Au-delà de l’émotion planétaire suscitée, les événements de Paris incitent à renouveler la réflexion sur la lutte anti-terroriste. Et à ne pas se tromper de réaction.
« Rien ne sera plus comme avant ». La formule a beaucoup été entendue dans la lutte contre le terrorisme. Elle est régulièrement revenue après la survenue d’attentats d’une gravité exceptionnelle. Malheureusement, tout laisse croire qu’elle a été mieux assimilée par les extrémistes que par les adversaires et les victimes de ceux-ci. Dans la bataille pour l’adaptation aux changements de conjoncture, les semeurs de violence paraissent en effet garder une détermination d’avance. Phénomène protéiforme par essence, le terrorisme épouse d’autant plus facilement les contours des nouvelles situations que lui-même a contribué à les créer.
Il exploite les hésitations des puissances qui le combattent, mais qui craignent d’aller à un niveau d’engagement porteur d’une menace d’enlisement militaire et donc d’impopularité auprès des opinions publiques. Il bénéficie de la sous-évaluation de sa capacité à conglomérer autour de ses messages fallacieux les cohortes de déclassés sociaux, d’esprits fragiles et d’illuminés en mal d’engagement. Il joue sur la parfaite connaissance qu’il a acquise des codes des pays lointains (et plus particulièrement européens) au cœur desquels il a décidé de porter le fer. Il se fortifie dans les sanctuaires que lui ont abandonnés les choix stratégiques discutables appliqués par les intervenants extérieurs en Syrie, en Irak et en Libye.
Il utilise à fond le temps d’avance dont il dispose pour le moment sur les nations qui proclament leur lutte solidaire contre lui, mais qui ne sont pas encore allées jusqu’au bout de toutes les formes de coopération possibles. Il met à profit les attitudes absolument contradictoires observées à son égard et qui font, par exemple, que Daesh tire ses ressources de la vente du pétrole extrait des zones occupées et acheté en bout de chaîne par des compagnies occidentales. Il se nourrit donc des faiblesses et des lacunes de ses adversaires plus qu’il n’impose lui-même une forme supérieure d’organisation. C’est en raison de tous ces facteurs qu’il faut espérer que la réaction aux attentats de Paris aille au-delà de l’émotion planétaire que ces tragiques événements ont suscitée. Il faut en effet renouveler la réflexion sur un péril qui ne faiblit pas, qui dément toutes les doctes prévisions faites sur son prétendu dépérissement et dont la capacité de nuisance contredit le diagnostic dressé après ses récentes défaites militaires.
SUR SIX SITES DIFFÉRENTS. Car ce qu’il faut retenir essentiellement aujourd’hui, c’est que le terrorisme conserve l’indiscutable aptitude de lancer des opérations extrêmement violentes et spectaculaires, avec très peu de moyens, avec une organisation relativement sommaire et avec des exécutants qui présentent surtout la caractéristique d’être résolus au sacrifice de leur vie. Il a suffi de sept hommes et de trois équipes pour propager le chaos à Paris. La tragédie pouvait-elle être endiguée ? Pouvait-elle être prévenue ? Il arrivera inévitablement un moment où la polémique autour de ces deux questions enflera. Mais le plus sage pour le moment est de se limiter à laisser aux spécialistes du domaine le temps de se prononcer à froid et sans sacrifier aux exigences du harcèlement médiatique.
Pour le moment, il convient aussi de relever que la France a, au cours de ces dernières années, considérablement renforcé ses moyens de lutte contre le terrorisme. Elle a peaufiné l’arsenal législatif et juridique en durcissant les peines à l’encontre de tous ceux coupables d’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ; en autorisant la police à surveiller et interpeller toute personne simplement suspectée de ce type d’activités ; en donnant aux services de sécurité la possibilité d’intercepter les communications individuelles des suspects. Elle a aussi amélioré la qualité d’échanges d’informations entre les services chargés de la sécurité intérieure du pays et ceux affectés à la sécurité extérieure. Elle a consenti un effort particulier pour augmenter l’efficacité des groupes d’intervention de sa gendarmerie nationale (GIGN) et de sa police nationale (GIPN) ainsi que de sa Brigade de recherche et d’intervention.
Comme le rappellent certains spécialistes, Paris avait même poussé l’effort de prévention en procédant en 2009 à la simulation de la riposte à donner face au scénario d’une agression terroriste semblable à celui de la semaine dernière. C’est-à-dire à un scénario qui comportait plusieurs attaques simultanées, en des lieux divers et sur des sites de types différents. La vigilance française avait été éveillée par l’opération terroriste qui s’était déroulée en novembre 2008 à Bombay. Cette opération menée par dix hommes du groupe Lashkar-e-Taiba s’était déployée sur six sites différents, avait duré 60 heures et avait fait 166 morts. La simulation française avait à l’époque inclus trois villes (Paris, Marseille et Lyon), un stade (celui du Vélodrome), des immeubles de bureaux (les tours de Montparnasse et de la Défense), un hôtel (Le Crillon), une banque et un aéroport (Le Bourget). Les actions terroristes simulées allaient de la pose de bombes à la prise d’otages. L’initiative avait surtout servi à tester la capacité des services de sécurité à intervenir de manière coordonnée.
Ainsi qu’il est possible aujourd’hui de le constater, toutes les précautions « techniques » prises en amont, toute la méticulosité mise à prévenir le scénario du pire n’ont pas empêché ce dernier de se produire. Dans la légion des spécialistes qui ont occupé les ondes durant tout le week-end, les plus intéressants à écouter étaient sans doute ceux qui, comme le professeur Gilles Kepel, rappelaient la nécessité d’interroger les vérités qui se trouvent à hauteur d’homme. L’universitaire avait en 2002 publié une passionnante « Chronique d’une guerre d’Orient ». Le livre était issu d’un long périple effectué par l’auteur à travers le Moyen-Orient et au cours duquel il avait interrogé, avec beaucoup d’ouverture d’esprit, simples gens, prédicateurs, imams, étudiants, militants islamistes et responsables politiques. Kepel avait essayé de comprendre les raisons de la popularité de Ben Laden, du ressentiment anti-américain, de l’exaltation religieuse. Mais aussi et déjà celles de la fascination (malgré tout) pour l’Occident, du désespoir face au chômage et de l’envie de partir.
DES OPINIONS PUBLIQUES ÉCHAUDÉES. L’universitaire avait expliqué le faisceau de facteurs qui permettait à Al Qaïda de recruter dans des couches sociales qui, dans une autre conjoncture, auraient été indifférentes aux appels que l’organisation djihadiste lançait. En fin de semaine dernière, Kepel regrettait que l’observation du terrain et la prise en compte des conclusions qu’elle pouvait fournir, occupaient encore trop peu de place dans le travail des services de sécurité. Il rappelait, par exemple, que la prison constituait le principal lieu de radicalisation des jeunes des banlieues, mais que curieusement les autorités ne se donnaient pas les moyens suffisants pour appliquer la contre-mesure élémentaire qui consistait à affecter au service des détenus de vrais imams capables de s’opposer aux prédicateurs autoproclamés.
Car, outre la prise des mesures indispensables relevant de la sécurité intérieure, la lutte contre le terrorisme, et plus particulièrement contre l’Etat islamique, comporte deux actions majeures. L’une militaire, l’autre sociale. La première se rapporte à l’impérieuse nécessité de contenir le projet que Daesh et tous ceux qui se rallient à lui ont de se donner un territoire sur lequel ils établiraient leur Etat. Boko Haram avait commencé à concrétiser cette ambition avant que la restructuration de l’armée nigériane et l’intervention des pays voisins du Nigéria ne le dépossèdent de ses fiefs, l’un après l’autre. Le même but est poursuivi par l’Ançar Dine de Iyad Ag Ghaly et même par les disciples de Ahmadou Kouffa qui ont tenté de mettre en couple réglée des villages de la zone du Macina. En Libye, la zone de Syrte est pratiquement passée sous l’autorité de l’Etat islamique.
La principale difficulté dans la stratégie du « containment » territorial de l’Etat islamique, là où il est le plus solidement implanté, réside dans les faits qu’aucune des grandes et moyennes puissances ne se résout à aller vers la mesure la plus logique, l’envoi des troupes au sol. Le faire serait pour les gouvernants affronter l’extrême réticence des opinions publiques échaudées par les pertes humaines essuyées en Somalie (lors de l’opération « Restore hope »), en Afghanistan et en Irak. Ces dernières années ont vu la guerre contre les parties identifiées comme ennemies de la démocratie et contre le terrorisme se piloter à distance. Ainsi que cela s’est pratiqué contre Kadhafi et comme cela s’observe dans les frappes aériennes en Irak, en Syrie et le week-end dernier en Libye contre l’EI. De fait – et cela n’est pas toujours souligné à sa juste importance -, la France est à l’heure actuelle la seule puissance occidentale à accepter de mener un combat sur le terrain contre le terrorisme à travers l’opération Barkhane. Paris a d’ailleurs pu mesurer son « splendide » isolement dans un combat qui concerne pourtant la sûreté d’une bonne partie de l’Europe. L’ancien Premier ministre, Alain Juppé, a d’ailleurs déploré le week-end dernier que l’Union européenne ait été « aux abonnés absents » à chaque épreuve infligée par le terrorisme à son pays.
ASSÉCHER LE VIVIER. Faut-il attendre que l’Etat islamique donne des preuves supplémentaires de sa dangerosité pour que soit envisagée une intervention au sol ? Ou alors cette intervention pourrait-elle dans les jours à venir se traduire dans des formes limitées avec la présence sur le terrain d’éléments des forces spéciales de divers pays ? L’interrogation reste ouverte. Les événements de Paris imposent une deuxième nécessité, celle d’assécher le réservoir des ralliements locaux. L’opération de vendredi dernier constitue dans ses grandes lignes la répétition de l’attaque terroriste menée à Bombay citée plus haut. Elle se signale certes par une coordination très poussée. Mais elle ne se caractérise pas par un niveau d’organisation sophistiqué, ni par l’utilisation de moyens extraordinaires. Les assaillants ont laissé derrière eux des traces très visibles qui ont facilité le travail de reconstitution fait par les enquêteurs. En outre, un certain manque de préparation explique certainement le fait que quatre kamikazes sur sept aient déclenché leurs charges explosives sans que celles-ci ne produisent les ravages attendus.
Cette organisation sommaire n’est pas du tout rassurante, loin de là. Elle souligne avec force le caractère quasi imparable d’une attaque-suicide dès que celle-ci se déclenche. Décrivant les assaillants, notre confrère Jean Guisnel, spécialiste chevronné des questions de défense et de sécurité à l’hebdomadaire français « Le Point », a fait un portrait-robot saisissant des kamikazes. « Ils combattent sans espoir de survie, a-t-il écrit, massacrent sans discernement, obéissent à des donneurs d’ordres bien cachés et agissent avec une macabre efficacité d’autant plus prolongée qu’ils évoluent avec aisance dans le monde civilisé ». La dernière caractéristique souligne le danger dont sont porteurs les recrues de l’intérieur. Celles qui maitrisent l’environnement des opérations. Celles dont pour le moment les services de sécurité ont du mal à identifier le véritable niveau de dangerosité et dont ils connaissent mal les ressorts de la radicalisation. Il y a donc là une lacune à réparer en sachant, comme nous l’avons dit, renouveler la réflexion sur le problème.
Il ne faut pas se leurrer : après avoir suscité l’émotion et la compassion, les événements de Paris secréteront aussi leur poison. Déjà, l’exploitation politicienne des attentats a commencé. Avec la proposition de l’ancien président Sarkozy de doter tous les suspects (11 000 au total) d’un bracelet électronique. Avec l’injonction lancée par Marine Le Pen de plus admettre de réfugiés sur le sol français après la découverte de passeports syrien et égyptien sur des kamikazes. Les réactions de rejet et les encouragements à l’islamophobie pourraient donc s’intensifier malgré les propos comme ceux de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, qui mettait en garde contre la stigmatisation des migrants et ceux de Hillary Clinton qui précisait que le combat était à mener non contre l’Islam, mais contre « ceux qui utilisent la religion dans un but de pouvoir et d’oppression ».
Il y a pourtant une solidarité de combat contre le terrorisme à préserver impérativement. Les tributs les plus lourds payés à la violence aveugle des extrémistes se situent en effet en Afrique et au Moyen-Orient où les attentats suicides et les massacres perpétrés contre des innocents rythment littéralement le quotidien de certaines populations. Si la communauté du malheur devait avoir un effet positif, ce serait de faire se sentir proches des victimes que presque tout sépare.
G. DRABO
Salut l’artiste ! Le grand Gaoussou Drabo qui ne se lasse pas d’analyser les événements de tous ordres pour nous. Je souhaite que vous puissiez préparer -ce qui n’est pas évident – la relève qui devra advenir un jour, le plus tard que possible, dans la mesure où vous alliez en ce moment la lucidité et une expérience qui ne courent pas les pays, j’allais dire les continents.
Merci cher doyen et encore bravo ! Idrissa Diouf
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