J’espère que les lecteurs les plus exigeants me pardonneront mes manières peu académiques de philosopher, mais il s’agit là de « philosophie par l’expérience », que chacun, à mon sens, devrait humblement faire valoir, quelles que soient sa formation et sa culture livresque. Disons qu’on philosophe ici « à la corse » (ou plutôt « à la basque », vous comprendrez pourquoi ci-après…) : penser, c’est dynamiter les barrières et voir ce qu’il en reste ! Mais le travail le plus important est celui qui suit, c’est-à-dire mobiliser tous les êtres de bonne volonté pour s’efforcer de préserver et consolider les restes…
À l’époque où j’étais « étudiant » à Bordeaux, entre 2007 et 2009, j’avais eu pour voisin, sans le savoir, le chef militaire de l’ETA (la fameuse organisation indépendantiste basque), Javier Lopez Peña alias « Thierry », un petit homme boulot aux faux airs de pharmacien. Au printemps 2008, la police l’avait délogé de son appartement du cours de la Marne où il était planqué avec trois autres membres de l’organisation. Pour l’anecdote, nous fréquentions avec quelques amis musiciens, dans cette même rue, le bar du Chat qui pêche, où l’on pouvait croiser jusque tard dans la nuit le chanteur Bertrand Cantat, tout juste sorti de prison après le drame passionnel qu’on connaît. Bref, du beau monde réuni, tout ce qu’il y a de plus convenable, dans le quartier bordelais des Capucins !
Ce qui m’avait marqué lors de l’arrestation de « Thierry » et de ses complices – que j’avais suivie par hasard en sortant de ma résidence universitaire miteuse, encore pinté de la veille… –, c’étaient les dégaines radicalement banales des terroristes. Cet écart vertigineux entre l’apparente simplicité des membres de l’ETA et la violence criminelle de leurs attentats allait m’obséder. Comment justifier, au nom d’une cause qu’on pourrait sincèrement qualifier de noble et d’intelligente, l’assassinat de militaires ou d’hommes d’État, parfois d’innocents, par ailleurs maris et pères de famille ? En quoi le sang versé fait-il avancer la cause ?
Si l’on veut être précis et tout à fait honnête, je crois qu’il convient de distinguer absolument le « terrorisme à impact matériel » du « terrorisme à visée meurtrière », dans la mesure où la mort d’hommes ne sera jamais comparable avec de la simple casse, fût-elle symbolique ou digne des plus grands saboteurs. En ce sens, l’on peut admettre par exemple que, porté par une forme d’expression justicière désespérée et l’amour viscéral de sa terre, le terroriste corse en vienne à plastiquer le chantier d’un promoteur véreux qui, par quelques pots-de-vin versés aux élus locaux, bétonise sans aucun scrupule ce paradis naturel qu’est le littoral méditerranéen. Mais, quelle que soit l’étendue des dégâts, les dommages n’en seront que matériels et financiers. En revanche, la mort et la souffrance de gens discréditeraient et dépolitiseraient, de fait, l’action : ce serait, en quelque sorte, sortir du symbole et du spectacle militant pour céder à la haine et au crime, d’autant plus, encore une fois, si les victimes sont innocentes.
En janvier 2015, Paris est la cible du terrorisme islamique avec les attentats des frères Kouachi contre Charlie Hebdo. La veille de son assaut mené à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, Amedy Coulibaly abat une policière municipale à Montrouge, dans la banlieue sud. Hasard, je résidais à l’époque à quelques pâtés de maisons de là et je peux témoigner de la tension quasi surréelle et de l’étrange confusion qui régnaient alors dans les rues de Montrouge et de Bagneux, les policiers eux-mêmes semblant dépassés par cette traque au tireur fou. On apprendra plus tard qu’Amedy Coulibaly, petite frappe bien connue des services, avait assisté, à l’âge de 18 ans, à la mort de son meilleur ami et fidèle complice, tué par un policier lors d’une course-poursuite.
La question que j’aimerais franchement poser à ces djihadistes sous amphétamines et autres kamikazes foireux est la suivante : pourquoi s’en prendre à des inconnus, de simples passants ? Quitte à se faire exploser en public, autant être exigeant avec soi-même et offrir un peu de spectacle à la plèbe en ciblant des lieux de pouvoir ou des rassemblements de personnalités – l’Élysée, le Parlement européen, le sommet du G7, le Festival de Cannes, les locaux de BFM TV ou de LCI… Je veux dire par là que si l’on suivait de façon sérieuse la logique terroriste (que je n’envisage absolument pas comme une option viable, soyons clairs !), ce serait ça, non ?
Hasard encore, en avril 2017, alors que je vis et travaille à Alexandrie depuis plusieurs mois, c’est la cathédrale Saint-Marc, dans un quartier voisin, qui est visée par un attentat à la bombe, revendiqué le jour même par l’État islamique. Le pape copte Tawadros II y célébrait la messe des Rameaux et a pu échapper à l’explosion qui a fait 17 morts et une cinquantaine de blessés. L’Égypte, alors victime d’une série d’attentats contre des églises orthodoxes, était résolue à faire la guerre à Daech autant qu’aux Frères musulmans. Elle n’aura épargné personne… Cela dit, il me semblait que la priorité, en termes de politique anticriminelle, était plutôt d’y sensibiliser les gens à la sécurité au volant, compte tenu de l’impressionnant taux de mortalité routière…
À mon retour d’Égypte, je trouve un poste d’enseignant dans une école privée du 16e arrondissement de Paris. La « clause de confidentialité » de mon contrat de travail (à laquelle, par principe, je tiens !) m’empêche de vous faire part de l’identité des enfants de « stars » que j’ai côtoyés et éduqués (parfois difficilement…), mais je vous prie de croire qu’il y avait là quelques familles de la haute, du monde du spectacle, du sport et de l’industrie notamment. Bref, du pain béni pour tout prof un peu doué qui entend se refaire une santé financière, avec quelques heures de cours particuliers à dispenser ici et là dans les plus beaux apparts de l’Ouest parisien…
J’avais déjà eu affaire, quelques années auparavant dans un établissement du 8e, aux élèves de ce milieu, « fils et filles de », et les deux expériences réunies m’auront fait voir en réalité beaucoup de fragilité et de solitude chez leurs parents, ces personnes surexposées ou ultra-riches, somme toute assez ordinaires. Parfois du dédain caractéristique, mais rarement agressif, parfois une forme de naïveté surannée, comme s’ils se réfugiaient nécessairement dans un monde parallèle. Au fond, l’argent sert peut-être à ça : à éviter les emmerdes.
Si je vous parle de cet épisode de mon parcours, c’est qu’il est lié, encore, à des histoires de terrorisme… Nous sommes en mars 2018. Alors que j’assure, dans cette école du 16e, l’étude du soir, je donne à l’un des élèves du primaire une fiche d’exercices de mathématique comportant une série de problèmes illustrés, dont l’un consiste à effectuer une multiplication pour déterminer le nombre de fenêtres d’un gratte-ciel. Comme l’élève en question me rend son travail et que je m’ennuie ferme, sachant que ladite fiche a de grandes chances de finir à la corbeille une fois la séance terminée, je me mets à y faire quelques « ajouts » de ma mine subversive, complétant chacun des énoncés et son illustration de cet esprit taquin et ce goût de l’absurde que mes amis me connaissent (et qui m’ont d’ailleurs valu un ou deux licenciements de la part d’employeurs peu portés sur la boutade…). Ainsi, pour le problème du gratte-ciel, je dessine spontanément un avion fonçant en sa direction, avec une bulle contenant les mots « Allahu akbar ». Puis j’ajoute la question suivante : « Combien le gratte-ciel comptera-t-il de fenêtres après l’attentat ? ».
Comme je suis assez satisfait de ma production, je décide, au lieu de la balancer, de glisser la copie dans le casier de l’institutrice de l’élève (une collègue que j’apprécie particulièrement), avec pour seule ambition de la faire sourire, n’envisageant à aucun instant que la feuille en question atterrisse dans le cartable du marmot. Vous vous en doutez peut-être, la charmante institutrice, n’ayant chaussé ses lunettes, aura rendu le lendemain sa copie à l’élève qui, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, l’aura par la suite montrée à ses parents… Visiblement pris de panique, ceux-ci auront contacté le commissariat d’arrondissement qui, sur ordre du parquet, aura mobilisé des agents de la brigade antiterroriste pour venir, en nombre, me cueillir à l’école le surlendemain, avec la complicité manifeste de la direction de l’établissement (à moins que cette dernière n’ait signalé en premier l’« incident » à la police ?).
La rue ayant été condamnée à cet effet (privilège de gangster !), on me conduira toutes sirènes hurlantes au comico du coin où je serai immédiatement fiché (avec photos et prise d’empreintes) avant d’être cuisiné par une OPJ désagréable au possible, me sermonnant comme une mère supérieure. À la question « Avez-vous l’intention de vous radicaliser ? », je répondis : « C’est déjà fait, mais pas exactement comme vous l’entendez ». On m’accusait, le plus sérieusement du monde, d’« apologie du terrorisme »… Allons bon !
Heureusement, avec un certain sens de la dérision, on finit toujours, plus ou moins, par s’en sortir. Mais au-delà de la stupidité mesquine de ces gens – qu’il convient sans doute d’expliquer par la peur réflexe du téléspectateur conditionné –, je pensais surtout, à ce moment-là, à l’avenir de la liberté d’expression au pays de Molière, Rabelais, La Fontaine… Pauvre France ! Depuis, il semblerait que ça ne se soit guère arrangé, à l’heure où dénoncer publiquement le bombardement et l’affamement (quel vilain mot !) du peuple palestinien par l’armée d’occupation israélienne peut vous coûter cher, socialement et judiciairement…
Bref, tout ça pour dire qu’il y a des sujets sensibles – ce qu’on peut parfaitement comprendre en pensant aux proches des victimes d’attentats –, mais qu’il est important de continuer à faire les cons, dans les règles de l’art bien entendu, car le pouvoir de déconner est la marque d’un esprit libre (enfin je crois), quelles que soient ses ressources. J’ajoute qu’il est également important de comprendre l’origine de la violence, afin de pouvoir la juguler, y apporter des réponses, pour éviter qu’elle ne se reproduise encore et encore. La condamner ne suffit pas : il faut aussi savoir la prévenir chez ceux qui en ont été victimes.
Non, le terroriste n’est pas un monstre, il fait bel et bien partie de notre humanité. Car derrière chaque terroriste, chaque meurtrier, chaque homme violent, se cache une histoire personnelle douloureuse, faite d’échecs, de frustrations et d’injustices endurées, dont l’État comploteur et ses agents médiatiques peuvent être en partie responsables. À nous d’apprendre à déceler ces failles. Car si la France, pays de l’humanisme et de l’universalisme, ne mène pas cette réflexion, qui aura le courage de le faire ?
Ceux qui ont grandi dans les années 1990 se souviennent de la chanson Zombie des Cranberries, écrite en hommage à deux garçons tués en 1993 lors d’attentats perpétrés par l’IRA, l’organisation paramilitaire nord-irlandaise. Dix-neuf ans plus tôt, en janvier 1974, le guitariste et chanteur Rory Gallagher donnait un concert à Belfast alors que dix bombes avaient explosé la veille à différents endroits de la ville. Tandis que le climat de guerre civile entre l’IRA et l’armée britannique avait poussé la plupart des groupes de rock à annuler leurs concerts, celui de Rory Gallagher fut un moment exceptionnel de paix et de communion : il restera, tant musicalement que politiquement, dans l’histoire. Une manière de dire que la peur ne fait qu’alimenter la violence. Et que la violence ne fait qu’engendrer la violence, même avec les justifications les plus déterminées. La paix étant le plus redoutable des combats.
Signé : Terrorik Dupuis Valder, artiste polyvalent non reconnu, occasionnellement enseignant.
Source: /www.legrandsoir.info