A partir du 15 août 1944, 230 000 soldats des forces françaises débarquent en Provence pour participer à la libération de la France. Plus de la moitié sont des soldats africains. Récit.
« Nancy a le torticolis »… « Le chasseur est affamé »… Ce 14 août 1944 en début de soirée, comme elle le fait depuis bientôt trois ans, Radio Londres diffuse ses messages personnels à la résistance française. Dans le sud du pays, ceux-là ont une résonance particulière : ils annoncent le début du débarquement de Provence. Peu après minuit, les hommes de la 1st Special Service Force américaine et des commandos d’Afrique posent le pied sur le sol français. Les premiers neutralisent les batteries allemandes des îles d’Hyères, les seconds celles du Cap-Nègre. L’opération Dragoon est lancée.
Elle a été validée lors de la conférence de Téhéran en novembre 1943, en même temps que le débarquement en Normandie. Les Britanniques y étaient opposés, préférant que la libération de l’Europe soit menée depuis l’Italie. Initialement baptisées Anvil (enclume, en anglais) et Sledgehammer (masse), les deux offensives devaient se dérouler en même temps pour prendre l’armée allemande en tenaille. Repoussée par manque de péniches de débarquement et pour assurer la prise de Rome, l’opération provençale a tout de même été maintenue, contre l’avis de Churchill.
Une mosaïque de la France libre
Quelque 350 000 combattants ont été mobilisés, dont plus de 230 000 hommes placés sous les ordres du général de Lattre de Tassigny au sein de l’Armée B. Il s’agit pour l’essentiel de soldats du Maghreb. S’y retrouvent aussi des Français évadés de Métropole, des troupes venues d’Afrique subsaharienne, d’Indochine, de Nouvelle-Calédonie, du Levant… « C’est la mosaïque de la France libre, de tous ces territoires qui se sont ralliés au général de Gaulle, à laquelle se joignent le bloc maghrébin et l’Afrique occidentale française », remarque l’historien Julien Fargettas, auteur de Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945.
Parmi les soldats venus d’Afrique, rares sont ceux à s’être enrôlés volontairement. Ce sont souvent des conscrits ou des hommes que l’armée est allée chercher dans leurs villages. « Chez nous, il n’y avait pas de volontaires. On recrutait les gens de force dans leurs villages,confirme le caporal burkinabè Bouakal Lourba au micro de RFI en 2014. Avant de partir à la guerre, on nous a montré comment utiliser un fusil. Comment le démonter, comment le remonter. Mais c’est tout seuls qu’on a appris à se protéger pendant les combats. » Lorsqu’ils débarquent en Provence, beaucoup ont déjà l’expérience du feu. Ceux d’Afrique du Nord ont pour la plupart participé à la campagne d’Italie, ceux de la 9e division d’infanterie coloniale au débarquement de l’île d’Elbe quelques semaines plus tôt. Les plus anciens, eux, ont à leur actif une multitude d’opérations : l’Erythrée, le Tchad, la Libye, la Tunisie…
Ce 15 août à 8h du matin, les premières vagues d’assaut alliées déferlent sur les plages Alpha, Camel et Delta, entre Cavalaire et Saint-Raphaël. Des milliers de parachutistes largués pendant la nuit à l’intérieur des terres se sont chargés d’en bloquer les voies d’accès avec l’aide des Forces françaises de l’intérieur (FFI), avant que navires et avions n’écrasent les défenses allemandes sous un déluge de bombes.
L’Armée B débarque le lendemain. Alloua Mokrane, 21 ans à l’époque, se souvient de la violence des combats et la panique qui gagne alors les soldats. « La moitié ont été jetés à la mer. C’était le débarquement à la nage », raconte le vétéran algérien en 2014 à RFI. Les libérateurs progressent vite. Ils occupent désormais une poche de plus de 30 km de profondeur. Le 17 août, Hitler donne l’ordre à la XIXe armée allemande de se replier vers le nord. Seules les divisions installées à Toulon et Marseille doivent tenir coûte que coûte.
Marseille et Toulon
C’est aux troupes françaises que revient la lourde tâche de libérer les deux grandes villes portuaires, tandis que les forces américaines remonteront vers l’Isère et la vallée du Rhône. Le plan initial ne prévoit le déclenchement de l’attaque contre Toulon que quinze jours après le débarquement, une fois qu’assez d’hommes, de matériel et de munitions auront été acheminés. « Or, dès le 18 août (…) il faut se décider, écrit le général de Lattre de Tassigny. Toulon sera donc attaqué immédiatement, au galop de charge, avec les seuls moyens disponibles. Seize mille combattants sont à pied d’oeuvre avec trente chars et quelques batteries. En face, les Allemands disposent de l’ordre de 25 000 soldats et marins, solidement retranchés dans les puissants ouvrages, hérissés d’armes automatiques et garnis de 250 canons, de notre plus grand port de guerre. »
La bataille de Toulon commence le 19 août. Elle va durer une semaine. Les combats sont âpres. « On a trouvé de la résistance, et il y a eu un peu de casse », euphémise le vétéran algérien Alloua Mokrane lorsqu’il témoigne en 2014. « A Toulon, il y a eu beaucoup de morts allemands. Il a fallu trois jours pour enlever les cadavres », se remémore l’ancien combattant sénégalais Issa Cissé dans un webdocumentaire publié sur RFI la même année.
L’attaque de Marseille, qui ne devait débuter qu’une fois Toulon tombée, a été également avancée pour surprendre l’ennemi. Le général de Monsabert conduit l’offensive en s’appuyant sur les tirailleurs algériens et les goumiers marocains. Le 21, ils font sauter le verrou d’Aubagne et atteignent le lendemain la périphérie de la Cité phocéenne. Le 23, les tirailleurs algériens sont dans la ville aux côtés des FFI. Les positions allemandes cèdent l’une après l’autre et le 28, le commandant de la 244e division allemande remet au général de Monsabert l’acte de capitulation. Le même jour, à Toulon, l’amiral Ruhfus se rend au commandant de la 9e division d’infanterie coloniale. La capture des deux villes s’est faite avec plus d’un mois d’avance sur les prévisions.
Partout où elles passent, les troupes coloniales reçoivent un accueil enthousiaste de la part de la population libérée. Un peu trop, d’ailleurs, au goût du commandement français. « Il y a toujours le tabou de la liaison entre l’individu colonial et la femme française », note l’historien Julien Fargettas. Tandis qu’une partie des forces alliées continue le combat dans les Alpes maritimes, l’autre remonte vers le nord : Grenoble, Lyon, la Bourgogne puis les Vosges où l’armée allemande stoppe net leur avancée.
Le « blanchiment » de l’armée
Les combats s’enlisent. Et durant l’automne et l’hiver 1944, les soldats noirs de l’Armée B – désormais baptisée 1re Armée – sont progressivement remplacés par des combattants blancs issus de la résistance ou récemment engagés. Un an plus tôt, un « blanchiment » similaire a été pratiqué au sein des troupes du général Leclerc. « Quand il arrive en Tunisie, après avoir traversé le Tchad et la Libye, l’ambition du général de Gaulle est qu’il prenne la tête d’une unité de blindés moderne. Pour l’équiper, il se tourne vers les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Mais Washington refuse que cette nouvelle unité accueille des soldats africains, rapporte Julien Fargettas. Il y a indéniablement une volonté d’écarter les soldats noirs. Mais les Américains estiment également que dans une unité blindée moderne et donc technique, des soldats africains qui sont pour la majorité d’entre eux analphabètes n’ont pas leur place. »
Cette fois, les raisons sont tout autres. Il y a d’abord les conditions climatiques exécrables auxquelles les troupes sont soumises, et qui affectent particulièrement les soldats africains, mais aussi une volonté d’impliquer les jeunes Français dans la libération de la France et enfin une inquiétude concernant l’influence des idées propagées par les milieux communistes sur le moral des troupes africaines. L’armée française est si démunie que les soldats africains doivent céder leur uniforme à ceux qui les remplacent. En échange, on leur remet de vieilles frusques ou des tenues de l’armée allemande.
« Mais la guerre ne s’arrête jamais pour les Africains. Même s’ils sont retirés du front en 1944-45, c’est eux qu’on retrouve dans le Constantinois en 1945, à Damas contre les nationalistes syriens puis à Madagascar pour réprimer l’insurrection, en Indochine, en Algérie… », remarque l’historien Julien Fargettas. Les indépendances africaines sonnent le glas des tirailleurs. Pour ces soldats qui n’ont jamais cessé de servir la France commence alors un nouveau combat : la reconnaissance de leurs droits.
Publié le 15-08-2019