Comment naissent les rumeurs ? Pourquoi le public y croit ou y a cru ? Quelles en sont les conséquences et à qui profitent-elles ? Des coulisses du renseignement aux couloirs de l’Assemblée nationale, de la police judiciaire aux milieux financiers ou au monde du spectacle, Matthieu Aron et Franck Cognard se sont intéressés à plus d’une centaine d’affaires. Extrait de “Folles rumeurs”, publié chez Stock (1/2).
ous sommes le 26 février 2013, il est 18 heures. Dans les salons de réception de l’Élysée, François Hollande remet les insignes de grand officier dans l’ordre national du Mérite au philosophe et sociologue Edgar Morin, l’auteur du fameux ouvrage La Rumeur d’Orléans. Le président saisit l’occasion pour discourir sur les formes modernes de ce phénomène vieux comme le monde : « Les moyens de la rumeur ont changé. Ce n’est plus le bouche-à-oreille. Ce sont les tweets qui lui donnent une nouvelle forme sans en changer la nature.
» Un mois plus tard, il récidive. Le 20 mars, au pavillon d’Armenonville, lors du dîner annuel du CRIF, il met en garde contre les dangers d’internet : « Aujourd’hui, c’est sur internet que nous devons porter toute notre attention. internet, cet univers virtuel, gage de toutes les libertés, où tout peut s’écrire, où toutes les rumeurs seraient vraies, où toutes les images circulent et où la haine peut sans contrainte se glisser, se répandre, puisque toutes les opinions se valent, puisque tout peut s’écrire, puisque tout peut se voir. » Le lendemain, sa compagne, Valérie Trierweiler, fustige elle aussi internet. Sur le plateau du « Grand Journal » de Canal +, dans l’une de ses rares interventions télévisées, elle critique les innombrables bruits qui circulent sur la toile : « C’est vrai qu’il y a des rumeurs nouvelles tous les jours. Et si on lit tout ce qu’il y a sur le net, le président et moi nous nous séparons. »
Ces différentes interventions ne doivent rien au hasard. Elles sont concertées et n’ont qu’un objectif : éteindre l’incendie. Un mois plus tôt, en effet, plusieurs blogs (en particulier Dreuz.info) ont révélé une liaison entre le chef de l’État et l’actrice Julie Gayet. François Hollande, qui sait la presse people en alerte sur le sujet, veut stopper cet emballement avant qu’il ne déborde de la blogosphère. Julie Gayet elle-même vient lui prêter main-forte. Alors que le 28 mars au soir, le chef de l’État est invité en direct sur France 2 dans l’aprèsmidi, la comédienne porte plainte contre X et le fait savoir par un communiqué transmis à l’AFP à 15 h 30. Son avocat, Vincent Tolédano, justifie les poursuites : « Julie Gayet a chargé mon cabinet de poursuivre sur le plan judiciaire la diffusion de la rumeur colportée sur internet qui lui prête sans aucun fondement une relation sentimentale avec le président de la République. Elle entend que soit respectée sa vie privée et familiale, rien ne justifiant sa mise en cause. » En portant l’affaire au pénal, l’actrice ne veut pas simplement obtenir des réparations pour atteinte à sa vie privée. Elle entend aussi démasquer ceux qui sont à l’origine des informations sur sa liaison (simplement supposée à l’époque) avec François Hollande. Elle est animée des mêmes intentions que Nicolas Sarkozy quand il avait été visé par des rumeurs sur son couple. Mais contrairement à l’ancien président, elle joue sur un levier judiciaire qui, lui, ne risque pas de déclencher une bronca des journalistes ou des politiques. Le parquet de Paris va donc ouvrir une enquête préliminaire pour tracer les bruits qui circulent sur le couple présidentiel et débusquer ses propagateurs. Le dossier, après quelques vérifications sommaires, sera classé sans suite faute d’éléments probants.
Qu’importe. Les mises en garde solennelles du chef de l’État, l’intervention sur les plateaux de télévision de sa compagne et la bataille judiciaire engagée par l’avocat de Julie Gayet moins de cinq heures avant l’intervention de François Hollande sur France 2 freinent les ardeurs des journalistes et de la presse people. Tous les titres stoppent leurs investigations et se lancent dans un exercice d’introspection pour le moins inhabituel. Le 29 mars, au lendemain de l’action judiciaire entamée par la comédienne, l’hebdomadaire Voici raconte à ses lecteurs comment sa rédaction a géré la « rumeur » : « Cette histoire, depuis le mois de février, nous avons été un bon paquet à l’entendre à la rédaction de Voici. Nos confrères nous savent friands de secrets d’alcôve, ils n’hésitent jamais à nous confier ceux qu’ils découvrent. S’il y a bien une constante dans le métier, c’est que plus une histoire revient à quelques jours d’intervalle dans des formes strictement identiques, moins elle a de chances de se vérifier. Nous prenons tout de même la peine de mener quelques recherches. À chaque interlocuteur qui nous livre le témoignage de la “copine” d’une “amie”, nous demandons d’entrer en contact avec cette “copine”, ou cette “amie”. À aucun moment nous n’arriverons à parler en direct à un témoin oculaire de la fameuse “visite” de François Hollande à Julie Gayet. Pourtant, quand les histoires sont avérées, nous y parvenons. Parallèlement, nous menons notre propre enquête, avec les moyens qui sont les nôtres. Et confirmons notre première intuition : la relation ne semble être qu’une rumeur, identique à celle qui a uni Carla Bruni et Benjamin Biolay sous le mandat de Nicolas Sarkozy. » Et Voici d’ironiser : « Si malgré notre professionnalisme nous étions passés à côté du scoop du siècle, que vous êtes “la copine de l’amie” qui a vu, de ses propres yeux, vu François Hollande, etc., contactez-nous. Pareil si vous avez une photo du yéti, du loch Ness ou un plan de métro de l’Atlantide. » Il y a des fois où des journalistes en se relisant doivent se mordre les doigts… Mais Voici n’est pas le seul magazine à avoir adopté cette ligne de prudence. Gala est tout aussi retenu. Et Closer ? Eh bien Closer ne se différencie nullement. Le 29 mars 2013 (le même jour que Voici), le journal qui commente le dépôt de plainte de l’actrice emboîte le pas à ses concurrents : « Julie Gayet n’est pas la première à réagir à ce qui s’apparente à une légende urbaine… Il y a quelques mois, c’est Benjamin Biolay et Carla Bruni qui s’étaient retrouvés concernés par l’une de ces mystifications. »
Fin mars 2013, l’opération déminage menée conjointement par l’Élysée et Julie Gayet est donc un incontestable succès. La porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, va même jusqu’à soutenir en direct à la télévision la démarche de la comédienne, déclarant qu’elle la trouve absolument « normale ». Sur les plans médiatique et politique, la partie semble gagnée. François Hollande a eu de la chance. Il a profité à plein de l’« effet Sarkozy-Bruni-Biolay ». Les journalistes, y compris de la presse people, ne veulent pas être accusés une seconde fois d’être tombés à pieds joints dans le piège de la rumeur. À ce « traumatisme » vient s’ajouter la personnalité du nouveau chef de l’État. Pour qu’une rumeur prenne dans l’opinion, tous les sociologues le soulignent, il faut qu’elle soit crédible. Comment imaginer Hollande, avec son allure potelée et son air bonhomme en don Juan des temps modernes, naviguant dans une double vie faite d’intrigues, de rendez-vous secrets et d’appartements discrets ? Nicolas Sarkozy, le sportif hyperactif, le survolté, le « bling-bling » avait le profil ; François Hollande, le président « normal », non. Tout le monde se trompait.
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