Au Mali, la France a favorisé une fiction de démocratie depuis… 1991

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Par DANIÈLE ROUSSELIER Ecrivaine

 

J’ai occupé le poste d’attachée culturelle à Bamako de 2007 à 2009 et je voudrais, au moment où la guerre s’installe durablement au Mali, montrer à travers quelques exemples l’aveuglement de la France. Et donc sa responsabilité partielle dans l’engrenage qui a mené à cette guerre.

 

Att-AOK
Les présidents Amadou T. Touré et Alpha O. Konaré

Le Quai d’Orsay, comme notre représentation diplomatique sur le terrain, a soutenu et a favorisé une fiction de démocratie au Mali, pays supposé paisible et consensuel. Nous avons fermé les yeux sur le clientélisme, la corruption, l’absence de tout débat véritable. Avec, en parallèle et en lien de cause à effet, le glissement du débat vers la sphère religieuse et la montée de l’islamisme, non seulement dans le Nord mais à Bamako même.

 

Depuis 1991 et la conférence de La Baule sous François Mitterrand, le Mali était devenu le faire-valoir d’une politique française différente en Afrique de l’Ouest. Il ne fallait pas ternir l’image du Mali «bon élève» – où un militaire, le futur président Amadou Toumani Touré (ATT), avait rendu le pouvoir aux civils – au mépris de la réalité quotidienne sur le terrain.

 

Je me contenterai de rapporter certains faits ayant jalonné mon séjour.

 

Dès septembre 2007, j’ai participé à un déjeuner avec un officier des renseignements responsable de la lutte antidrogue. Au milieu du repas il nous a expliqué que Bamako était devenu la plaque tournante mondiale de la drogue en provenance de la Colombie. La cocaïne remontait ensuite vers la Méditerranée en traversant le Sahara. Information sidérante qui ne me sembla pas considérée par l’ambassade comme un élément essentiel d’analyse de la situation politique du Mali.

 

En novembre 2009, les autorités maliennes ont tenté de camoufler l’incendie en plein désert, près de Gao, d’un Boeing 727 transportant six tonnes de cocaïne «évaporée» dans les sables. L’affaire du Boeing «Air Cocaïne» a révélé ouvertement à la fois que le paisible Mali était bien devenu le carrefour du trafic de drogue en Afrique et, plus grave, que les trafiquants avaient bénéficié de complicités dans l’administration et dans l’armée au plus haut niveau. En a-t-on pour autant tiré toutes les conséquences sur la nature profondément corrompue du régime d’Amadou Toumani Touré, faisant le lit des trafiquants de drogue et favorisant par là le narcosalafisme avec les conséquences que l’on sait sur le fragile équilibre avec le Nord et les Touaregs ?

 

J’ai assisté à des élections législatives et municipales à Bamako. Certes, les campagnes et les scrutins se déroulaient dans le calme et le respect des règles. Mais tout se jouait en amont : clientélisme et pots-de-vin.

 

Je m’étonnai un jour auprès d’une amie teinturière de «bazins» (tissus traditionnels) qu’elle vote pour un candidat à la mairie notoirement corrompu alors qu’elle ne cessait de dénoncer avec virulence la corruption de la classe politique. Elle me répondit que ce candidat lui avait promis de ne pas faire appliquer dans sa rue le règlement antipollution. Car Aïwa la teinturière et ses co-épouses déversaient chaque jour dans les rigoles de Bamako des seaux de teintures chimiques très toxiques. Quand je relatais divers faits de cette nature à mes collègues de l’ambassade, on me répondait que cela n’entachait en rien le processus démocratique au Mali. Le mythe de la «bonne gouvernance» avait la peau dure.

 

Dans le même temps, le débat démocratique n’existant pas en raison de l’analphabétisme, de la misère et de l’autocensure des médias, les seuls lieux de parole avaient pour cadre la mosquée, et les seules manifestations de rues possibles étaient organisées par les imams. L’exemple le plus frappant en fut l’immense manifestation d’août 2009 à Bamako, déclenchée par l’imam wahhabite Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique, en réponse au code de la famille promulgué par Amadou Toumani Touré et qui offrait des droits nouveaux aux femmes, en contradiction avec la charia. La manifestation fut si vaste que le gouvernement, laïque, choisit de reculer.

 

Fermer les yeux sur la faiblesse du régime, couvrir la corruption, voire la favoriser… j’en fus non seulement témoin mais aussi actrice involontaire.

 

J’eus la chance, à mon arrivée, de disposer d’une grosse enveloppe financière (FSP) pour soutenir certains projets culturels d’envergure devant être portés par les Maliens eux-mêmes. Ces sommes ne pouvaient être allouées que sous des conditions très strictes, contrôlées par Paris, de manière à limiter abus, gabegie et passe-droits divers. Fraîchement nommé, le ministre de la Culture me présenta un projet à prétention «archéologique» de protection d’une mosquée à Gao, région dont le nouveau ministre était l’élu.

 

J’expliquai à mes supérieurs que je refusais d’allouer les 60 000 euros demandés qui serviraient à «arroser» l’électorat du ministre. Etant donné les conditions très strictes d’attribution des fonds, il était aisé de lui expliquer, sans blesser sa dignité ni risquer un incident diplomatique, que sa mosquée ne pouvait bénéficier de l’aide française. Mais l’intéressé ne voulant rien entendre, je décidai d’organiser un déjeuner en petit comité à la Résidence pour que l’ambassadeur lui-même lui explique que sa demande ne pouvait en aucun cas «entrer dans le cadre» de notre aide culturelle.

 

Alors que, pendant tout le déjeuner, j’expliquai pour la énième fois au ministre que sa demande de subvention était «techniquement»irrecevable, quelle ne fut pas ma surprise, au dessert, d’entendre mes supérieurs lui accorder la somme exigée ! Demandant des explications une fois le ministre parti, on m’expliqua que je n’avais «pas le choix» !Ce qui, je le maintiens, était faux.

 

Je décidais, de mon propre chef, de ne donner que 30 000 euros pour la mosquée. Le ministre ne s’en offusqua pas et m’appela désormais sa«petite étoile».

 

Un an plus tard je chargeais une personne allant à Gao de prendre des photos des «travaux de préservation» de la mosquée. Rien n’avait bougé, évidemment.

 

La France n’était, certes, pas la seule à fermer les yeux. L’aveuglement fut international : on avait trouvé un pays à qui dispenser l’aide, et les bailleurs de fonds comme les ONG se précipitaient sur ce pays modèle dont la façade démocratique a volé en éclats lors du putsch du 22 mars 2012.

 

Etant aussi chargée de suivre l’enseignement secondaire et supérieur, j’ai pu constater que, malgré notre aide et celle de l’Union européenne, la situation, déjà catastrophique, ne faisait qu’empirer. Le niveau du français (langue officielle) baissait et l’analphabétisme, du fait de la croissance démographique, progressait. La voie était ouverte au salafisme qui développait ses écoles coraniques.

 

Dans le même temps, le «poste» se félicitait du dynamisme culturel du pays. Cultures-France, émanation du ministère des Affaires étrangères, organisait de brillants et coûteux festivals (festival Etonnants Voyageurs, Biennale de la photographie) dans le but officiel de promouvoir cette créativité malienne alors que ces manifestations servaient principalement à faire venir au soleil – pendant le long hiver parisien – divers apparatchiks du monde français de la culture.

 

Surtout, plus grave pour le pays, une grosse partie de l’argent partait dans les poches de certains «opérateurs culturels» locaux. Et nous le savions.

 

Ainsi, au nom de la «bonne gouvernance», nous avons été complices d’un Etat malien prédateur, appuyé sur une «société civile» artificielle profitant de la faiblesse et de la corruption du régime pour s’enrichir à vive allure sur le dos du pays.

 

Des chercheurs remarquables travaillent pourtant sur le Mali. Bien avant 2012, ils analysaient avec pertinence la situation sociale et politique du pays, les risques de basculement dans la violence, la montée de l’islamisme. Mais ces analyses n’étaient pas prises en compte, ou si peu, par le Quai d’Orsay et l’Elysée. Elles se perdaient en route dans les sables de l’administration.

 

Le travail diplomatique privilégie la procédure et l’administratif au détriment de la recherche de terrain. Cette déperdition considérable est aggravée par l’insuffisance croissante des investissements dans la recherche sociale sur les mondes musulmans, ce qui nous place derrière les Etats-Unis et nos partenaires européens.

 

Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, semble conscient des faiblesses de notre prospective puisqu’il a décidé de renforcer l’ancienne direction, rebaptisée Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (Caps) qui devra fournir toute une série d’avis sur le monde de demain.

 

On ne peut qu’espérer que le savoir considérable accumulé par les chercheurs français sur l’Afrique soit enfin pris en compte et utilisé pour l’action. Mais on peut en douter quand on sait que le 27 février, à l’Assemblée nationale, le même Laurent Fabius a appelé à des élections au Mali «le plus rapidement possible», montrant par là une parfaite méconnaissance du terrain, malgré les notes fournies par certains experts.

 

Dernier ouvrage paru : «Seule, journal de deuil», éditions Léo Scheer, octobre 2012.

 

Source: Libération 5 mars 2013

 

 

Commentaires via Facebook :

11 COMMENTAIRES

  1. Dites moi où en Afrique ou la démocratie n’est pas fragile ? Il fallait combien de siècles pour que la France devenait une démocratie républicaine ? La France est pointé en Europe comme corrompu dans l’attribution des marchés publics. Alors, pas de leçon. Balayez devant votre porte d’abord.

  2. l’islamisation est la seule issue favorable à tous ses maux.
    Quand les gens ne se recommandent pas le bien et s’interdire le mal Allah enverra une calamité qui n’épargnera personne.

  3. D’accord avec l’analyse ,sauf qu’il n’y a jamais eu de bonne élection au Mali.
    Votre honnêteté intellectuelle et votre courage devaient vous permettre d’évoquer ça.
    Le peuple a assister impuissamment au jeu de poing-pong entre Alpha et ATT et encouragé par la France et les USA.
    Le même jeu se préparait en 2012,sauf que Dieu a veillé sur le Mali.
    Honte à Alpha et ATT et à tout le FDR.

  4. D’accord avec l’analyse ,sauf qu’il n’y a jamais eu de bonne élection au Mali.
    Votre honnêteté intellectuelle et votre courage devaient vous permettre d’évoquer ça.
    Le peuple a assister puissamment au jeu de poing-pong entre Alpha et ATT et encouragé par la France et les USA.
    Le même jeu se préparait en 2012,sauf que Dieu a veillé sur le Mali.
    Honte à Alpha et ATT et à tout le FDR.

  5. Une catastrophe absolue pour le Mali ces deux! 😈 😈 😈 plus j’analyse les comportement irresponsable de AOK et ATT plus je me dis qu’on doit se considere heureux et remercier Dieu d’etre meme a vie apres le passage desastreux de ces deux depostes 😈 👿 Cest absolument l’imposture du siecle.

  6. France Mali c’est maitre et son élève mais seulement ici le maitre a été toujours égoïste.votre écrit le témoigne.la France a peur de perdre son intérêt et son utilité si son élève venait à mieux comprendre la leçon. le cas de la teinturière est l’illustration parfaite de l’incivisme qui sévis au mali. individualisme, personne n’a le souci de l’intérêt commun. mais l’on lutte cas même avec ce slogan pour mieux cacher sa vraie vision qui reste toujours personnelle. le Mali changera quand:
    – le peuple comprendra que le politique est à son service et non le contraire
    – le peuple va exiger de l’homme politique de résultat sur les projets de société qu’il a défendu pour avoir leur voie au élection.
    – les citoyens vont intéressés à la gestion des affaires publiques de façon objective et positive pour le pays.
    – le peuple va arrêter de penser que quelqu’un d’autre doit faire le changement à sa place car le pourcentage qu’un peuple doit s’attendre de l’extérieur ne doit pas être supérieure à lui sa capacité d’apport sinon il n’est plus maitre du jeu.

  7. LE PROBLEME DU MALI C’IMMATURITÉ INTELLECTUELLE DE SES DIRIGEANTS Á TOUS LES NIVEAUX DE L’ADMINISTRATION NATIONALE ET CELA SE MODULE SYSTÉMATIQUEMENT AU MENSONGE DE BASSE QUALITÉ SOUTENU PAR UNE RELIGION DITE MUSULMANE QUI NULLE PART AU MONDE N’A ÉTÉ SOURCE INSPIRATRICE DE DEVELOPPEMENT SOCIAL, ÉCONOMIQUE OU SPIRITUEL.
    LE MALI EST Á REFONDER ET LE MALIEN EST Á REFAIRE.

    MERCI DANIÈLE ROUSSELIER, VOUS ETES UNE AMIE DU PEUPLE MALIEN AU MEME TITRE QUE LES SOLDATS QUI TOMBENT DE NOS JOURS,TOUTES NATIONALITÉS COMPRISES, CAR VOUS USEZ DE L’ARME DONT VOUS POSSEDEZ POUR AIDER LE MALI:VOUS DITES LA VÉRITÉ POUR EXPRIMER VOTRE AMOUR ET VOTRE SOUTIEN AU PEUPLE MALIEN.

  8. Que la France et les donateurs aient joué un rôle est irréfutable, mais le principal responsable reste et demeure le malien sur toute la ligne. La jeunesse a préféré avoir sa part et se taire pour compromettre son avenir. La classe politique a négocié ses installations et sorties honorables et refuser son rôle de bâtisseur de la nation. Une société civile composée d’anciens politiciens et membres cachés des parties politiques dits grands se sont autoproclamés salvateur du peuple pour l’endormir et lui voler davantage.
    Cette crise doit nous amener à revoir notre modèle de société et nous propulser vers un avenir radieux et meilleur pour un Mali que nous aimons développé et porteur d’espoir pour les nations. Nous pouvons faire de ce Mali une vrai démocratie et une nation diversifiée et riche de cette diversité. Comme un tapis doit sa beauté de multiplicité des couleurs, le Mali doit sa puissance de la diversité de ces fils et cultures.

  9. Mme ROUSSELIER, vous aviez tt dit, vécu…la preuve de vos analyses, c´est l´image actuelle du pays. Vs annonciez un seul ex. de 60.000,€, dc on peut imaginer q des cas de millions d´€ ont tjrs existé et furent traité de la sorte…l´histoire vs donne raison sur tt la ligne…

  10. Vos observations ciblent la quitescence de la stratégie d’obstacles posés, par cupidité abusive de tous genres, à tout développement qui devrait toucher notre territoire à cause de l’absence de tout esprit d’émulation continentale des dirigents voyous.
    En tout cas pour nuire à ces irresponsabilités il faudrait tout simplement voter une décision commune tendant à géler dans les banques internationales les deniers publics détournés qui sont sortis du circuit de développement national d’un pays en proie des voyous dont ils sont complices.

  11. Bel article Mme ROUSSELIER , vous avez tout dit . La corruption et la gabégie sont à tous les niveaux au Mali . Le Mali est devenu la plaque tournante du trafic de drogue en direction de l’Europe . Bien sûr , la France a encouragé et même favorisé ce désordre organisé en fermant les yeux sur ces différents agissements parce qu’elle y trouvait son compte . Si aujourd’hui , cette même France vole au secours du Mali , cela est tout à fait normal .
    Le Mali nouveau a besoin des femmes et des hommes intègres , compétents et visionnaires soucieux du bien-être des populatios maliennes .

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