss Déby et tous les autres doivent faire résonner les thèmes de la paix et du développement : eau, santé, nourriture, école, justice, sécurité, énergie, économie, emploi, etc. Certes, on peut avoir une approche militaire des libertés. Certes, on peut apprécier ou non la démocratie représentative. Mais le temps est à la prise en compte de la vie des populations et des acquis du passé, comme le recommande le dialogue inter-Maliens : « prendre des mesures appropriées pour consolider les acquis démocratiques, faire respecter les principes et les règles du jeu démocratique… ». Oui, le pouvoir est désir d’éternité, mais résistons aux tentations d’y demeurer. Oui, le pouvoir est aveugle, mais ramassons le glaive brisé de la paix et de la démocratie pour repartir au front.

Oui, le pouvoir isole, mais retroussons-nous les manches pour incarner la force combattante, puis la République. Aujourd’hui, comprendre le sens de l’histoire et la sociologie de nos pays, c’est trouver l’équilibre entre le respect des opinions publiques et la place d’une « parole humide » comme chez les Dogon. Cette parole humide, c’est cette lumière qui nous vient des profondeurs de notre humanité, c’est-à-dire notre faculté à faire société ensemble. Rappelons-nous qu’au moment où certains d’entre nous ne manquent de rien à Bamako, à Ouagadougou, à Conakry, à Niamey, à N’Djamena, quelqu’un les regarde. Ce dernier n’a ni à boire, ni à manger, ni où dormir. Certes, on pourrait aller au grin tant de fois que l’on veut pour oublier, mais les souffrances de celui qui manque de tout nous hanteront pour toujours tant qu’il n’y aura pas de changement.

 

Mohamed Amara

Sociologue

 

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