Chaque année, comme une routine, le Vérificateur général et les autres structures de contrôle des deniers publics alignent les rapports et rapportent les histoires d’horreur : en moyenne, plus de cent milliards de francs CFA sont volés aux contribuables.
D.T. est un jeune entrepreneur. Ayant quitté très tôt les bancs de l’école, il a opté pour la passion de sa vie, la menuiserie. Il a ouvert son atelier dans un quartier populaire de Bamako, à quelques encablures de la maison paternelle. A force de courage et de persévérance, il s’est fait une niche. Il ne roule certes pas sur l’or, mais dans le contexte malien, il peut être considéré comme un entrepreneur qui s’en tire bien.
La première fois qu’il a entendu parler de l’ANPE, c’était au début de l’année 2007. Un ami d’enfance est venu le voir pour lui refiler un « bon coup ». La boîte, à l’époque dirigée par Iba N’Diaye, l’actuel ministre de l’Emploi et de la formation professionnelle, voulait acquérir du mobilier de bureau. Il s’agissait de : 10 armoires métalliques, 09 bibliothèques, 08 bureaux dits « demi-ministre » 2 bureaux « demi-ministre aller-retour », 30 chaises métalliques, 54 chaises visiteurs, 10 fauteuils « demi-ministre », 11 fauteuils ministres, 12 fauteuils secrétaire, 30 tables d’ordinateur et un tableau d’affichage. D.T. écrit au Directeur général de l’ANPE et dans une correspondance datée du 09 mars 2007, ce dernier lui répond qu’il est autorisé à participer à l’appel d’offres. A l’ouverture des plis, il apprend qu’il a perdu et que le marché est offert à un certain Kanté, un sortant de l’ENA et propriétaire d’une quincaillerie. « Je le connais, ce n’est pas un professionnel, il a juste quelques individus qui travaillent pour lui et il sous-traite ce genre de marché à de vrais menuisiers» regrette D.T. Ce Kanté, il en entendra encore parler, et hélas, amèrement.
En septembre 2007, la même connaissance lui passe un nouveau tuyau sur un autre marché de l’ANPE en lui jurant que cette fois, il s’agit du jackpot et que la mésaventure de mars ne se reproduira pas. L’organisme veut s’équiper au complet, démarrer ses activités de formation et surtout, ne pas faire pâle figure face aux visiteurs étrangers et aux bailleurs de fonds. Les dirigeants voulaient du matériel beau, bien fait et résistant. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il suit son ami sur les traces de ce marché ainsi défini : 400 tables des auditeurs, 400 chaises auditeurs, 20 tables des professeurs, 20 chaises des professeurs et 04 tables de travail. « Mon ami et moi, sommes allés voir le DAF, pour lui manifester notre intérêt une première fois. Lors de notre deuxième visite à l’ANPE, nous avons été reçus par MM. Niakaté, Kamaté et un autre que j’ai oublié. M. Kamaté nous a prévenus : il ne veut pas de pacotilles dans sa cour et nous devons travailler dans les règles de l’art ! » Partis satisfaits de la rencontre, les deux amis se mettent au travail.
Quelques semaines plus tard, ils fournissent à l’ANPE un échantillon de leur travail. Les tables et chaises, faites de bleu et de blanc, se mariaient allègrement aux couleurs du bâtiment de l’organisme d’insertion professionnelle. « Les dirigeants de l’ANPE, dans leur ensemble, étaient ébahis. Certains ont même osé la question : Comment des artisans maliens pouvaient effectuer un tel travail et sur place ? » Après cette exposition, plus aucune nouvelle. Il ne se passe rien ! Tous les appels téléphoniques sont restés sans suite. Las d’attendre, D.T. récupère ses échantillons et les ramène à son atelier. Kanté appelle l’ami de D.T. et demande les raisons pour lesquelles les spécimens ne sont plus à l’ANPE. Il veut en avoir sous la main. L’artisan lui répond que le mobilier est le fruit d’un travail artistique et que s’il veut des échantillons, il devra payer 400 000 Cfa pour chaque unité à « titre de droits d’auteur ». La discussion tourne court.
Puis, un jour, D.T. reçoit un coup de fil de… M. Kanté qui veut un entretien urgent. « Il m’a dit : j’ai vu ton travail à l’ANPE et il est formidable. Je veux qu’on soit ensemble pour la suite. » Il ajoute qu’il collabore déjà avec l’Agence et que tous les marchés de ce type passent par son canal. M. Kanté et D.T. se rencontrent. Le premier prend note des prix proposés par son interlocuteur et promet de le rappeler. Kanté précise à son « ami » que la commande en cours n’est pas incluse dans le budget de l’ANPE (exercice 2007) et que les paiements ne seront effectifs qu’en 2008. Les deux s’entendent sur une première tranche de marché, soit 60 chaises et des tables dans la même quantité. Les formations doivent débuter et il faut avoir du mobilier disponible. « Dès que nous sommes tombé d’accord, le bon de commande est sorti pour ce marché » s’étonne aujourd’hui D.T. Il s’agit du bon N° 00150 daté du 17 octobre 2007 et signé du directeur général. Aucun montant n’y est indiqué et nous verrons pourquoi…Et aucune lettre contenant les détails et les spécifications n’accompagnent le document. L’entrepreneur réussira, de peine et de misère, à se faire payer et ce sera, malgré les félicitations et les éloges, son … dernier marché avec l’ANPE.
Après cette commande pour parer au plus urgent et rendre l’organisme plus fonctionnel, les patrons de l’ANPE que D.T. rencontre lui disent que le reste du marché ne sera plus attribué de gré à gré mais fera l’objet d’un appel d’offres public. « Curieusement, M. Kanté me contacte de nouveau et me dit qu’il sera le gagnant de l’appel d’offres, que ce n’est pas la peine de déposer un dossier, nous travaillerons ensemble. » J’ai refusé de postuler et je ne voulais rien savoir encore. Et il a eu raison ! Après « dépouillement », M. Kanté est déclaré gagnant du marché.
Le problème réside en l’expertise du « gagnant ». Il ne sait pas faire le travail et les grands patrons de l’ANPE, le ministre de l’Emploi en tête, ont vu les échantillons et ne veulent que le matériel de D.T. M. Kanté reprend alors contact avec D.T. et lui propose de devenir son sous-traitant. « Le premier devis approuvé était de 55000 francs Cfa pour la paire table deux places et banc de même capacité. Il commence à marchander et m’informe qu’il doit payer des pots-de-vin à des tas de gens et qu’il ne peut consentir que 35 000 francs CFA par unité, incluant la TVA. Je lui explique alors que cela se répercutera sur la qualité du travail et les gens de l’ANPE n’auront pas le produit comme les 60 premiers. Il a répondu que la qualité lui importait peu, seule le coût l’intéressait. En calculant à rabais plusieurs produits et en diminuant les sommes à payer à mes apprentis, j’ai accepté le marché » explique D.T. qui croyait l’affaire conclue.
M. Kanté revient encore dans le décor pour demander, cette fois, une ristourne en cash de… un million de francs Cfa. Un larron de dernière minute serait entré dans la combine et il exige sa part du magot. Après un calcul rapide, D.T. refuse la proposition : « Je lui ai dit que la dernière marge de manœuvre qui me restait, même en jouant sur certains composants et en commandant de la matière première moins indiquée, est de 500 000 Cfa. Au-delà, non seulement je ferai des pertes mais la réputation de mon atelier en pâtira. » Suite à la p.5
Suite de la p.4
Au départ donc, le total du marché était d’environ 24 millions pour 55 000 francs l’unité, ensuite il est descendu à 14 millions pour 35 000 l’unité, donc 10 millions de francs Cfa disparaissent en route dans des poches. Pour une commande « normale », dix millions se volatilisent. Qu’en sera-t-il pour les marchés qui se chiffrent en centaines de millions ou en milliards ? Mais, M. Kanté n’est pas du genre sentimental. Il veut son million de plus, pas un sou de moins. D.T. craque et abandonne la partie : « J’étais complètement dégoûté, écoeuré et l’arrogance du bonhomme en disait long ! »
Le démarcheur se rabat alors sur un menuisier bien connu de D.T. à qui il sous-traite le marché dans ses propres conditions. «Cet entrepreneur n’a ni les outils ni l’expertise pour faire le même travail. Selon ses dires, Kanté lui a suggéré de venir me voir pour obtenir des informations techniques, notamment la manière de faire le dossier des chaises pour les rendre ergonomiques. Il faut éviter les chaises qui font mal au dos. Il est venu me demander ces renseignements et j’ai refusé de coopérer. J’ai même caché mes chaises et interdit à mes apprentis de parler à des gens qu’ils ne connaissent pas ou de donner des informations sur mon travail. »
M. Kanté fera la livraison de ses produits à l’ANPE et malheureusement, le verdict aussi sera sans appel, selon l’ami de D.T. à l’origine du marché : « Deux patrons de l’ANPE m’ont rencontré fortuitement et m’ont dit : Voilà ce que nous craignions, vous avez eu le marché et vous nous avez livré de la pacotille. » Les interlocuteurs en question étaient sidérés d’apprendre alors, séance tenante, que D.T. et son ami n’avaient pas eu le contrat.
D.T. est un jeune entrepreneur qui croyait tenir sa chance. Il a investi des centaines de milliers de francs pour s’offrir les outils les plus performants. Il a embauché un spécialiste en dessin industriel pour faire ses présentations et il a acheté un appareil photo à 300 000 Cfa pour numériser ses créations. Le résultat final n’a été qu’une déception. Amer, il conclut : « Le seul marché d’envergure, valant des millions, que j’ai pu décrocher, c’est à Sadiola et je l’ai eu parce que celui qui en avait le contrôle était un Blanc, un étranger. Il a mené l’opération avec sérieux et honnêteté. J’ai pris la résolution définitive de ne plus jamais dépenser un sou dans la recherche de marché public malien. C’est une perte de temps et d’énergie. Même pour se faire payer, il faut encore engraisser les sangsues.»Combien d’entrepreneurs, de commerçants ou hommes d’affaires ont ainsi renoncé, laissant le champ libre aux prédateurs qui ne demandent pas mieux ? Leur devise est simple : Me, I and Myself !
OPTION
NDLR : Nous avons tenté, à deux reprises, de rencontrer le directeur général de l’ANPE et/ou le directeur général adjoint pour avoir la version officielle de leur structure à propos de cette affaire. Sans succès. Ils sont toujours soit « en déplacement » soit en « réunion » ailleurs. Nous avons laissé nos coordonnées au secrétariat. Aucun rappel, non plus. Le besoin de livrer une information provenant des deux sources est essentiel. Il ne peut cependant être comblé sans la collaboration de ceux qui ont la responsabilité de gérer les services publics et les fonds publics mis à leur disposition. La transparence est un devoir pour tous.