Le 11 mars 1985, Nikolaï Gorbatchev devient secrétaire général du Comité Central du Parti Communiste de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (PCUS). Avec Ronald Reagan, président des Etats -Unis d’Amérique, il est l’homme le plus puissant de la planète. Rompant avec l’orthodoxie soviétique, il instaure la Pérestroïka (reconstruction de l’économie) et le Glasnost (liberté d’expression, de communication). Les conséquences en seront désastreuses, tant pour l’URSS que pour le reste de l’humanité : l’édifice élevé par les tsars, consolidé par Lénine, Trotski et Staline s’écroule. Les républiques fédérées d’Asie centrale s’en détachent, comme les pays-satellites d’Europe centrale et les pays baltes. Le mur de Berlin tombe.
L’Occident capitaliste triomphe. Il lui est désormais loisible d’exporter et d’imposer ses valeurs, érigées en valeurs universelles. Il en profite, invente « le droit d’ingérence humanitaire » pour déclencher des guerres, déstabiliser des régimes, assassiner des chefs d’Etat. Ses médias se font le relais de cette option et annoncent : « le vent de la démocratie souffle. »
A l’Elysées, François Mitterrand veut jouer sa partition. Il profite du sommet franco-africain de la Baule, 20 juin 1990, pour sommer les présidents africains participant à la rencontre de démocratiser leurs régimes. Nul ne se prononce contre la démocratie. Mais certains en donnent une conception fondée sur leurs réalités socioculturelles. Cela n’est pas du goût du Florentin, adepte de la pensée unique comme tout responsable euraméricain, expert en intrigues et en coups fourrés. N’a-t-il pas été, par le passé, ministre de l’Intérieur ? Au sortir de la conférence, un certain nombre de chefs d’Etat africains se trouvent dans sa ligne de mire. « Il faut secouer les cocotiers », déclare son ministre chargé de la Coopération. En d’autres termes, il faut déstabiliser des chefs d’Etat africains et les « cocotiers » ne sont secoués que pour faire tomber « les dinosaures » de la scène politique africaine. Ils sont une dizaine ; tous, le doyen Houphouët-Boigny, le vice-doyen Oumar Bongo, les cadets Gnassingbé Eyadema, Mathieu Kérékou, Denis-Sassou N’Guesso, Ali Saybou… sentiront souffler le vent. Le sage de Yamoussoukro, pour sauver son fauteuil se voit obligé de recevoir au palais les loubards et s’entretenir avec eux.
A Bamako, ces faits ont leur répercussion. Les opposants au régime en place réclament le multipartisme. Le Conseil National de l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM), en sa session de juin 1990, se saisit de la question. Les débats sont houleux. Le président de l’Assemblée Nationale, le secrétaire politique du parti, le secrétaire aux questions administratives et judiciaires, le député de Kati plaident pour l’ouverture au multipartisme. Le secrétaire politique s’inspirant du « Principe de Peter », fonde son option sur le fait que « le parti unique a atteint son seuil d’incompétence ». Sans savoir ce que cela signifie au juste, une certaine presse a fait, de cette phrase, ses choux gras, donnant dans le contresens. Les partisans de l’ouverture sont contrés par un groupe de radicaux au verbe incisif, si incisif qu’ils finissent par provoquer la déclaration de démission du Bureau Exécutif Central (BEC) du secrétaire politique ; déclaration survenue dans l’après-midi, sans lien avec la référence au Principe de Peter, comme certains l’ont établi. Finalement, le débat n’est pas tranché. Un point de résolution le renvoie au congrès prévu pour fin mars 1991.
Le congrès n’aura pas lieu. Les acteurs du mouvement démocratique déclarent ne pas vouloir « d’une démocratie offerte sur un plateau d’argent ». Pour eux, « il faut que le sang coule ». Le sang a coulé. Dans l’euphorie de la victoire, une phrase terrible aurait été prononcée : « Le sang a coulé, nous avons obtenu ce que nous cherchions, Moussa est f. » En effet, Moussa Traoré tombe avec, à la bouche, cette seule phrase : « Je m’en remets à Dieu. » Il est accusé d’avoir fait tirer sur les manifestants à balles réelles. Il est arrêté, traduit en justice, condamné à mort. Lors de son procès, il a demandé que soit amené et consulté le registre des entrées à la présidence. En vain. Et pour cause : la consultation aurait révélé, au grand jour, le double jeu de beaucoup d’acteurs du mouvement démocratique : le jour, avec les manifestants contre le régime ; au palais, la nuit, pour négocier avec « le dictateur » et se positionner dans un éventuel gouvernement de transition en gestion.
Les militaires auteurs du coup d’Etat remettent le pouvoir aux civils. Ces derniers, ne se sentant prêts pour l’exercer, leur demandent de le conserver, temporairement. Une transition est décidée d’un commun accord. Une Conférence Nationale souveraine est organisée. Il en sort une nouvelle constitution et une charte des partis. Le multipartisme intégral est instauré. Des élections sont organisées. Cependant, la cohabitation entre le mouvement démocratique et « les officiers patriotes » n’est pas des plus aisées. Certains soupçonnent ces derniers de vouloir confisquer le pouvoir. Les manifestations de rue reprennent. Agacé, le président du CTSP monte aux créneaux et exhorte, menaçant : « Ne me faites pas ce que vous avez fait à Moussa ». Au bout de quatorze mois, les militaires rendent le pouvoir aux civils, au grand dam de certains qui auraient souhaité leur maintien au pouvoir le plus longtemps possible pour parachever le « kokadjè » : l’éradication de l’appareil d’Etat des corrompus.
Vingt-six ans après ces événements, certains s’essaient à des bilans. Le changement s’est traduit par l’instauration du multipartisme intégral. L’alternance au pouvoir est devenue réalité. Mais, revers de la médaille : l’Etat ne cesse de se déliter avec la perte de son autorité, son armée, trahie par l’élite, ne réussit pas à garantir l’unité et l’intégrité du territoire national, ses forces de sécurité se révèlent incapables de protéger les citoyens contre les terroristes et les bandits armés, l’école se débat dans une crise si prononcée que nul n’ose plus avancer de solution.
Pire, la rébellion de l’Adagh à laquelle les Accords de Tamanrasset avaient trouvé une solution reprennent, dérapent pour se généraliser et devenir rébellion des Touaregs. Les causes du conflit sont mal cernées. Une ignorance crasse conduit à présenter les rebelles come ‘des démocrates en armes », la rébellion, comme « un combat pour l’honneur et la dignité ». Encore actuellement, l’erreur persiste. Lors des assises sur les Etats Généraux de la Décentralisation, nous avons eu droit à la déclaration suivante, déclaration susceptible d’apporter de l’eau au moulin des séparatistes : « Enfin, il nous faut apporter des réponses définitives aux frustrations qui alimentent l’irrédentisme de certains de nos frères touarègues. (sic) » « Frustrations », « irrédentisme » : a-t-on suffisamment pesé la portée de ces mots ? Quoiqu’il en soit, depuis avril 2012, chose digne d’une fable, intolérable pour un Etat digne de ce nom, deux drapeaux flottent sur le même territoire.
La faute à la démocratie ? Assurément non ! A son propos, le mot de Churchill garde toute sa pertinence : elle « est la pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » Les causes de la déconfiture sont à chercher ailleurs. Cela nécessite que les acteurs du mouvement démocratique, à l’attention du peuple malien, écrivent l’histoire du 26 mars. Du reste, certains l’ont commencé en dénonçant ceux de leurs compagnons qui, arrivés au pouvoir, se sont pressés de l’enterrer. Que le « kokadjè » n’ait pas été poursuivi et mené à terme est souvent évoqué comme insuffisance ayant permis aux compromis avec l’ancien régime de revenir au-devant de la scène politique pour l’accaparer. Est-ce là la seule cause ?
Diaoulèn Karamoko Diarra