Ibrahim Boubacar Keita nous a quittés le 16 janvier 2022. Au début d’une nouvelle année pleine de défis, l’annonce de la disparition de celui qui fut notre Président, pendant 84 mois, nous a saisis d’émotion respectueuse. Elle a représenté aussi une grande douleur pour tous ceux qui, nombreux, savaient que, retiré dans sa résidence devenue soudain silencieuse, l’homme d’Etat affrontait, dans une quasi-solitude, tranchant avec le bourdonnement apicole du règne, la fin de son destin.
IBK, comme nous l’appelions en raccourci mais avec affection, a voulu rester fidèle à son ambition d’incarner la synthèse entre cette idée de la grandeur mandingue et les hauts faits transmis par les mythes des noblesses antiques gréco-latines. Dans le tumulte et les fureurs qui font l’actualité nationale depuis une décennie, il a cherché, en tout cas essayé, à promouvoir une double réconciliation, d’abord entre les fils du Mali, ensuite, entre ceux-ci et le reste du monde. Tout semble être dans cette manière de tirer sa révérence, digne et courtoise comme pour éviter de troubler la fin de l’odyssée. Lira-t-on dans cet adieu le signe d’un double désir de recoudre le tissu social et d’un appel à la cohésion des acteurs politiques qui dansent au bord du précipice alors que les regarde peiné un pays qui va en lambeaux ? IBK aura tenté de faire sa part même s’il n’a pas tout réussi. IBK aura eu un destin. Son itinéraire, aussi inattendu qu’impressionnant, ne nous offre toujours pas de grille de lecture. Lesquels de nos compatriotes ont pu se faufiler dans nos travées politiques, sans heurter et se hisser au plus haut niveau, sans attirer ni attention ni haine ? Ils sont rares.
Comment ne pas provoquer des ressentiments en s’installant au sommet, à la tête des autres. Comment devenir Ambassadeur, Ministre, Premier ministre, Président de l’Assemblée nationale et Président de la République sans réaction adverse ? Dans l’héritage d’IBK, transparaitront grandeur et générosité, noblesse et compassion malgré le déchainement de la rue au moment où tout semblait malentendu avec celui que l’on attendait sur les cimes de l’histoire en devenir. Laissons l’inventaire ultime au temps, maître de tout. Aujourd’hui partageons un chagrin, comme un hommage dernier à un grand homme.
Par la perception et la réalité apparente, IBK était aussi multidimensionnel que la crise qu’il a affrontée. Il fut qualifié de bourgeois par certains pour son sens du beau et du châtié comme fut mise en épingle sa tendance supposée à l’épicurisme. Pour d’autres, c’était un Occidental parce que familier de Cicéron et d’Hérodote, même s’il ne s’époumonait pas dans la maïeutique de Socrate. Il aggravait son cas, dans un pays où l’éducation était en vrille, en se targuant de ne pas être fâché avec le subjonctif. Par sa confiance dans les hommes (en les hommes eût-il dit), il pensait qu’il s’agissait là d’un exercice naturel. En plus, il n’avait pas comme leitmotiv des proverbes de ses ancêtres. En revanche, il maîtrisait les adages médiévaux, connaissait les rives du Niger et du Bani, du Sankarani et du Bafoulabé. Il eût pu être un trait d’union, comme il l’eût dit lui-même, dans sa langue d’un autre temps et d’un autre lieu.
A la fin de son parcours, on est en droit de se demander si la politique aurait dû être son arène de prédilection. On soupçonne, comme Althusser, un malentendu de combat, comme un décentrage. Imagine-t-on Platon, président de la République, même s’il est l’auteur d’un ouvrage indépassable sur le même thème ? Hérodote nous a appris l’histoire mais ne nous a pas enseigné comment exercer la démocratie au jour le jour pour figurer dans les livres d’histoire. Périclès n’a été qu’un théoricien de la démocratie nous fixant les règles du pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont été expérimentés dans l’histoire, pour dire comme Churchill, le 11 novembre 1947.
Entre l’homme politique qui a demandé nos suffrages en 2013 et encore en 2018 et nous qui lui avons octroyé notre confiance, qui a changé de posture ? En fin de compte, laissons-lui le bénéfice d’avoir fait ce qu’il pouvait de ce qu’il savait.
Avec lui, le Mali accompagne à sa dernière demeure son 4è Président en 62 ans d’indépendance, après Modibo Keïta (1977), Moussa Traoré et Amadou Toumany Touré (2021). Pour ces deux derniers, tous militaires, les Maliens sont toujours divisés sur la place à leur accorder dans l’histoire immédiate, qui est celle des journalistes. La mort d’IBK, leur successeur à la fois lointain et proche, leur ouvrira-t-elle un firmament ? Il est à espérer qu’elle incitera à ce dépassement que les grandes nations acceptent dans les moments de communion où tout semble absous. La mort réunit tout, disait Victor Hugo.
Notre peuple doit poursuivre la course avec des serviteurs compétents, des conseillers sages et même des courtisans désintéressés. La réussite est à ce prix. Elle est à notre portée.
Hamadoun Touré
Journaliste, ancien ministre