La "différence" saluée par les critiques comme le meilleur album World de l’année.
Les hommes n’aiment pas vivre longtemps dans l’idée qu’il y’a une fatalité du malheur. Plutôt que le destin, on préfère accuser l’étranger. Quand on n’a de prise sur les choses, on se venge sur l’autre. Mentalité primitive sans doute. Mais toujours prête à refaire surface dès qu’une occasion précise lui est donnée : cette occasion, c’est la privation de l’espérance.
Mentalité primitive aussi, comme celle qui remonte à cette époque lointaine de ses ancêtres où, devant la fascination mystérieuse qu’exerçait l’or – ce métal si rare et si précieux – sur leur pouvoir dynastique, on procédait bon an mal an à des sacrifices rituels en guise d’offrandes aux divinités sacrées et autres esprits tutélaires de la contrée. La victime idéale offerte ou désignée à cette "vindicte" n’était autre que les albinos considérés alors – si ce n’est pas toujours le cas – par la furieuse imagerie populaire comme des hommes-génies.
Mais plusieurs siècles après ces "hécatombes", pourquoi assiste-t-on encore aux survivances des mêmes pratiques odieuses et archaïques ? Car, malgré les cris de rage, d’indignation maintes fois répétés par de "bonnes consciences", les disparitions pour le moins crapuleuses d’albinos sont signalées dans notre pays et dans plusieurs régions de notre continent, particulièrement dans la région des grands lacs. Et, pourtant, le comble de l’incompréhension est aujourd’hui atteint lorsque, devant ce concert de récriminations, ce commerce macabre et sordidement lucratif semble avoir encore de beaux jours devant lui. Au grand dam du très emblématique Salif Kéïta, impuissant devant la récurrence du phénomène, mais qui ne perd pas cependant sa capacité artistique à vouloir changer les choses en s’attaquant d’abord aux mentalités rétrogrades et mortifères.
Combat noble et héroïque
Cela passe, a-t-il dit, par élever la conscience de tout le monde : les politiques et le peuple africain. Ce combat noble et héroïque, Salif en a fait sa raison d’être. Comme d’ailleurs l’illustre la remarquable chanson – culte Sani Kégniba figurant sur le même album que "Sina" dédiée à son père. En effet, c’est dans cette " allégorie" presque platonicienne, que Salif présente le sacrifice humain dans sa version la plus tragique, à travers donc la triste saga d’une princesse "Sani Kégniba" dont le père voulait la sacrifier pour pérenniser son pouvoir et assurer du coup gloire et succès à son trône. "Sous les cris de protestation de la jeune victime et sa pauvre mère contre la barbarie du père et du destin, il faut plutôt percevoir la révolte personnelle de Salif contre la discrimination physique et morale dont souffrent les gens de sa condition dans sa société et à travers le monde.
A cet égard, il est intéressant de s’arrêter un instant sur les paroles que la jeune victime adresse a son père (ne fa ko numu té fagala; fina té fagala fina kéba den tén’di, autrement dit, on ne peut tuer ni les forgerons, ni les finas et pourquoi, je ne suis pas fille de fina).
Dans cet extrait, le mot fina désigne bien évidemment un nyamakala, mais cette appellation pourrait être aisément remplacée par "funé" une désignation un peu plus archaïque de l’albinos dans certains parlers mandingues.
Traditionnellement l’homme de la parole jouit d’une immunité corporelle quasiment sacrée et c’est pourquoi Salif considère tout simplement la vie de tout être humain comme un don sacré à protéger et à respecter " écrit un fin connaisseur de l’artiste.
Par delà son albinisme (ce mal dont il souffre depuis sa naissance et sans lequel – ironie du destin – il ne serait pas devenu cette star mondiale) Salif a connu, malgré les conditions relativement privilégiées qui furent les siennes, les tribulations de "l’exil parisien".
C’est aussi pourquoi "la découverte de la vie d’immigré a toujours eu un effet profond sur les positions idéologiques et sur la créativité musicale de Salif. Elle constitue d’ailleurs un jalon important dans l’affirmation de son identité d’artiste à l’échelle mondiale". La question de l’identité est partout devenue une question cruciale, centrale. En effet, le pire pour les personnes en grande pauvreté est de n’avoir aucune identité positive, d’être sans cesse définies par les autres. Le pire de la misère n’est- il pas d’être mis à l’écart, pour ce que l’on est ? C’est-à-dire être Noir et Albinos. Cette situation, à la fois triste et démentielle, Salif l’a profondément vécue dans sa chair comme l’illustre ce témoignage poignant de Djélimady Tounkara, sociétaire du Rail du Band et ex-guitariste de Salif du temps où il jouait dans le Rail band "Je fréquentais les bars avec Salif vers la fin des années 60 et je savais qu’il avait une voix extraordinaire. A cette époque, j’étais toujours dans l’orchestre national. Nous avions une tournée prévue en Europe de l’est, particulièrement en Bulgarie et je voulais que Salif vienne avec nous. Mais le responsable qui s’occupait de la sélection des musiciens refusa catégoriquement ma proposition en disant qu’en Europe, les blancs avaient mieux à faire que d’aller regarder un albinos chanter. C’est ainsi que Salif a été éliminé de la tournée."
Cet incident malheureux a même dû se répéter plus d’une fois, raconte notre source. On serait bien curieux de savoir où se cacherait ce quidam ou s’il n’est pas en train d’écrire quelque part dans les cieux, ses mémoires d’outre – tombe, demandant humblement à l’artiste, la – main sur le cœur, de lui pardonner.
bakary camara