J’ai décidé aujourd’hui de partager avec vous une réflexion sur la lucidité.
S’émanciper des liens privés pour embrasser l’intérêt général
Satisfaire les besoins d’éducation, de justice, de santé et de sécurité, déjouer les tensions au quotidien, arrêter les violences et les humiliations, retrouver un ordre constitutionnel, construire la paix, et cetera. Tout cela appelle à la lucidité, à la bonne distance dans le jugement et dans la prise de décisions. La lucidité exige de s’émanciper des liens privés pour embrasser la cause de l’intérêt général. La lucidité des gouvernants se mesure dans leur capacité à satisfaire les besoins des citoyens, ce peuple ayant des droits communs. Mais si nous faisons un peu de sociohistoire des différents régimes du Mali, on peut vite se rendre compte que les résultats sont affligeants. Parce que certains n’ont pas été préparés à l’exercice des responsabilités. Et ils ont été pris dans le tourbillon des luttes entre géants et du yurgu yurgu, la corruption. Évidemment, d’autres ont tenté de capter l’attention des populations en ramassant le glaive brisé du développement pour repartir au combat et sauver l’honneur du Mali. Mais, ils sont loin d’être encore lucides.
La tentation à douter
D’ailleurs, nous le savons tous, à 62 ans d’indépendance (le 22 septembre prochain), la tentation des Maliens à douter de la capacité de la classe dirigeante à changer le pays grandit. On le voit bien, il y a un sentiment de découragement des citoyens, faute de résultats démocratiques concrets. Une partie des élus, des partis, des syndicats et des associations souffrent aussi de perte de reconnaissance chez les citoyens. Seuls quelques artistes et champions sportifs trouvent grâce aux yeux des Maliens. De manière incrémentale, les différents régimes ont manqué de lucidité pour gouverner le pays. Rien ne semble distinguer fondamentalement la situation du Mali sous le régime militaire de Moussa Traoré de celle du Mali sous le régime démocratique d’Ibrahim Boubacar Keïta, IBK. Sous Moussa Traoré, le parti unique, UDPM, était le canasson sur lequel le pouvoir a misé pour changer le pays. La démocratie a été étouffée au profit d’intérêts de clans ou de corps. La suite : ce sont les soulèvements populaires des années 1990 qui le dégagent grâce au putsch militaire d’Amadou Toumani Touré, ATT. Sous IBK, la gangrène sécuritaire et le yurgu yurgu ont précipité la chute du régime. Pourtant, Ibrahim Boubacar Keïta et Moussa Traoré incarnaient le Mali, selon ceux qui les connaissent. D’une certaine façon, ils voulaient s’inscrire dans l’histoire du pays. Mais, ils sont malheureusement rejetés par les Maliens à cause de leur manque de lucidité pour écouter et entendre leurs souffrances. Le non-respect des règles et la corruption ont aggravé leur cas. Toutefois, l’un (Traoré) était très engagé dans l’armée ; l’autre (IBK) bien engagé dans la démocratie. Mais sans plus. Regrettons !
Colonel Abdoulaye Maïga, réplique historique à la dégradation sécuritaire ?
Le cercle est vicieux. La dégénérescence des régimes peut vite s’accélérer. Depuis 1960, les alternances se succèdent, mais ne satisfont pas les désirs de changement. Les putschs militaires se suivent, mais ne permettent pas de redresser la barre de la gouvernance. Conséquence : les Maliens se montrent de plus en plus méfiants. Les pouvoirs se fragilisent. Aujourd’hui, à Talataï, les désastres sécuritaires de l’EIGS, les empoignades au sujet des membres de l’AIGE, la flambée des prix de produits de première nécessité, la question de la lenteur judiciaire, invitent à la lucidité au sens d’un principe qui gouverne notre conduite. Mais aussi une façon de se conduire les uns avec les autres et d’agir qui n’est pas nuisible à soi et au groupe. Donc, nous devons tout faire pour que les citoyens et les dirigeants ne vivent pas dans deux univers forts éloignés l’un de l’autre. Les tentatives de récupération et parfois hypocrites ne doivent pas serpenter dans les décisions publiques. Sur l’ORTM, le 9 septembre 2022, l’entretien du Premier ministre par intérim, colonel Abdoulaye Maïga, a fait résonner à plusieurs reprises les thèmes de respect de la souveraineté, des choix stratégiques de partenaires ou la prise en compte des intérêts du peuple malien. Il se situe dans la droite ligne de certains de ses prédécesseurs. On peut apprécier ou non sa posture militaire. On peut aussi lui reprocher sa difficulté à s’émanciper de Koulouba. Mais, ce n’est pas le moment d’en débattre, tant les Maliens attendent de lui qu’il relève les défis du Mali : sécurité, éducation, démocratie, emploi, corruption, santé, vie chère, unité. Il peut être la réplique historique à la dégradation sécuritaire et à la tendance au conflit. Question de sang-froid !
J’en termine. L’exécutif actuel du Mali doit porter les lunettes de la lucidité, celles qui colorent et filtrent leur vision du Mali pour plus d’apaisement et d’égalité entre nous. Aucun Malien ne doit souffrir quel que soit le territoire. Ni les débats à tendance revancharde et agressive, ni les stratégies de positionnement de certains groupes sur les réseaux sociaux, ne doivent influencer leurs visions du Mali. Au contraire, c’est le moment de revivifier les liens entre les Maliens, et sortir de la fatigue sécuritaire. Cela n’est qu’un devoir de lucidité, la responsabilité de l’homme politique, du relai d’opinion (intellectuel), du militant associatif, du syndicaliste…
Que fait-on pour le Mali ?
Mohamed Amara
Sociologue